– La chasse au serf. – Pierre l’ermite (dit Coucou-Piètre) et le chevalier Gautier-sans-Avoir. – Perrette-la-Ribaude et Corentin-Nargue-Gibet. – Comment et pourquoi l’on prêchait la croisade pour entraîner le peuple en Palestine (la Californie de ce temps-là). – Dieu le veut ! Dieu le veut ! – Chant des croisés. – Départ pour Jérusalem.

 

Depuis l’année 1035, époque de la mort de mon bisaïeul Yvon-le-Forestier, jusqu’en l’année 1098, où commence la légende suivante, écrite par moi Fergan, pour obéir au vœu de mon grand-père Den-Braô, l’habile artisan maçon, et aux dernières volontés de mon père Nominoé ; depuis 1035 jusqu’en 1098, la Gaule a été, comme par le passé, ravagée par les guerres privées des seigneurs laïques ou ecclésiastiques entre eux et par les guerres royales de Henri Ier (descendant de Hugh-le-Chappet), qui revendiquait la succession du duché de Bourgogne, composé d’une partie de la Provence et du Dauphiné. Henri Ier, qui régna de l’an 1031 à l’an 1060, fut un prince lâche et inerte, il put à peine se défendre contre les seigneurs ses rivaux ; le plus puissant d’entre eux était Wilhelm (Guillaume) le Bâtard, duc de Normandie, fils de Robert-le-Diable et descendant du vieux Rolf. Après la mort du roi Henri, son fils, Philippe Ier, âgé de sept ans, lui succéda en 1060 ; six ans après, Wilhelm-le-Bâtard, devenu Wilhelm-le-Conquérant, conquit l’Angleterre à la tête des Normands ; et le descendant de Rolf-le-Pirate devint ainsi souverain d’un grand pays. Philippe Ier, roi régnant en 1098, était le plus glouton, le plus libertin des hommes ; les seigneurs bataillaient entre eux ou désolaient la Gaule par leurs massacres et leurs brigandages ; Philippe n’en prenant souci, buvait, chassait, dormait, faisait l’amour. Son royaume se composait seulement du territoire et des villes de Paris, d’Orléans, de Beauvais, de Soissons, de Reims, de Châlons, de Dreux, du Maine, de l’Anjou, de la Marche et de Bourges ; tandis que la Bretagne, la Normandie, l’Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, la Flandre et la Lorraine, étaient sous la dépendance absolue de leurs comtes et de leurs ducs souverains. Mais au moins Philippe Ier régnait-il en roi sur ce qu’il appelait son royaume de France ? Non ; car hormis ses domaines particuliers, son royaume était divisé, subdivisé en une multitude de seigneuries et d’abbayes dont les possesseurs, tout en se reconnaissant ses vassaux, vivaient et agissaient en maîtres dans leurs terres, ne respectant sa suzeraineté que lorsqu’il les y contraignait par les armes, ce dont n’avait garde le gros Philippe ; aussi glouton que licencieux, coupable d’un double adultère par son mariage avec une certaine Berthrade, femme d’un seigneur nommé Foulques-le-Réchin, il ne songeait qu’à sa maîtresse ; en vain les prêtres proposèrent à Philippe Ier de l’absoudre de son double adultère, moyennant somme ronde, il préféra garder sa bourse et sa Berthrade. Les prêtres l’excommunièrent, sonnant à son approche, en signe de deuil et de malédiction, les cloches à grande volée ; mais le gros roi, point méchant d’ailleurs, riait à gorge déployée, disant à sa maîtresse, au sujet de ces sonneries excommunicatrices : – Entends-tu, ma belle, comme ces gens-là nous pourchassent ?(2) » Tel était le glorieux prince qui régnait en l’année 1098, où commence ce récit.

