La jeune femme assise près du foyer était l’épouse de Fergan, on la nommait Jehanne-la-Bossue, à cause de sa difformité ; son front dans ses mains, accroupie sur la pierre qui lui servait de siège, Jehanne restait immobile ; seulement de temps à autre un léger tressaillement de ses épaules annonçait qu’elle pleurait. Un homme entra dans la hutte, c’était Fergan-le-Carrier. Âgé de trente ans, robuste et de grande taille, il avait pour vêtement un sayon de peau de chèvre au poil presque entièrement usé ; son mauvais caleçon laissait nus ses jambes et ses pieds ; sur son épaule il portait le pic de fer et le lourd marteau dont il se servait pour casser et extraire la roche des carrières. Jehanne-la-Bossue releva la tête à la vue de son mari. Quoique laide, sa figure souffrante et timide respirait une angélique bonté. S’avançant rapidement vers Fergan, le visage baigné de larmes, Jehanne lui dit avec un mélange d’espoir et d’anxiété inexprimable, en l’interrogeant du regard : – As-tu appris quelque chose ?

– Rien, – répondit le serf désespéré, en jetant son pic et son marteau, – rien, rien !

Jehanne retomba sur sa pierre en sanglotant, et murmura : – Colombaïk ! mon pauvre enfant ! Je ne le verrai plus !

Fergan, non moins désolé que sa femme, s’assit sur une autre pierre placée près du foyer, le coude appuyé sur son genou, son menton dans sa main ; il resta longtemps ainsi, morne, silencieux ; puis, se relevant brusquement, il se mit à marcher avec agitation, disant d’une voix sourde : – Cela ne peut durer… le cœur me saigne… il faut que j’y aille… J’irai… oh ! j’irai !

Jehanne entendant le serf répéter : J’irai, j’irai ! releva la tête, essuya ses pleurs du revers de sa main, et dit : – Où veux-tu donc aller, mon pauvre homme ?

– Au château ! – s’écria le carrier en continuant de marcher avec agitation, ses deux bras croisés sur sa poitrine. Jehanne trembla de tout son corps, joignit ses deux mains et voulut parler ; mais, dans sa terreur, elle ne put d’abord prononcer un mot, ses dents s’entre-choquaient. Enfin, elle dit d’une voix affaiblie : – Fergan… tu n’as pas la tête à toi en disant que tu iras au château.

– J’irai, après le coucher de la lune !

– Hélas ! j’ai déjà perdu mon pauvre enfant, – reprit Jehanne en gémissant, – je vais perdre mon mari ! – Et de nouveau elle sanglota ; les sanglots et le bruit des pas du serf interrompaient seuls le silence de la nuit. Le foyer s’éteignit ; mais la lune, alors levée, jetait ses pâles rayons dans l’intérieur de la hutte, à travers l’intervalle des perches et des bottes de genêts qui remplaçaient la toiture incendiée ; ce nouveau silence dura longtemps. Jehanne-la-Bossue ayant réfléchi, reprit avec un accent presque rassuré : – Tu veux, Fergan, aller cette nuit… au château… (et elle frissonna en disant château)… Heureusement, c’est impossible… tu ne pourrais y entrer. – Puis, comme le serf ne discontinuait pas de marcher sans prononcer une parole, Jehanne, prenant à tâtons la main de son mari qui revenait près d’elle, voulut le retenir en disant : – Pourquoi ne pas me répondre ? cela m’effraye. – Mais il retira brusquement sa main et repoussa sa femme en s’écriant d’une voix irritée : – Laisse-moi !

La faible créature alla tomber à quelques pas de là parmi des décombres ; et sa tête ayant heurté contre un morceau de bois, elle ne put retenir un cri de douleur ; ce cri navra Fergan ; il se retourna, et à la clarté de la lune il vit Jehanne se relever péniblement. Il courut à elle, l’aida à se rasseoir sur l’une des pierres du foyer, disant avec angoisse : – Tu as crié… tu t’es donc blessée en tombant ?

– Non… non…

– Ma pauvre Jehanne ! – s’écria le serf alarmé, car il avait porté une de ses mains au front de sa femme, – ta tempe est humide, tu saignes !

– C’est que j’ai pleuré, – reprit-elle doucement et essuyant sa blessure avec une mèche de ses longs cheveux en désordre, – ce n’est rien !

– Tu souffres ! et j’en suis cause !

