L’artisan, non moins surpris que sa femme, se leva, ouvrit la fenêtre, et vit défiler une longue procession ; à sa tête marchait un détachement d’archers du guet portant leur arbalète sur l’épaule gauche, et à leur main droite un gros cierge allumé ; puis venaient des moines dominicains au froc blanc à capuchon noir, agitant les sonnettes et les crécelles ; derrière eux s’avançait un chariot traîné par deux chevaux houssés de caparaçons noirs semés de larmes d’argent. Les quatre faces de ce chariot, très-élevé, formaient une sorte d’immense transparent quadrangulaire et intérieurement éclairé, où étaient représentés, au milieu d’un océan de flammes, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, plongés jusqu’à mi-corps dans cette fournaise, et élevant avec des contorsions désespérées leurs mains suppliantes vers une image de Dieu, assis sur un trône ; à chacune des faces du transparent, et surmontant ces peintures, l’inscription suivante se lisait écrite en grosses lettres rouges et noires :

PRIEZ

POUR LES ÂMES DU PURGATOIRE

DEMAIN

EN

L’ÉGLISE DU COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE

L’INDULGENCE

ÉLÈVERA SON TRÔNE

PRIEZ ET DONNEZ

POUR LES PAUVRES ÂMES DU PURGATOIRE.

Quatre moines, munis de longs bâtons dorés, terminés par des lanternes de verre, sur lesquelles on voyait aussi peintes des âmes en peine, marchaient de chaque côté du char, suivis par d’autres dominicains portant un grand crucifix argenté. Les moines entonnèrent en chœur d’une voix retentissante ce psaume lugubre de la pénitence :

« De profundis clamavi ad te, Domine ;

» Domine, exaudi vocem meam.

» Fiant aures tuæ intendentes

» In vocem deprecationis meæ ! »

Le bruit des sonnettes et des crécelles succéda de nouveau à ces chants funèbres, pendant que la procession continuait son chemin ; un autre détachement d’archers du guet fermait la marche. Une multitude d’hommes et de femmes déguenillés, à figures cyniques ou patibulaires, presque tous rôdeurs ou rôdeuses de nuit, ou pire encore, accompagnaient ce cortège, se tenant par le bras, dansant, se signant de temps à autre et hurlant :

– Gloire au saint-père !

– Il nous envoie des indulgences !

– Nous en avons besoin !

– Béni soit-il !

Puis ils échangeaient à voix haute des plaisanteries grossières ou obscènes, empreintes cependant d’une foi sauvage aux plus déplorables superstitions. Grand nombre de citadins habitant les maisons bâties sur le pont avaient ouvert leurs fenêtres au passage de la procession ; quelques-uns d’entre eux s’étaient agenouillés pieusement dans l’intérieur de leur logis. Christian, lorsque le bruit se fut éloigné, referma la croisée de sa chambre et, de plus en plus attristé, dit à sa femme :

– Hélas ! cette procession est pour moi d’un désolant à-propos…

– Je ne te comprends pas, mon ami.

– Brigitte, tu as vu sur le transparent porté par le chariot que conduisaient les moines, une peinture représentant les âmes du purgatoire se tordant au milieu des flammes ?

– Oui, je l’ai vue.

– Les moines dominicains délégués par le pape à la vente des indulgences plénières vendent en outre le rachat des âmes en peine.

– On le dit.

– Ainsi, ceux-là qui partagent cette croyance sont persuadés que, moyennant argent, ils arrachent aux flammes du purgatoire, non-seulement ceux de leurs proches ou de leurs amis qu’ils supposent exposés à ce supplice, mais aussi des inconnus. Hervé n’a-t-il pas pu se dire : « Avec l’or dérobé à mon père, je rachèterai vingt âmes… cinquante âmes du purgatoire… »

– N’achève pas, Christian ! – s’écria Brigitte en frémissant ; – Mes doutes, hélas ! deviennent presque des certitudes… – Mais, s’interrompant soudain et prêtant l’oreille du côté de l’une des portes de la chambre, elle ajouta tout bas : – Écoute… écoute…