*

* *

Le jour touchait à sa fin, le soleil d’automne jetait ses derniers rayons sur l’un des villages de la seigneurie de Plouernel ; un grand nombre de maisons, à demi démolies, avaient été récemment incendiées, lors de l’une de ces guerres fréquentes entre les seigneurs féodaux ; dans ces incursions, afin de ruiner leur ennemi, ils dévastaient son territoire, saccageaient les récoltes, emmenaient les bestiaux, massacraient les serfs et les vilains, dont l’écrasant labeur entretenait seul l’opulence des seigneuries. Les murailles des huttes de ce village, construites de pisé ou de pierres reliées avec une terre argileuse, étaient lézardées ou noircies par le feu ; l’on voyait encore, à demi carbonisés, les débris de la charpente des toitures, remplacées par quelques perches chargées de bottes de genêts ou de roseaux. L’aspect des serfs, à ce moment de retour des champs, n’était pas moins misérable que celui de leurs tanières ; hâves, décharnés, à peine vêtus de haillons, ils se serraient les uns contre les autres, tremblants et inquiets. Le baillif, justicier de la seigneurie, venait d’arriver dans le village, accompagné de cinq à six hommes armés, chargés d’aller de masure en masure ordonner aux habitants de se rendre sur la place ; bientôt ils se trouvèrent, au nombre de trois cents environ, rassemblés autour du baillif, si méchant envers les pauvres gens qu’on avait ajouté à son nom de Garin le surnom de Mange-Vilain(3). Cet homme redouté portait un casque de cuir garni de lames de fer et une casaque de peau de chèvre comme ses chausses ; une longue épée pendait à son côté ; il montait un cheval roux qui semblait aussi farouche que son maître. Des hommes de pied diversement armés formant l’escorte de Garin-Mange-Vilain surveillaient plusieurs serfs chargés de liens, amenés prisonniers d’autres localités ; non loin d’eux et le long d’une muraille à demi écroulée était étendu un malheureux, affreusement mutilé, hideux, horrible à voir ; il avait eu, comme tant d’autres serfs de la Gaule, les yeux crevés, les pieds et les mains coupés, punition ordinaire des révoltés(4) ; à peine couvert de haillons, les moignons de ses bras et de ses jambes enveloppés de chiffons sordides, il attendait que quelques-uns de ses compagnons de misère, à leur retour des champs, eussent le loisir de le transporter sur la litière qu’il partageait avec les bêtes de labour ; après quoi on le faisait boire et manger, car aveugle et sans pieds ni mains, il se trouvait à la charitable merci de ses compagnons, qui, malgré leur pauvreté, le secouraient depuis dix ans ; d’autres serfs de Normandie et de Bretagne, lors de leur révolte contre les seigneurs, furent abandonnés, ainsi aveuglés, mutilés, sur le lieu de leur supplice, et périrent presque tous dans les tortures de la faim. Lorsque les gens du village furent réunis sur la place, Garin-Mange-Vilain tira de sa poche un parchemin et lut cette proclamation, pareillement faite par lui dans les autres villages du domaine. « – Ceci est l’ordre du très-haut et très-puissant Neroweg VI, seigneur du comté de Plouernel, par la grâce de Dieu(5). Tous ses serfs, hommes de corps, main-mortables, taillables, haut et bas, à merci et miséricorde, sont taxés, par la volonté dudit seigneur comte, à payer à son trésor quatre sous de cuivre par chaque serf avant le dernier jour de ce mois-ci pour tout délai… » – Les serfs menacés de cette nouvelle exaction ne purent contenir leurs lamentations ; Garin-Mange-Vilain promena sur l’assistance un regard courroucé, puis il reprit : « – Si ladite somme de quatre sous de cuivre par chaque tête n’est pas payée avant le délai fixé, il plaira audit haut et puissant seigneur Neroweg VI, comte de Plouernel, de faire saisir certains serfs qui seront châtiés ou pendus par son prévôt à son gibet seigneurial ; la taille annuelle ne sera en rien diminuée par cette taille extraordinaire de quatre sous de cuivre destinée à réparer les pertes causées à notre dit seigneur par la nouvelle guerre que lui a déclarée son voisin le sire de Castel-Redon(6) ! »

Le baillif étant descendu de cheval pour adresser quelques mots à l’un des hommes de son escorte, plusieurs serfs se dirent tous bas les uns aux autres : – Où est donc FERGAN ? lui seul aurait le courage de remontrer humblement au baillif que nous sommes, hélas ! trop misérables pour pouvoir payer cette nouvelle taxe !

– Fergan sera resté à la carrière d’où il tire des pierres, car malheureusement je ne le vois pas là, – reprit un autre serf ; tandis que le baillif poursuivait ainsi sa lecture : « – Le seigneur Gonthram, fils aîné du très-noble, très-haut et très-puissant Neroweg VI, comte de Plouernel, ayant atteint sa dix-huitième année, et ayant âge de chevalier, il sera payé, selon la coutume de Plouernel, un denier par chacun des serfs et vilains du domaine, en l’honneur et gloire de la chevalerie dudit seigneur Gonthram(7). »

– Encore ! – murmurèrent les serfs avec amertume ; – il est heureux que notre seigneur n’ait pas de fille, nous aurions un jour à payer des tailles en l’honneur de son mariage(8) comme nous en payerons pour la chevalerie des fils de Neroweg VI.