– Non, non, je suis tombée parce que je suis faible, – répondit Jehanne avec sa mansuétude angélique ; – ne pensons plus à cela ; – et elle ajouta en souriant tristement, faisant ainsi allusion à sa laideur et à sa difformité : – Je n’ai pas à craindre d’être enlaidie par une cicatrice.

Ces mots affligèrent Fergan ; il crut que Jehanne-la-Bossue pensait que belle, il l’eût traitée moins brusquement ; aussi reprit-il d’un ton d’affectueux reproche : – Est-ce qu’à part quelques emportements de mon caractère, je ne t’ai pas toujours traitée comme la meilleure des épouses ?

– Cela est vrai, et ma reconnaissance est grande.

– Ne t’ai-je pas librement prise pour femme ?

– Oui, et cependant tu pouvais choisir parmi les serves de la seigneurie une compagne qui, comme moi, n’eût pas été contrefaite.

– Jehanne, – reprit le carrier avec une sombre amertume, – si ton visage eût été aussi beau que ton cœur est bon, à qui aurait appartenu la première nuit de nos noces ? À Neroweg-Pire-qu’un-Loup ou à ses louveteaux !

– Hélas ! Fergan, du moins ma laideur nous aura épargné la honte…

– La femme de Sylvest, un de mes aïeux, pauvre esclave des Romains comme nous sommes serfs des Franks, échappa aussi au déshonneur en se défigurant ! – pensait le carrier en soupirant. – Ah ! depuis des siècles, esclavage et servage pèsent sur notre race… Viendra-t-il jamais le grand jour de l’affranchissement prédit par Victoria-la-Grande ?

Jehanne voyant son mari plongé dans ses réflexions lui dit : – Fergan, réponds-moi, je t’en supplie, persistes-tu à vouloir aller au château ?

– Jehanne, te rappelles-tu ce que Perrine-la-Chèvre nous a raconté, il y a trois jours, au sujet de notre enfant ?

– Oui. Elle avait, selon son habitude, conduit ses chèvres sur les hauteurs les plus escarpées du grand ravin ; de là, elle a vu un des cavaliers du seigneur comte de Plouernel sortir au galop d’un taillis où notre petit Colombaïk était allé ramasser du bois mort. Perrine a soupçonné ce cavalier d’avoir emporté notre enfant sous son manteau ; hélas ! depuis lors, il n’a plus reparu.

– Les soupçons de Perrine étaient justes.

– Grand Dieu !

– Tantôt, j’étais à la carrière ; plusieurs serfs chargés des réparations de la chaussée du château, à moitié détruite pendant la dernière guerre, sont venus chercher de la pierre. Depuis trois jours, je suis comme fou ; je parle à tout le monde de la disparition de Colombaïk. J’en ai parlé à ces serfs ; l’un d’eux m’a dit avoir vu, l’autre soir, à la tombée de la nuit, un cavalier tenant devant lui sur son cheval un enfant de sept à huit ans, ayant les cheveux blonds…

– Malheur à nous ! – s’écria la malheureuse mère en pleurant, – c’était Colombaïk !

– Puis, le cavalier a gravi la montagne qui conduit au manoir de Plouernel et il y est entré.

– Mais que peuvent-ils vouloir faire de notre enfant ?

– Ce qu’ils en feront ! – s’écria le serf en frissonnant. – Ils l’égorgeront et se serviront de son sang pour quelque philtre infernal… Il y a une sorcière au château !

Jehanne poussa un cri d’épouvante ; mais la fureur succédant à son effroi, elle s’écria, délirante et courant à la porte : – Fergan, allons au manoir… nous y entrerons, devrions-nous arracher les pierres avec nos ongles… J’aurai mon enfant… la sorcière ne l’égorgera pas… non !… non !… – Et dans l’égarement de son esprit, Jehanne s’élançait dehors, lorsque le serf, la saisissant par le bras, l’arrêta ; mais presque aussitôt elle tomba défaillante entre ses bras ; il l’assit sur le sol et elle murmura d’une voix éteinte : – Il me semble que je vais mourir… on m’écraserait le cœur dans un étau que je ne souffrirais pas davantage… Je croyais avoir souffert tout ce qu’on peut souffrir depuis la disparition de Colombaïk… il est trop tard… la sorcière l’aura égorgé… Trop tard… non… qui sait ? – ajouta-t-elle en prenant son mari par la main. – Tu voulais aller au château… viens… viens !

– J’irai seul, lorsque la lune sera couchée.

– Hélas ! nous sommes fous, mon pauvre homme ! la douleur nous égare… Comment pénétrer dans le repaire du seigneur comte ?