Les deux époux se turent ; au milieu du profond silence de la nuit, ils entendirent le bruit d’une sorte de cinglement redoublé, çà et là coupé de quelques intermittences. Christian, frappé d’une idée subite, fit signe à sa femme de rester immobile, prit la lampe, poussa doucement une porte s’ouvrant sur un escalier de bois façonné en vis, à l’aide duquel on descendait dans la salle basse ; et, s’arrêtant au rebord du palier, l’artisan abrita sous sa main la clarté de la lampe ; il vit Hervé, éveillé sans doute par les tintements des sonnettes de la procession, seulement vêtu de ses chausses et d’une chemise, agenouillé sur le carreau et s’infligeant sur les flancs, sur les épaules, une rude discipline, au moyen d’un martinet composé de plusieurs cordes terminées par des nœuds. Hervé se flagellait avec une si farouche exaltation, qu’il ne s’aperçut pas de la présence de son père sur le palier de l’escalier, quoique la faible clarté de la lampe projetât ses lueurs dans la salle basse. Brigitte avait suivi son mari en marchant aussi légèrement que possible ; il sentit bientôt s’appuyer sur son épaule la main tremblante de sa femme, qui lui dit tout bas à l’oreille d’une voix navrée :

– Ah ! le malheureux enfant !…

– Viens, le moment est peut-être favorable pour obtenir de notre fils un aveu…

– Et s’il avoue… que tout lui soit pardonné ! – répondit l’indulgente mère. – Il aura cédé au fanatisme de la charité, mais non à une honteuse convoitise.

L’artisan, tenant sa lampe à la main, descendit dans la cuisine avec sa femme, sans chercher à dissimuler leur approche ; le bruit de leurs pas, résonnant sur les degrés de bois, attira enfin l’attention d’Hervé. Il tourna soudain la tête du côté de l’escalier, aperçut son père et sa mère, se releva brusquement, et, dans sa surprise, laissa tomber sa discipline sur le carreau.

Le fils de Christian atteignait sa dix-huitième année ; sa figure, naguère encore ouverte, joyeuse, vermeille, et respirant la franchise, le bonheur, était devenue pâle et sombre ; son regard, d’une mobilité inquiète, fuyait le regard. La présence inattendue de ses parents parut d’abord lui causer une impression pénible, embarrassante ; mais se reprochant sans doute cette fausse honte, il dit résolument, mais sans lever les yeux :

– Je me donnais la discipline… Je croyais être seul…

– Mon fils, – reprit l’artisan, – puisque te voici levé, assieds-toi là… ta mère et moi, nous avons à t’entretenir, nous serons mieux ici que là-haut, où nous pourrions, en causant, réveiller ta sœur.

Le jeune homme, assez étonné, s’assit sur un escabeau ; Christian s’assit à son tour ; Brigitte resta debout près de lui, accoudée sur son épaule et ne quittant pas son fils des yeux.

– Mon ami, – reprit Christian, – je dois d’abord t’assurer que nous n’avons jamais songé à contrarier les pratiques religieuses auxquelles, depuis peu de temps, tu te livres avec la fougueuse ardeur d’un néophyte ; mais puisque l’occasion se présente, je te ferai à ce sujet quelques observations toutes paternelles.

– Je vous écoute, mon père.

– Tu as été élevé par nous, ainsi que ta sœur et ton frère, dans la doctrine évangélique selon ces principes du Christ : « Aimez-vous les uns les autres ; – ne faites à autrui ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fît ; – pardonnez les offenses ; – plaignez les méchants ; – secourez les affligés ; – honorez les repentis ; – soyez laborieux et probes. » – Ce peu de mots résument la morale éternelle dont ta mère et moi nous t’avons toujours prêché l’exemple depuis ton enfance ; lorsque tu as eu l’âge de raison, j’ai tâché de te pénétrer de cette croyance de nos pères : que nous sommes immortels âme et corps, et qu’après ce que l’on appelle la mort, moment de transition entre l’existence qui finit et celle qui recommence, nous allons renaître, ou plutôt continuer de vivre, esprit et matière, dans d’autres sphères, nous élevant ainsi successivement, à chacune des phases de notre existence éternelle, vers une perfection infinie comme celle du Créateur.

– Ceci, mon père, n’a aucun rapport avec le dogme catholique.

– Soit, je ne t’impose pas cette croyance ; tout homme est libre de chercher dans ses aspirations religieuses l’idéal des rapports entre le Créateur et la créature ; cette liberté est le plus bel attribut, le plus beau droit de la conscience humaine.