– Payer ? mon Dieu ! mais avec quoi payer ? – reprenait tout bas un autre serf. – Ah ! c’est grand dommage que Fergan ne soit pas là pour réclamer en notre nom… il oserait parler, lui ! et nous n’osons point.

Le baillif, ayant terminé sa lecture, appela un serf nommé Pierre-le-Boiteux (Pierre ne boitait pas ; mais son père, en raison de son infirmité, avait reçu le surnom que son fils gardait). Il s’avança tout tremblant devant Garin-Mange-Vilain. – Voici trois dimanches que tu n’as pas apporté ton pain à cuire au four seigneurial, – dit le baillif ; – tu as pourtant mangé du pain depuis trois semaines ?

– Maître Garin…

– Tu as eu l’audace de faire cuire ton pain chez toi sous la cendre ?… avoue-le, scélérat !

– Hélas ! bon maître Garin, notre village a été mis à feu et à sac par les gens du sire de Castel-Redon ; le peu de hardes que nous possédions ont été pillées ou brûlées, nos bestiaux tués ou enlevés, nos moissons saccagées pendant la guerre !

– Je te parle de four et non de guerre ! double larron ! Tu dois trois deniers de droits de cuisson ; tu vas payer en outre trois deniers d’amende !

– Six deniers ! misère de moi ! six deniers ! et où voulez-vous que je les prenne ?

– Tu le sais mieux que moi ! Je connais vos ruses, fourbes que vous êtes ! Vous avez toujours quelque cachette où vous enfouissez vos deniers !… Veux-tu payer, oui ou non ?

– Secourable baillif, nous n’avons pas une obole… les gens du sire de Castel-Redon ne nous ont laissé que les yeux pour pleurer nos désastres !

Garin, haussant les épaules, fit un signe à l’un des hommes de sa suite ; celui-ci-prit à sa ceinture un trousseau de cordes et s’approcha de Pierre-le-Boiteux. Le serf tendit ses mains à l’homme d’armes, lui disant : – Liez-moi, emmenez-moi prisonnier si cela vous plaît ; je ne possède pas un denier.

– C’est ce dont nous allons nous assurer, – reprit le baillif ; et pendant que l’un de ses hommes garrottait Pierre-le-Boiteux, sans qu’il opposât la moindre résistance, un autre d’entre eux prit dans une pochette de cuir suspendue à sa ceinture de l’amadou, un briquet et une mèche soufrée qu’il alluma ; Garin-Mange-Vilain s’adressant alors à Pierre, qui, à la vue de ces préparatifs, commençait de pâlir : – On va te mettre cette mèche allumée entre les deux pouces ; si tu as une cachette où tu enfouisses tes deniers, la douleur te fera parler !

Le serf ne répondit rien, ses dents claquaient d’épouvante, il tomba aux genoux du baillif en tendant vers lui ses deux mains garrottées ; soudain, une jeune fille sortit du groupe des habitants du village ; elle avait les pieds nus et pour vêtement un sayon grossier ; on l’appelait Perrine-la-Chèvre, parce qu’autant que ses chèvres elle était sauvage et amoureuse des solitudes escarpées ; son épaisse chevelure noire cachait à demi son visage farouche brûlé par le soleil ; s’approchant du baillif sans baisser les yeux, elle lui dit brusquement : – Je suis la fille de Pierre-le-Boiteux ; si tu veux torturer quelqu’un, laisse là mon père et prends-moi !

– La mèche !… – dit impatiemment Garin-Mange-Vilain à ses hommes, sans seulement regarder ou écouter Perrine-la-Chèvre ; – la mèche… et dépêchons, la nuit vient. – Pierre-le-Boiteux, malgré ses cris, malgré les supplications déchirantes de sa fille, fut renversé à terre et contenu par les gens du baillif ; la torture du serf commença sous les yeux de ses compagnons de misère, abrutis par la terreur, par l’habitude du servage et par les prêtres, qui, comme toujours, prêchaient aux victimes, sous peine des flammes éternelles, soumission et résignation envers les bourreaux. Pierre, sentant la mèche soufrée brûler la chair de ses pouces, jetait d’affreux hurlements ; Perrine-la-Chèvre ne criait plus, n’implorait plus les tourmenteurs de son père : immobile, pâle, sombre, l’œil fixe et noyé de larmes, tantôt elle mordait ses poings avec une rage muette, tantôt elle murmurait : – Si je savais la cachette, je la dirais… je la dirais…

Enfin, Pierre-le-Boiteux, vaincu par la douleur, dit à sa fille d’une voix entrecoupée : – Prends la houe, cours dans notre champ ; tu fouilleras au pied du gros orme et tu trouveras en terre neuf deniers dans un morceau de bois creux. – Puis, jetant sur le baillif un regard désespéré, le serf ajouta : – Hélas ! voilà tout mon trésor, maître Garin !

