Ce cri puissant émut Charles VII, malgré son insouciance et sa crasse ingratitude ; puis, ainsi que tant de débauchés, il devenait dévot en vieillissant, sans pour cela renoncer à la débauche ; car, à la mort d’Agnès Sorel, sa nièce, Antoinette de Villequier, l’avait remplacée dans le lit du roi. Celui-ci, d’ailleurs, ne se bornait point à ces seules amours ; mais tout en marchant de son mieux sur les traces du grand Salomon, le bon sire se disait, après tout, que la mémoire de Jeanne Darc demeurant entachée d’hérésie et de sorcellerie, il restait constant qu’il devait sa couronne aux maléfices d’une sorcière ; il voyait à ceci un grand péril pour son âme. Obéissant donc, non moins au cri public qu’à une vague terreur superstitieuse, il ordonna une enquête sur le procès de la Pucelle. L’Église infaillible prononçant des condamnations infaillibles, il fallait l’amener à se déjuger, à s’avouer coupable d’une horrible iniquité, d’un exécrable meurtre ecclésiastique ; aussi, l’Église refusa longtemps d’accorder la révision du procès de l’héroïne, et pendant cinq ans (de 1450 à 1455) Rome opposa sa force d’inertie aux requêtes incessantes du conseil de Charles VII, poussé surtout dans cette voie honorable par Jacques Cœur, de qui la loyauté plébéienne voulait à tout prix la réhabilitation de l’innocente victime des gens de cour, des gens de guerre, des gens d’Église et de l’ingratitude royale, ainsi que disait notre aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes… Pauvre Jacques Cœur ! en plaidant la cause de Jeanne, il ignorait plaider la sienne ; car lui aussi devait être la victime des courtisans et de la royauté. Cependant l’on triompha du mauvais vouloir obstiné de la cour de Rome au sujet de la révision du procès de la Pucelle. On menaça le pape d’évoquer l’affaire malgré lui et sans son concours ; on lui fit sentir que le roi très-chrétien, pour qui les évêques chantaient chaque jour Domine salvum, ne pouvait passer plus longtemps aux yeux de ses peuples pour le complice d’une magicienne. Enfin, au bout de cinq ans de négociations, un arrêt fut rendu à Rouen, le 1er juin 1456 ; cet arrêt portait en substance : « que Jehanne, que Dieu absolve, était déclarée n’avoir onc encouru aucune tache d’infamie, et reconnue innocente de crimes et de péché. »
Charles VII, comme s’il eût rougi de payer si tardivement, si honteusement, cette dette de reconnaissance envers la libératrice de la Gaule, se montrait presque au même instant d’une ingratitude et d’une cupidité atroce envers l’un des hommes qui avaient le plus contribué à la prospérité du pays ; en un mot, Charles VII entreprit de dépouiller Jacques Cœur de ses immenses richesses, honnêtement acquises et dues à sa prodigieuse intelligence du négoce. L’heure de cette pillerie était propice. Au conseil royal, d’abord composé de bourgeois probes, intelligents, dévoués au bien public, succédait un assemblage de gens de cour, et parmi eux, le fils de La Trémouille, digne héritier de son père. Ce conseil prêta les mains à cette abominable spoliation, assuré d’avoir largement part à la curée. Antoinette de Villequier et son mari, qui vivait grassement de l’adultère de sa femme, furent des plus âpres à cette convoitise. Les trésors de Jacques Cœur étaient considérables ; il faisait le plus noble usage de sa fortune. Comme les Médicis, en Italie, il encourageait les arts avec une rare intelligence du beau ; il avait fait bâtir à Bourges, sa ville natale, un palais, chef-d’œuvre d’architecture, orné de tableaux et de statues d’un grand prix. Un pareil luxe déployé par un misérable bourgeois, fils d’un mercier, révoltait d’autant plus les gens de cour, que presque tous devaient à l’argentier Jacques Cœur de grosses sommes généreusement prêtées ; ces vautours de palais, comptant aussi sur la curée, ou tout du moins se soustraire au payement de leurs dettes, entrèrent dans la ligue formée contre l’argentier. Parmi ceux-là, citons d’abord un soudard coupable de crimes sans nombre, féroce émule de Gaucourt, et fort dans les bonnes grâces du roi : le comte de Dammartin ; puis le fils de La Trémouille, les sires de La Fayette et de Cadillac, principaux débiteurs de Jacques