– Il n’existe au monde que la religion catholique, la religion révélée, – reprit Hervé d’une voix tranchante ; – et, sous peine d’hérésie, l’on doit…

– Mon ami, – dit Christian en interrompant son fils, – je ne veux pas engager avec toi une discussion théologique… Je jetais, avant de te parler du présent, un regard sur le passé. Je le déclare à ta louange, ce passé a été selon le désir de notre cœur ; ta mère et moi n’avons eu que des éloges à te donner. Loyal, aimant, laborieux, docile, t’efforçant de plaire à chacun et y réussissant par l’aménité de ton caractère, tel tu t’es toujours montré à nous ; tel tu étais, tel tu es encore, je ne voudrais pas en douter… Je ne te parlerai pas de ton intelligence remarquable, de ta rare aptitude à apprendre ce que l’on t’enseigne, de ta facilité à exprimer ta pensée en termes choisis, souvent éloquents ; ces dons naturels, développés par l’instruction, tu les possèdes toujours, malgré le changement très-notable survenu en toi, et dont ta mère et moi nous nous inquiétons beaucoup, quoique nous t’en parlions aujourd’hui pour la première fois.

– Quel changement, mon père ?

– Depuis quelque temps, tu as perdu ta gaieté, tu sembles te défier de nous, tu deviens de plus en plus concentré, taciturne ; tes absences de l’imprimerie sont souvent prolongées hors de toute mesure ; ton caractère, jadis si avenant, si facile, se montre irritable, aigri, à ce point qu’avant son départ pour Milan, tu rudoyais souvent ton jeune frère Odelin, et que tu t’es montré de plus en plus brusque, dur, envers ta sœur… Pourtant, tu le sais, elle t’aime tendrement.

À ces derniers mots, Hervé tressaillit, sa physionomie, lorsqu’il entendit prononcer le nom de sa sœur, s’assombrit davantage et prit une expression indéfinissable ; il garda un moment le silence ; sa voix acerbe, assurée, lors de ses dernières réponses touchant sa foi religieuse, s’altéra, et il balbutia :

– J’ai parfois, peut-être, des accès de méchante humeur, dont je prie Dieu de me délivrer… Si j’ai… rudoyé… ma sœur… c’est sans mauvaise intention…

– Nous en sommes certains, mon enfant, – reprit Brigitte. – Ton père te cite ce fait comme l’un des symptômes de ce changement que nous observons en toi et dont nous nous alarmons.

– Enfin, – ajouta Christian, – nous te voyons avec regret renoncer à la société de tes amis d’enfance et ne plus prendre part à d’innocents plaisirs, qui sont ceux de ton âge.

L’accent d’Hervé, si mal assuré lorsqu’il avait été question de sa sœur Hêna, redevint âpre et ferme, il répondit :

– Les amis que je fréquentais naguère sont trop mondains ; mes pensées, maintenant, sont autres que les leurs.

– Tu es libre du choix de tes relations, mon ami, pourvu qu’elles soient honorables ; ainsi, tu es lié depuis peu de temps d’une amitié intime avec fra-Girard le cordelier…

– Dieu l’a envoyé sur mon chemin… c’est un saint !

– Je ne discuterai pas la sainteté de fra-Girard ; on le dit, et je le crois, de mœurs honnêtes. J’aurais, il est vrai, préféré te voir une autre intimité ; ce moine a quelques années de plus que toi, tu parais avoir en lui une confiance aveugle, je crains que la ferveur de son zèle ne le jette dans l’intolérance et que tu ne partages la farouche exaltation de ses sentiments religieux. Mais, enfin, je ne t’ai jamais reproché ta liaison avec fra-Girard…

– Quoi que vous m’eussiez dit, mon père, je serais allé du côté de mon salut.

– Crois-tu donc, mon enfant, que nous soyons opposés à ton salut ? – dit Brigitte avec un accent d’affectueux reproche ! – Ne sais-tu pas combien nous t’aimons ? toutes nos pensées ne sont-elles pas dictées par notre attachement pour toi… par notre désir de te voir heureux ?

– Le bonheur est dans la foi, ma mère ; et du ciel seul nous vient la foi !