– Oh ! j’étais certain, moi, que tu avais une cachette ! – dit le baillif ; et s’adressant à ses gens : – Cessez la torture ; l’un de vous suivra cette fille et rapportera l’argent.

Perrine-la-Chèvre s’éloigna précipitamment suivie de l’homme d’armes, après avoir jeté sur Garin un coup d’œil sournois et féroce… Les serfs, terrifiés, silencieux, osaient à peine se regarder les uns les autres, tandis que Pierre poussant des gémissements plaintifs, quoiqu’on eût mis fin à son supplice, murmurait en pleurant à chaudes larmes : – Hélas ! mon Dieu ! comment maintenant travailler à la terre pour payer la taille ? Voici mes pauvres mains martyrisées !

Le baillif, sans souci de ces plaintes, et avisant par hasard le serf aveugle, mutilé des quatre membres, qui, étendu le long d’une muraille, attendait qu’on le transportât dans quelque étable, le baillif, désignant à la foule ce malheureux et Pierre-le-Boiteux, s’écria d’une voix menaçante : – Que cet exemple vous apprenne à trembler, doubles larrons ! oui, tremblez ! car si vous osiez vous rebeller contre les droits de votre seigneur, vous seriez punis, en ce monde, par les coups, la prison, les supplices, la mort ! et en enfer, par les flammes de Satan ! Ah ! Votre seigneur vous donnera des terres à cultiver à son profit, et il faudra vous arracher denier à denier les taxes qu’il lui plaît de vous imposer ! Êtes-vous, oui ou non, ses serfs taillables à merci et à miséricorde ?

– Hélas ! nous le sommes, maître Garin, – reprirent ces infortunés d’une voix craintive ; – nous sommes à la merci de notre maître !

– Puisque vous êtes et serez serfs, vous et votre race, pourquoi toujours lésiner, frauder, larronner sur les tailles ? Combien de fois je vous ai pris en dol et en faute ? hein ? L’un aiguise son soc de charrue sans m’en prévenir, afin de dérober le denier qu’il doit à la seigneurie toutes fois qu’il aiguise son soc(9) ; l’autre prétend ne pas payer le droit de Cornage(10), sous prétexte qu’il ne possède pas de bêtes à cornes ; ceux-là poussent l’audace jusqu’à songer à se marier dans une seigneurie voisine(11), et tant d’autres énormités ! Faut-il donc toujours vous rappeler, misérables, que vous appartenez à votre seigneur à vie et à mort, corps et biens, que tout en vous lui appartient, les cheveux de votre tête, les ongles de vos mains, la peau de votre vile carcasse ; tout, jusqu’à la virginité de vos femmes !

– Hélas ! bon maître Garin… – se hasarda de répondre, sans oser lever les yeux, un vieil serf nommé Martin-l’Avisé, en raison de sa subtilité, – hélas ! nous le savons, nos vénérables prêtres nous le répètent sans cesse ; nous appartenons âme, corps et biens aux seigneurs que la volonté de Dieu nous envoie. Seulement on dit…

– Que dit-on ? – s’écria Garin ; – qui ose dire quelque chose ?

– Oh ! ce n’est point nous ! – se hâta d’ajouter Martin-l’Avisé ; – non, non, ce n’est point nous !

– Qui donc est-ce alors ?

– C’est… c’est Fergan-le-Carrier.

– Et où est-il ce coquin ? Je ne le vois pas, en effet, parmi vous ce soir.

– Il sera resté à tirer de la pierre à sa carrière, – reprit une voix timide ; – il ne quitte son travail qu’à la nuit noire.

– Et que dit Fergan-le-Carrier ? – reprit le baillif ; – oui, que dit-il, ce bon apôtre ?