– Par une issue secrète.

– Et qui t’en a donné connaissance ?

– Mon père… Écoute, chère femme… Mon aïeul Den-Braô avait accompagné en Anjou son père, Yvon-le-Forestier, lors-de la grande famine de l’année 1033. Den-Braô, habile maçon, après avoir travaillé pendant plus d’un an au château d’un seigneur de l’Anjou, devint, selon la loi, son serf, et, comme tel, fut échangé par son maître contre un armurier de Neroweg IV, ancêtre de Pire-qu’un-Loup. Ainsi tombé dans le servage du seigneur de Plouernel, mon grand-père a construit le donjon qui, en ce temps-là, fut ajouté au château ; cette bâtisse a duré plusieurs années. Mon père Nominoé, presque enfant lors du commencement de cette construction, était homme lorsqu’elle s’acheva. Ne quittant pas mon aïeul Den-Braô, il l’aidait dans ses travaux, et devint maçon lui-même ; souvent devant lui, le soir, après ses journées de labeur, mon aïeul traçait, sur un parchemin, le plan des diverses parties du donjon, qu’ensuite il exécutait. Un jour qu’il lui montrait le plan de ses travaux, mon père lui demanda l’explication de certaines constructions dont il ne pouvait comprendre la destination : « – Ces différentes maçonneries, reliées entre elles par les travaux du charpentier et du forgeron, – répondit mon aïeul, – formeront un escalier caché pratiqué dans l’épaisseur de la muraille du donjon ; et il montera des dernières profondeurs de cet édifice jusqu’à son sommet, en donnant accès dans plusieurs réduits invisibles à tous. Grâce à cette issue secrète, le seigneur de Plouernel, après une résistance désespérée, pourra fuir et gagner une longue galerie souterraine aboutissant parmi les rochers qui s’étendent vers le nord, au pied de la montagne où s’élève le manoir seigneurial. » – En effet, Jehanne, par ces temps de guerres continuelles, de pareils travaux s’exécutent dans tous les châteaux forts, leurs possesseurs voulant toujours se réserver le moyen d’échapper à l’ennemi. Environ six mois avant l’achèvement de ce donjon, et lorsqu’il ne restait plus qu’à construire l’escalier et l’issue secrète tracés sur les plans de mon aïeul, mon père eut les deux jambes brisées par la chute d’une pierre énorme ; ce fut pour lui un grand bonheur.

– Que dis-tu, Fergan ?

– Écoute encore… Mon père resta donc ici, dans cette masure, pendant six mois, incapable de travailler par suite de ses blessures. Durant ce temps, le donjon fut achevé ; mais les serfs artisans, au lieu de revenir chaque soir à leurs villages, ne sortirent plus du château.

– Pourquoi cela ?

– Le seigneur de Plouernel voulait, disait-il, hâter l’achèvement des travaux, et épargner le temps perdu le matin et le soir par le déplacement des serfs. Pendant six mois environ, les gens de la plaine virent le mouvement des travailleurs rassemblés sur les dernières assises du donjon, qui s’élevait de plus en plus ; puis, lorsque la plate-forme et les tourelles dont il est couronné furent achevées, l’on ne vit plus rien… et les serfs ne reparurent jamais dans leurs villages.

– Qu’étaient-ils donc devenus ?

– Neroweg IV, craignant qu’ils ne fissent connaître l’issue secrète construite par eux, les fit enfermer dans le souterrain dont je t’ai parlé ; ce fut là que mon aïeul et ses compagnons de travail, au nombre de vingt-sept, expirèrent en proie aux tortures de la faim(15).

– Ah ! – s’écria Jehanne avec épouvante, – c’est horrible !

– Horrible !… Et les prêtres nous prêchent la soumission à nos seigneurs ! – reprit le carrier avec un sourire amer. – Mon père, retenu ici par ses blessures, échappa seul à cette mort affreuse, oublié sans doute par le seigneur de Plouernel. À force de chercher les causes de la disparition de mon aïeul, et se souvenant des indications qu’il lui avait données en traçant devant lui le plan du donjon et de son issue secrète, aboutissant parmi les rochers de la montagne, mon père, une nuit, se rendit dans cette solitude et parvint à découvrir un soupirail caché sous des broussailles ; il se glissa par cette ouverture, et après avoir longtemps cheminé dans une galerie étroite, il fut arrêté par une énorme grille de fer ; voulant essayer de l’ébranler, il passa les bras à travers les barreaux, sa main rencontra un amas d’ossements…

– Grand Dieu ! et ces ossements ?