– Tu aurais pu répondre autrement aux douces paroles de ta mère, – dit Christian, voyant sa femme attristée par la sèche réponse d’Hervé. – Si la foi vient du ciel, l’amour filial est aussi un sentiment céleste, Dieu veuille qu’il ne soit pas affaibli dans ton cœur… Dieu veuille enfin que l’influence de fra-Girard ne tende pas, à son insu peut-être et au tien, à pervertir dans ton esprit les simples notions du bien et du mal.

– Je ne vous comprends pas, mon père…

L’artisan jeta un regard expressif sur Brigitte, qui, devinant la secrète pensée de son mari, éprouva une mortelle angoisse.

– Je vais, je l’espère, mon fils, me faire comprendre, – poursuivit Christian. – Te souviens-tu qu’il y a peu de jours, dans notre atelier, quelques-uns de nos compagnons de travail s’indignaient contre le trafic des indulgences ?

– Oui, mon père ; et j’ai flétri comme elles méritaient de l’être ces paroles blasphématoires.

– Tu as, je l’avoue, parlé fort éloquemment…

– Dieu m’inspirait !

– Seul il le sait !… Quoi qu’il en soit, l’un de nos compagnons a hautement assimilé le négoce des indulgences à un larcin… – reprit l’artisan sans pouvoir vaincre complètement son émotion, tandis que Brigitte cherchait en vain le regard de son fils, qui, depuis le commencement de cet entretien, tenait constamment ses yeux baissés. – En entendant émettre cette sévère opinion sur les indulgences, – ajouta Christian, – tu t’es écrié, mon fils, que tout argent, provînt-il du vol, devenait saint si on l’employait à des œuvres pies… tu as dit cela ?

– C’est ma conviction.

L’artisan reprit après un moment de silence :

– Mon ami, tu as été sans doute ce soir réveillé comme nous par le bruit de la procession ?

– Oui, mon père… aussi, dans l’espoir de rendre plus efficaces mes prières pour la délivrance des âmes du purgatoire… je me suis macéré…

– Les moines affirment que les âmes en souffrance peuvent être rachetées par l’argent ?

– À la condition, mon père, que cet argent soit consacré à un usage méritoire…

– Hervé, tu trouverais, je suppose, dans la rue, une bourse remplie d’or, te croirais-tu le droit, sans chercher à t’enquérir du possesseur de la bourse, te croirais-tu le droit de consacrer cet or au rachat des âmes du purgatoire ?

– Je n’hésiterais pas…

– Mon enfant, que dis-tu ? – s’écria Brigitte ; – mais ce serait une mauvaise action ! ce serait user de ce qui ne t’appartiendrait pas !…

– Qu’est-ce que l’argent, ma mère, auprès de la délivrance éternelle d’une âme ?

Christian et Brigitte, après cette réponse, échangèrent un regard douloureux ; leurs soupçons se trouvaient presque justifiés. Du moins ils comptaient sur la franchise d’Hervé : persuadé que tout moyen était licite afin d’assurer le salut des âmes en peine, il avouerait sans doute son larcin. L’artisan reprit :

– Mon fils, nous ne t’avons jamais donné l’exemple de la duplicité, en ce moment surtout où nous devons faire appel à ta franchise, nous te parlerons sans détour, et je te dirai ceci : le fruit des laborieuses épargnes de ta mère et des miennes nous a été récemment dérobé, la somme est de vingt-deux écus d’or…

Hervé resta impassible et muet.

– Ce larcin a été commis hier ou avant-hier, – poursuivit Christian, péniblement surpris, ainsi que sa femme, de l’impassibilité de leur fils ; – cette somme, déposée dans le bahut de notre chambre, n’a pu être soustraite que par quelqu’un très-familier dans la maison…

Hervé, les mains croisées sur ses genoux, les yeux constamment baissés, demeura silencieux, impénétrable.