– Maître Garin, – reprit le vieil serf, – Fergan reconnaît que nous sommes, il est vrai, serfs de notre seigneur, que nous sommes forcés de cultiver à son profit les terres où il lui a plu de nous attacher pour jamais nous et nos enfants ; notre devoir est encore, par surcroît, de labourer, d’ensemencer, de moissonner les terres du château(12), de faite le guet dans les maisons fortes de sa seigneurie(13), de…

– Assez, assez ! nous savons nos droits ; mais que dit-il ensuite, Fergan-le-Carrier ?

– Il dit… et c’est lui au moins qui parle ainsi, non point nous…

– Non, non, ce n’est pas nous, maître Garin ! – s’écrièrent ces malheureux, rendus méprisables et lâches par le servage et par la terreur ; – c’est Fergan qui parle ainsi !

– Achevez, coquins… achevez…

– Mais Fergan prétend que les tailles qu’on nous impose augmentent sans cesse, et qu’après avoir payé nos redevances en nature, le peu que nous pouvons tirer de nos récoltes est insuffisant à satisfaire aux demandes toujours nouvelles de notre seigneur. Hélas ! cher maître Garin… voyez, nous buvons de l’eau, nous sommes vêtus de haillons, nous mangeons pour toute nourriture des châtaignes, des fèves, et aux bons jours un peu de pain d’orge ou d’avoine…

– Comment ! – s’écrie le baillif d’une voix menaçante, – vous oseriez vous plaindre !

– Non, non, maître Garin, – reprirent les serfs effrayés, – non, nous ne nous plaignons pas !

– Si parfois nous souffrons un peu, c’est tant mieux pour notre salut, comme nous le dit notre saint père en Dieu le curé.

– Non, nous ne nous plaignons pas, nous autres ; c’est Fergan, qui l’autre jour parlait ainsi.

– Et nous l’avons fort blâmé de tenir un pareil langage, – ajouta le vieux Martin-l’Avisé tout tremblant ; – nous sommes satisfaits de notre sort, nous autres ; nous vénérons, nous chérissons notre noble et bien-aimé seigneur Neroweg VI et son secourable baillif Garin !

– Oui ! oui ! – crièrent les serfs tous d’une voix, – c’est la vérité… la pure vérité !

– Vils esclaves ! – s’écria le baillif avec un courroux mêlé de dédain, – lâches coquins ! vous léchez bassement la main qui vous fouaille ; ne sais-je pas, moi, que votre cher et noble Neroweg VI, vous l’avez surnommé PIRE-QU’UN-LOUP, et moi, son secourable baillif, MANGE-VILAIN !

– Sur notre salut éternel, maître Garin, ce n’est point nous qui vous avons donné ce surnom !

– Par ma barbe ! on les justifiera, ces surnoms ! Oui, Neroweg VI sera pire qu’un loup pour vous, ramassis de fainéants, de voleurs et de traîtres ! Et moi, je vous mangerai jusqu’à la peau, vilains ou serfs, lorsque vous frauderez les droits de votre seigneur ! Quant à Fergan, ce beau diseur, je le retrouverai, sinon aujourd’hui, un autre jour, et m’est avis qu’il fera tôt ou tard connaissance avec le gibet justicier de la seigneurie de Plouernel !

– Et nous ne le plaindrons pas, cher et bon maître Garin ; que Fergan soit maudit, s’il a osé mal parler de vous et de notre vénéré seigneur ! – répondirent les serfs effrayés. Perrine-la-Chèvre revint à ce moment, accompagnée de l’homme d’armes chargé par le baillif d’aller déterrer le trésor de Pierre-le-Boiteux. La jeune serve avait l’air de plus en plus sombre et farouche, ses larmes étaient taries, mais ses yeux lançaient des éclairs, sous ses épais cheveux noirs qui voilaient son front ; par deux fois elle les écarta de sa main gauche, car elle tenait sa main droite cachée derrière son dos, ne quittant pas le baillif du regard ; elle s’approcha ainsi pas à pas de lui sans être remarquée, tandis que l’homme d’armes disait en remettant à Garin une rondelle de bois creusée : – Il y a là dedans neuf deniers de cuivre, mais quatre ne sont pas de la monnaie frappée par notre seigneur Neroweg VI(14).

– Encore de la monnaie étrangère à la seigneurie ! – s’écria le baillif en s’adressant aux serfs, – ne vous ai-je pas cent fois défendu d’en recevoir, sous peine du fouet ?