– C’étaient les os de plusieurs serfs qui, enfermés dans ce souterrain avec mon aïeul, et comme lui expirant de faim, étaient morts là, tâchant sans doute en vain de renverser la grille… Mon père ne tenta pas de pénétrer plus avant ; certain du sort de mon aïeul, mais n’ayant pas l’énergie de le venger, il me fit, à son lit de mort, cette révélation. Je suis allé, il y a longtemps déjà, visiter les rochers, j’ai découvert l’issue souterraine ; et par là, cette nuit, je m’introduirai dans le donjon pour y chercher notre enfant.

– Fergan, je n’essayerai pas de m’opposer à ton dessein, – reprit Jehanne-la-Bossue après un moment de silence, en contraignant son effroi ; – mais comment franchir cette grille qui a empêché ton père de pénétrer plus avant dans le souterrain ?

– Cette grille a été scellée dans le roc, on peut la desceller ; j’ai mon pic de fer et mon marteau.

– Mais ensuite, que feras-tu ? où iras-tu ?

– Hier soir, j’ai tiré du petit coffret de bois caché là, sous ces décombres, quelques morceaux de parchemin où Den-Braô avait tracé le plan de ses constructions ; je me suis rendu compte des lieux : la galerie cachée, en remontant vers le château, aboutit au dedans du donjon à l’escalier secret pratiqué dans l’épaisseur de la muraille ; il conduit du plus profond des trois étages de cachots souterrains jusqu’à la tourelle qui s’élève au nord de la plate-forme.

– Cette tourelle… – reprit Jehanne en pâlissant, – cette tourelle d’où, la nuit, il sort parfois des lueurs étranges que l’on aperçoit de la plaine ?

– Oui ; car c’est là qu’Azénor-la-Pâle, la sorcière de Neroweg VI, prépare ses maléfices, – dit le carrier d’une voix sourde. – C’est dans cette tourelle que doit être Colombaïk… s’il vit encore ; c’est là que je l’irai chercher !

– Ah ! mon pauvre homme ! – murmura Jehanne, – je me sens mourir en pensant aux périls que tu vas braver !

– Jehanne, – dit soudain le serf en levant la main vers le ciel étoilé, que l’on apercevait à travers les débris de la toiture, – avant une heure la lune sera couchée ; je vais partir !

La femme du carrier, après un effort surhumain pour dompter sa terreur, dit d’une voix presque ferme : – Je ne te demande pas à t’accompagner, Fergan, je te gênerais… Je pense comme toi, il faut tout risquer pour retrouver notre enfant. Mais, si dans trois jours tu n’es pas de retour ?

– C’est que j’aurai trouvé la mort au château de Plouernel.

– Je ne te survivrai pas d’un jour… Maintenant, je dis comme toi, il faut partir. Et des armes ?

– J’ai mon pic de fer !

– Et du pain ?

– Il m’en reste dans mon bissac ; tu vas, bonne Jehanne, remplir d’eau ma gourde… ces provisions me suffiront. – Pendant que sa femme s’occupait de ce soin, le serf se munit d’une longue corde qu’il enroula autour de lui ; il emporta aussi dans son bissac un briquet, de l’amadou et une de ces mèches enduites de résine dont se servent les carriers pour s’éclairer dans leurs travaux souterrains. Ces préparatifs terminés, Fergan tendit silencieusement ses bras à sa femme ; la courageuse et douce créature s’y jeta, les deux époux prolongèrent durant quelques instants cette étreinte douloureuse comme un dernier adieu ; puis, le serf, prenant sur son épaule son lourd marteau et son pic de fer, se dirigea vers les rochers où aboutissait l’issue secrète du manoir seigneurial.

*

* *

Le lendemain du jour où Fergan-le-Carrier avait résolu de pénétrer dans le château de Plouernel, un assez grand nombre de voyageurs, partis de Nantes depuis la veille, faisaient route vers les frontières de l’Anjou ; des personnes de conditions diverses composaient cette troupe. On y voyait des pèlerins, reconnaissables aux coquilles attachées à leurs robes, des vagabonds, des mendiants, des colporteurs chargés de leurs balles de marchandises ; l’on pouvait ranger parmi les trafiquants un homme de grande taille, à la barbe et aux cheveux d’un blond jaune, portant sur son dos une boîte surmontée d’une croix et couverte de peintures grossières représentant des ossements humains, tels que crânes, os de bras, de jambes et de doigts.