– Ta mère et moi avons d’abord en vain cherché dans notre esprit qui pouvait avoir commis cet acte coupable, – reprit Christian ; puis il ajouta en accentuant lentement ces dernières paroles : – Il nous est ensuite venu à l’idée que le larcin étant, selon tes convictions, justifiable… justifié s’il était commis en vue d’une œuvre pie… tu aurais pu… dans un moment d’égarement, détourner cette somme afin de la consacrer au rachat des âmes du purgatoire…

Les deux époux attendaient la réponse de leur fils avec angoisse… Christian l’examinait attentivement, il remarqua que, malgré l’apparente impassibilité d’Hervé, une légère rougeur lui montait au visage, et bien que ses yeux fussent toujours baissés, il jeta furtivement sur son père un regard oblique… Ce regard faux et sombre, surpris par Christian, le navra ; il ne douta plus de la culpabilité de son fils, il désespéra même d’un aveu loyal qui pouvait atténuer la gravité d’un acte honteux, et poursuivit d’une voix pénétrée : – Mon fils, je vous ai fait connaître les soupçons douloureux qui pèsent sur notre cœur… qu’avez-vous à répondre ?

– Mon père, – dit Hervé d’une voix brève et ferme, – je n’ai pas touché à votre argent.

– Il ment… – pensa l’artisan désolé, – il ment… mon instinct paternel ne me trompe pas…

– Hervé, – s’écria Brigitte, le visage baigné de pleurs, se jetant aux genoux de son fils et l’enlaçant de ses bras ! – mon enfant, sois franc… nous ne te gronderons pas ! Mon Dieu ! nous croyons à la sincérité de tes nouvelles convictions… elles sont ta seule excuse !… Tu auras cru qu’au moyen de cet argent qui restait enfermé dans un tiroir, tu pouvais arracher de pauvres âmes en peine aux flammes éternelles… le côté charitable d’une pareille superstition peut, doit exalter une jeune tête comme la tienne… Je te le répète, ce serait là ton excuse ; nous l’accepterions, dans l’espoir de te ramener à des idées plus saines sur le bien et sur le mal… Mais à ton point de vue, à toi, loin d’être coupable, ton action a dû te sembler méritoire… pourquoi ne pas l’avouer ? Est-ce la honte qui te retient, pauvre enfant ? Ne crains rien, ce secret restera entre ton père et moi. – Puis, embrassant le jeune homme avec effusion, Brigitte ajouta : – Est-ce que les principes dans lesquels nous t’avons élevé ne nous rassurent pas pour l’avenir, malgré ton aveuglement passager ? est-ce que tu peux jamais devenir un malhonnête homme, toi ? toi qui nous as donné jusqu’ici tant de sujets de contentement ? Allons, un effort, mon Hervé… dis-nous la vérité… tu changeras notre tristesse en joie, parce que tes aveux nous prouveront ta franchise, ta confiance dans notre indulgence et notre tendresse… Mais, quoi, tu ne réponds rien ?… rien… quoi, pas un mot ?… – s’écria la malheureuse femme, voyant son fils rester imperturbable. – Quoi ! nous aurions à nous plaindre, et nous supplions !… tu devrais fondre en larmes, et c’est moi qui pleure !… tu devrais être à nos genoux… je suis aux tiens… et tu restes là comme un marbre glacé !…

– Ma mère, – répéta Hervé d’une voix inflexible, les yeux toujours baissés, – je n’ai pas touché à votre argent.

Brigitte, désespérée de tant d’insensibilité, se releva d’agenouillée qu’elle était, puis, sanglotant, se jeta au cou de son mari en murmurant : – Ah ! nous sommes bien à plaindre !

– Mon fils, – reprit Christian d’une voix sévère, – si vous êtes coupable… et, à mon cruel regret, j’ai tout lieu de le craindre… apprenez ceci : eussiez-vous employé à ce que vous appelez « des œuvres méritoires » l’argent dérobé céans, vous n’auriez pas moins commis un vol, entendez-vous ? un VOL dans toute la honteuse acception du mot !… Je ne me trompais pas ! il est donc vrai ! votre ami fra-Girard a perverti en vous, par d’indignes et fanatiques sophismes, les plus simples notions du juste et de l’injuste !… Ah ! quoi qu’en disent des moines imposteurs ou insensés, la morale humaine et divine réprouvera toujours le larcin, quels que soient ses déguisements ou ses prétextes hypocrites ! Le croire impuni, que dis-je ? méritant !… parce que ses produits sont consacrés à des œuvres charitables, c’est la plus monstrueuse aberration qui ait jamais révolté la conscience de l’honnête homme ! – Puis, soutenant et dirigeant vers l’escalier Brigitte éplorée, Christian, emportant la lampe, ajouta en gravissant les degrés : – Puisse le ciel vous ouvrir les yeux, mon fils, et vous inspirer le repentir !