– Hélas ! maître Garin, – reprit Pierre-le-Boiteux toujours étendu sur le sol et ne cessant de pleurer en regardant ses mains mutilées, – les marchands forains qui passent et nous achètent parfois un porc, un mouton ou un chevreau, n’ont souvent que des deniers frappés dans les autres seigneuries ; comment donc faire ? Si nous refusons de vendre le peu que nous avons, où trouver de quoi payer les tailles ?

Le baillif, occupé à compter la somme, ne répondit rien à Pierre-le-Boiteux ; mais sa fille, tenant toujours sa main droite cachée derrière son dos, s’était peu à peu, sans qu’il l’eût aperçue, rapprochée du baillif presque à le toucher ; il mit les deniers de Pierre-le-Boiteux dans une grande poche de cuir, aux trois quarts remplie par les exactions du jour, et dit au serf : – Tu dois six deniers ; il y a, sur ces neuf pièces enfouies dans ta cachette, quatre deniers de monnaie étrangère, je les confisque ; restent cinq deniers de la seigneurie. Je les prends en à-compte, tu me donneras le sixième lorsque tu payeras la taxe prochaine.

– Et moi je te paye tout de suite ! – s’écria Perrine-la-Chèvre en frappant de toutes ses forces le baillif en pleine figure, avec une grosse pierre qu’elle avait ramassée en chemin ; le coup fut si violent, que Garin trébucha, le sang jaillit de son front.

– Scélérate ! s’écria-t-il. – Et se jetant furieux sur la jeune serve il la renversa, la foula aux pieds, puis, tirant à demi son épée, il allait la tuer, lorsque réfléchissant, il dit à ses hommes : – Non, non, son cadavre servira de pâture aux corbeaux et d’épouvante à ceux qui seraient tentés de lever la main sur le baillif de leur seigneur ; qu’on la garrotte, qu’on l’emmène ; on lui crèvera les yeux ce soir, et demain à l’aube, elle sera pendue aux fourches patibulaires.

– Le supplice de Perrine-la-Chèvre sera mérité ! – crièrent les serfs dans l’espoir de détourner d’eux la fureur de Garin-Mange-Vilain ; – malheur à cette maudite, elle a fait couler le sang du secourable baillif de notre glorieux seigneur !

– Vous êtes tous des lâches ! – s’écria Perrine-la-Chèvre le visage et le sein meurtris, saignants, des coups que lui avait donnés Garin en la foulant aux pieds ; puis se tournant vers Pierre-le-Boiteux qui sanglotait, mais n’osait défendre sa fille ou élever la voix pour implorer sa grâce, elle lui dit avec une sinistre amertume : – Et toi, mon père, qui me laisses emmener pour être torturée, tu es aussi couard que les autres !… Adieu ; si demain tu vois voler des corbeaux du côté du gibet seigneurial, tu verras les cercueils vivants de ta fille ; – et montrant les poings aux serfs consternés : – Oh ! lâches ! vous êtes trois cents et vous craignez six hommes d’armes !… Allez, vous méritez vos misères et vos hontes ! Il n’y a parmi vous qu’un homme, c’est Fergan !

– Oh ! – s’écria le baillif exaspéré par les hardies paroles de Perrine-la-Chèvre, et étanchant le sang qui coulait de son visage ; – si je rencontre Fergan sur ma route, il sera ton compagnon de gibet, infâme scélérate ! – Et Garin-Mange-Vilain, remontant à cheval, suivi de ses hommes ainsi que des serfs qu’ils emmenaient prisonniers avec Perrine-la-Chèvre, disparut bientôt, laissant les habitants du village frappés d’une telle épouvante, que ce soir-là ils oublièrent d’emporter le pauvre aveugle mutilé… En vain il les appelait… la nuit vint et il appelait encore à son aide !

*

* *

Depuis longtemps déjà le baillif avait emmené ses prisonniers. La nuit devenait de plus en plus noire ; une jeune femme pâle, maigre et contrefaite, vêtue d’un sarrau en haillons, pieds nus, la tête à demi couverte d’une coiffe d’où s’échappait sa chevelure, tenait son visage caché entre ses mains, assise sur une pierre près du foyer de la hutte que Fergan habitait à l’extrémité du village. Quelques broussailles flambaient dans l’âtre ; au-dessus des murailles noircies, lézardées par l’incendie, des touffes de genêt placées sur des perches remplaçant la toiture, laissaient apercevoir çà et là quelques étoiles brillantes ; une litière de paille dans le coin le mieux abrité de cette tanière, un coffre, quelques vases de bois, tel était l’ameublement de la demeure d’un serf.