Afin de combler le gouffre de ses prodigalités, Charles VII eut recours à des impôts écrasants ; ils parurent d’autant plus odieux que, grâce à la sagesse de l’administration de Jacques Cœur, les taxes étaient devenues plus modérées. La Guyenne, après l’expulsion des Anglais, avait obtenu de Charles VII la promesse qu’il n’exigerait ni nouveaux impôts, ni levées d’hommes de guerre, sans l’aveu de l’assemblée provinciale ; mais à bout de ressources, ce prince frappe, malgré ses promesses, une taxe de deux cent mille écus sur la Guyenne. Bordeaux, capitale de cette province, et d’autres villes révoltées contre les nouveaux édits, qui ruinaient le pays et lui enlevaient sa population la plus valide, demandent, dans leur rébellion, secours à l’Angleterre ; ses vaisseaux entrent à Bordeaux, y débarquent des troupes sous les ordres du vieux Talbot, jadis battu par Jeanne Darc. La Guyenne, en haine des exactions de la royauté française, se donne aux Anglais ; mais après une année de guerres désastreuses, ils sont contraints (fin 1453) de quitter cette province. Charles VII continue, par ses folles prodigalités, d’épuiser les ressources de ses peuples ; son ardeur pour la débauche augmente avec l’âge. Sa maîtresse Antoinette de Villequier, toujours entourée de belles damoiselles d’honneur, les prostituait à son royal amant ; de bons courtisans lui vendaient leurs filles ou leurs femmes, ainsi que le sire de Villequier lui avait vendu la sienne. Malgré le redoublement de ses excès et de sa crasse insouciance, Charles VII, en vieillissant, éprouvait de sinistres appréhensions au sujet de son fils, le dauphin Louis. Ce prince, rusé, perfide, d’une cruauté sournoise, moitié tigre, moitié renard, vivant retiré dans son apanage du Dauphiné, s’y comportait en souverain indépendant, comme un deuxième roi de France ; en cette qualité, il accablait d’impôts les Dauphinois. Ils se plaignent à Charles VII ; il enjoint à son fils d’alléger les taxes, ou du moins d’en partager avec lui les profits. Louis reste sourd à cette cupidité ; alors son père lui signifie l’ordre de revenir auprès de lui, l’avertissant qu’en cas de refus, il irait paternellement le chercher à la tête d’une armée. Louis, malgré cette menaçante invitation, ne bouge de son Dauphiné, sachant de reste l’aversion qu’il inspirait à Charles VII, et craignant de périr à la cour par le fer ou le poison ; très-superstitieux d’ailleurs, il faisait offrande sur offrande à ses bonnes saintes, Notre-Dame de Cléri ou Notre-Dame d’Embrun, afin de détourner de lui le courroux de son père ; mais, en homme avisé, ne se fiant pas seulement à ses patenôtres, il rassemble le ban et l’arrière-ban de sa province, afin de repousser l’armée de Charles VII. Le comte de Dammartin, soudard féroce, coupable et capable de tous les crimes, entre en Dauphiné à la tête d’une forte avant-garde ; Louis recule devant les chances d’une bataille, se réfugie en Bourgogne, après de son bel oncle le duc Philippe, et Charles VII pressure à son gré l’apanage de son fils. Celui-ci réclame sa part des impôts, il est traité de rebelle et, pour se venger, tente d’entraîner le duc de Bourgogne dans une nouvelle guerre contre la France ; n’y pouvant parvenir, il se console en jetant le trouble et la discorde dans la cour de son hôte. Ainsi se réalisent les prévisions de Charles VII, qui, connaissant son fils, disait : « Mon cousin de Bourgogne ne sait ce qu’il fait ; en accueillant le dauphin, il nourrit le renard qui mangera ses poules… »
L’expulsion des Anglais, les fermes et sages mesures prises d’abord par les conseillers de Charles VII, alors que Jacques Cœur faisait partie de cette réunion de bourgeois animés de l’amour du bien public, avaient à peu près rétabli l’ordre dans le royaume ; mais plusieurs princes de la famille de Charles VII, ne pouvant plus, comme par le passé, rançonner, piller, à la tête de leurs bandes mercenaires, les populations abandonnées à la merci du premier brigand, trouvèrent gênante, déplaisante, la paix momentanée qui mettait terme à tant de maux. Puis, Charles VII, suzerain de ces princes, les traitait en grands vassaux ; il s’attribuait la plus grosse part des taxes levées dans leurs provinces. Cet état de choses leur fut intolérable, ils entreprirent de livrer à nouveau la Gaule à tous les désastres de la guerre