Hervé, toujours imperturbable, ne parut pas entendre les dernières paroles de son père ; lorsque celui-ci rentrant, ainsi que sa femme, dans la chambre haute, en eut fermé la porte, le jeune homme, resté au milieu des ténèbres, se jetant à genoux sur le carreau, ramassa sa discipline et recommença de se flageller avec une fureur sauvage, étouffant les plaintes que lui arrachait parfois involontairement la douleur, et murmurant seulement de temps à autre, d’une voix haletante, le nom de sa sœur Hêna…

*

* *

Le lendemain matin de cette soirée, si navrante pour Christian et pour sa femme, presque convaincus de la culpabilité de leur fils, malgré ses dénégations, malgré son impassibilité glaciale, la foule encombrait la paroisse du couvent des Dominicains, foule bizarre, composée de gens de toute condition : voleurs, mendiants, artisans, bourgeois, seigneurs, filles perdues, béguines, bourgeoises, grandes dames, femmes et enfants, jeunes et vieux ; tous attirés par la solennité religieuse de ce jour, se pressaient surtout aux abords du chœur, cette enceinte, fermée par une grille de fer à hauteur d’appui, devant être le théâtre des actes les plus importants de la cérémonie. Parmi les spectateurs placés dans le voisinage du chœur se trouvaient Hervé Lebrenn et son ami fra-Girard, moine cordelier âgé de vingt-cinq ans environ, d’une figure austère et cadavéreuse. Ce masque ascétique cachait une fourbe infernale servie par une intelligence supérieure ; le moine couvait, pour ainsi dire, d’un regard fascinateur son jeune compagnon, qui bientôt baissa la tête, croisa ses bras sur sa poitrine, et parut en proie à une préoccupation profonde.

– Hervé, – dit fra-Girard à voix basse, – te rappelles-tu le jour où, poussé par le désespoir, par l’épouvante, tu es venu me confesser… ce qu’à peine tu osais te confesser à toi-même ?

– Oui, – répondit Hervé, tressaillant, – oui, je me le rappelle.

– Alors, – reprit le cordelier, – alors, je t’ai dit que l’Église catholique, dont tu étais presque séparé depuis ta naissance par une éducation impie, offrait des consolations… mieux que cela, des espérances… mieux encore, d’ineffables certitudes aux plus grands pécheurs, pourvu qu’ils eussent la foi. Peu à peu nos longs et fréquents entretiens ont fait pénétrer la divine lumière dans ton esprit, les écailles sont tombées de tes yeux ; cette foi que je te prêchais a rempli, a débordé ton âme… Le jeûne, les macérations, les prières ardentes ont aplani la voie de ton salut… Voici l’heure de la récompense…

À peine fra-Girard eut-il prononcé ces mots, que les sons graves de l’orgue remplirent d’une harmonie mélancolique la sombre église, où le jour pénétrait à travers ses étroites vitrines coloriées ; une procession venant de l’intérieur du cloître des Dominicains entra dans l’église, dont elle fit le tour en parcourant ses bas-côtés. Le cortège s’ouvrait par quatre estafiers vêtus de rouge aux livrées du pape, ils promenaient des étendards blasonnés où brillaient les armoiries pontificales ; venaient ensuite des prêtres en surplis entourant un crucifix et chantant les psaumes de la pénitence ; puis d’autres estafiers portant un brancard recouvert de drap d’or au milieu duquel on voyait, placé sur un coussin de velours cramoisi, une boîte de vermeil ; elle contenait la bulle de LÉON X en vertu de quoi il commettait l’ordre de Saint-Dominique à la dispense des indulgences. Plusieurs thuriféraires, marchant à reculons devant le brancard, s’arrêtaient de temps à autre pour mouvoir leurs encensoirs d’argent doré, d’où s’exhalaient des flots de vapeur embaumée ; derrière le brancard s’avançait, serrant entre ses bras une grande croix de bois rouge, un prieur dominicain, commissaire apostolique préposé à la vente des indulgences, homme dans la force de l’âge, de haute taille et si corpulent, que son ventre semblait prêt à crever son froc ; une épaisse barbe noire encadrait son visage, fortement coloré ; à sa démarche triomphante, aux regards superbes qu’il jetait autour de lui, l’on devinait dans ce moine le héros de la fête.