Cœur. Ils commencèrent par répandre le bruit qu’il avait empoisonné Agnès Sorel ; puis, lorsque cette calomnie, aussi atroce qu’insensée, eut pris quelque consistance, une femme de la cour, Jeanne de Vendôme, de qui le mari comptait au nombre des principaux débiteurs de l’argentier, l’accusa formellement auprès de Charles VII de l’empoisonnement d’Agnès Sorel. Chacun la savait morte des suites d’une couche malheureuse, chacun connaissait aussi son estime, son affection pour Jacques Cœur, choisi par elle exécuteur de ses volontés dernières ; mais les gens de cour espéraient, grâce à cette accusation monstrueuse, déchaîner l’opinion publique contre l’argentier, universellement affectionné. L’intérêt qu’il inspirait aux gens de bien eût peut-être résisté à toute autre accusation ; mais comment ne pas maudire un empoisonneur ? Et le public, ignorant ce dont sont capables courtisans et royauté, de se dire dans sa simplicité : – « L’on n’oserait sans preuves, ou du moins sans de graves soupçons, articuler une si énorme accusation. » – Jacques Cœur, arrêté à Taillebourg, le 31 juillet 1451, comme empoisonneur, vit, même avant l’instruction de son procès, ses domaines mis sous la main du roi. Toutes les sommes saisies dans les coffres de l’argentier furent portées à Charles VII ; il s’adjugea d’abord cent mille écus d’or et fit largesses du surplus à sa maîtresse Antoinette de Villequier, à son honnête mari, à Dammartin, à La Trémouille, à La Fayette, à Gouffier et autres nobles barons, déjà débiteurs de la victime ; après quoi, l’on s’avisa de son procès, chose secondaire, le pillage des biens de l’accusé étant le principal. Mais pourriez-vous croire, fils de Joel, à tant d’audace dans l’iniquité ? Ce Gouffier, ce Dammartin, enrichis des dépouilles de l’argentier, présidèrent la commission chargée de le condamner ! Cependant, la prévention d’empoisonnement fut écartée ; les juges, malgré leur indignité, n’osèrent récuser le témoignage formel du médecin d’Agnès Sorel, qui prouva la véritable cause de sa mort ; ils accusèrent alors Jacques Cœur d’avoir voulu soulever le dauphin Louis contre son père Charles VII ; cette accusation tomba comme la première. Il fallait cependant condamner l’homme de qui l’on s’était à l’avance partagé les dépouilles ; on imagina d’autres griefs. On lui reprocha d’avoir appauvri la France en exportant du cuivre et de l’argent chez les Sarrasins ; – d’avoir altéré les monnaies à son profit ; – d’avoir commis des exactions en Languedoc. – Or, si Jacques Cœur exportait de l’argent et du cuivre pour les nécessités de son commerce, il importait de l’or en échange de ces métaux. – Loin de s’être prêté à l’altération des monnaies, indigné de cette infâme volerie, dont les rois de France tirèrent si longtemps d’énormes lucres, ce fut lui, au contraire, qui, par de sévères édits, mit un terme à ces manœuvres. – Enfin, au lieu de commettre des exactions en Languedoc, l’argentier avait puissamment enrichi cette province industrieuse, en offrant de nouveaux et immenses débouchés à son négoce avec les Levantins. – Jacques Cœur, fort de son bon droit, de sa conscience, voulut se défendre contre ces absurdes calomnies ; on lui refusa le droit d’en appeler à une foule de gens de bien dont il invoquait les dépositions. Il demanda que l’on prît connaissance de ses livres de commerce ; ils étaient, disait-on, brûlés. En un mot, tout moyen de justification lui fut interdit, et après deux années d’une cruelle captivité, convaincu (selon ses ennemis) de concussion, de crime de lèse-majesté et autres forfaits, il fut condamné à perdre la tête, on confisqua tous ses biens, sur lesquels Charles VII s’adjugea encore quatre cent mille écus à titre de restitution ! après quoi ce bon sire poussa la clémence jusqu’à commuer la peine capitale infligée au condamné en un bannissement éternel. Jacques Cœur, blessé à mort par l’exécrable ingratitude de Charles VII, termina ses jours dans l’île de Chio peu de temps après son exil. Perte doublement funeste ; car les finances, sagement ordonnées par l’argentier, recommencèrent d’être en proie aux dilapidations de la cour.
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