civile et étrangère, dans l’espoir de se rendre indépendants de la couronne, et se préparèrent à une révolte ouverte. Le duc d’Alençon, autrefois compagnon d’armes de Jeanne Darc, noua un complot avec les Anglais, leur promettant de leur livrer les forteresses de sa duché de Normandie, à la condition d’être reconnu duc souverain de cette contrée. Charles VII, instruit à temps des desseins du duc d’Alençon, le fit arrêter, juger, condamner à mort, et mit, selon sa coutume, la main sur les domaines du condamné. Un autre prince de sang, Jean d’Armagnac, traitait en même temps de son côté avec l’Espagne contre la France. Ce duc d’Armagnac, scélérat souillé de tous les forfaits, s’opiniâtrait à épouser sa sœur Isabelle, dont il avait déjà trois enfants, demandant au pape Calixte III une dispense pour son abominable mariage ; un saint évêque (celui de Lectoure) partit pour Rome, afin de négocier cette monstruosité auprès du saint-père ; mais en attendant le retour de l’évêque, Jean d’Armagnac fit bénir son incestueuse union par son chapelain. Le scandale fut immense ; Charles VII fit poursuivre le duc Jean ; il se retira en Castille, frappé d’un bannissement perpétuel, et perdit ses apanages. Charles VII, épouvanté de trouver tant de traîtres dans sa royale famille, se défiant de plus en plus de son fils Louis, le soupçonnant de machiner avec son bel oncle, Philippe de Bourgogne, quelque complot contre la France, peut-être même quelque trame parricide, le fit sommer de revenir à la cour, afin d’avoir du moins le dauphin en son pouvoir ; mais celui-ci, redoutant, détestant autant son père que son père le redoutait, le détestait, resta en Bourgogne. Charles VII, dans sa colère, voulait déshériter Louis et laisser la couronne à son puîné, Charles, duc d’Orléans ; cette dérogation à la loi salique risquant de bouleverser le royaume, Charles VII abandonna ces desseins. Bientôt, soit qu’il eût hérité de la folie de son père Charles VI, soit que les excès eussent affaibli sa raison, il se persuada que son fils Louis voulait l’empoisonner, et que parmi ses courtisans et ses serviteurs les plus intimes se trouvait le meurtrier ; dès lors, l’esprit de Charles VII s’égara complètement ; de crainte d’accepter quelque breuvage ou quelque nourriture empoisonnée, il refusa obstinément de boire ou de manger. Son agonie, causée par les tortures de la faim et de la soif, fut lente, horrible… enfin il est mort le 22 juillet de cette année-ci (1461), à l’âge de cinquante-huit ans, après un règne de trente-neuf ans.
Il est une justice au ciel, fils de Joel ! JEANNE DARC et JACQUES CŒUR sont vengés !…
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Moi, Allan, fils d’Étienne et petit-fils de Mahiet LEBRENN, l’Avocat d’armes, j’ai achevé d’écrire ce qui précède cejourd’hui, neuvième jour du mois d’août 1461, dans la soixante-deuxième année de mon âge. Je te lègue les reliques et les légendes de notre famille, à toi, mon fils Stéphan LEBRENN, afin que tu transmettes ce legs à notre descendance. Tu inscriras dans nos annales les événements de ta vie qui pourraient offrir quelque enseignement à notre lignée.
Peut-être, si tu mourais sans enfants ou sans parents dignes d’hériter de notre légende, devrais-tu la léguer à un ami éprouvé, à la condition de la faire imprimer. Mon aïeul Mahiet me l’a dit souvent : L’histoire de notre obscure famille plébéienne est l’histoire de notre race, à nous Gaulois asservis, depuis la conquête franque. Ce livre ainsi reproduit, répandu, grâce à la nouvelle et prodigieuse découverte de l’imprimerie, serait peut-être de quelque utilité pour nos frères du peuple. Mais si tu revis dans des enfants, ô mon Stéphan, transmets-leur pieusement notre chronique, ainsi que je te la transmets.
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Allan Lebrenn est mort à Vaucouleurs, le 11 décembre de l’année 1461, quelques mois après avoir sommairement retracé dans les lignes précédentes les principaux événements de la fin du règne de Charles VII (depuis la mort de notre aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes).
Moi, Christian Lebrenn, petit-fils de Stéphan, j’ai lu dernièrement dans une chronique contemporaine, dont l’auteur se nomme JACQUES DUCLERC, le portrait suivant de Charles VII (liv.
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