– Son testament. – Lanoüe et la lettre de Charles IX. – Le colonel de Plouernel. – Nicolas Mouche. – Combat d’avant-poste. – Le père et la fille. – Les deux frères. – Le comte Neroweg de Plouernel et son fils Odet. – Bataille de La Roche-la-Belle. – Le fratricide.
Trente-quatre ans se sont écoulés depuis le supplice d’Hêna Lebrenn, d’Ernest Rennepont et autres hérétiques brûlés devant le parvis Notre-Dame, en présence de François Ier et de sa cour, le 21 janvier 1535. – Moi, ANTONICQ LEBRENN, fils d’Odelin et petit-fils de Christian Lebrenn, l’imprimeur, je continue la légende de notre famille.
Christian Lebrenn, arrivé sain et sauf à La Rochelle, y fut rejoint par son fils Odelin et par Joséphin le franc-taupin ; mais déjà en proie à une profonde affliction causée par la mort de sa femme Brigitte et par la révélation de l’amour incestueux de son fils Hervé, mon aïeul, apprenant l’épouvantable mort de sa fille Hêna, ne résista pas longtemps à ce nouveau coup ; il languit près d’une année, écrivit la légende dont celle-ci est la suite, et mourut le 17 décembre 1535 à La Rochelle ; il y exerçait son métier d’imprimeur chez maître Auger, ami de M. Robert Estienne. Celui-ci termina ses jours en exil, à Genève. Odelin Lebrenn, mon père, se livra, comme par le passé, à son état d’armurier chez maître Raimbaud, aussi établi à La Rochelle depuis 1535 ; il trafiquait de ses belles armes avec l’Angleterre. Grâce à leur énergie, à leurs franchises municipales, les Rochelois, en immense majorité partisans de la réforme, et défendus par la position presque inexpugnable de leur cité, souffrirent peu des persécutions qui ensanglantèrent les autres provinces de la Gaule, jusqu’au jour de la prise d’armes des protestants contre leurs oppresseurs. L’heure de la révolte sonnée, les Rochelois devaient être des premiers à marcher au combat. Marié en 1545 à Marcienne, sœur du capitaine MIRANT, l’un des meilleurs et des plus hardis mariniers de La Rochelle, mon père eut de ce mariage trois enfants : Thérèse, née en 1546 ; moi, Antonicq, né en 1549, et Marguerite, née en 1551. J’embrassai la profession de mon père ; il avait, après la mort de maître Raimbaud, décédé veuf et sans héritiers, succédé à son commerce d’armurerie. Il y a environ quatre ans, le malheur des temps conduisit à La Rochelle, où, ainsi que tant d’autres protestants, il venait chercher un refuge, Louis Rennepont, neveu de frère Saint-Ernest-Martyr, fiancé d’Hêna, et brûlé comme elle le 21 janvier 1535. Louis Rennepont, lorsqu’il eut l’âge de raison, instruit par son père du supplice du moine augustin, prit en horreur la religion romaine, au nom de laquelle se commettaient tant d’atrocités, et après la mort de son père, il entra dans le sein de l’Église évangélique ; avocat au parlement de Paris et décrété d’accusation, il échappa au bûcher en fuyant à La Rochelle. Un jour, passant sur le quai devant notre maison, l’enseigne de mon père : – Odelin Lebrenn, armurier, – le frappa en lui rappelant la douloureuse histoire de frère Saint-Ernest-Martyr ; il entra dans notre demeure afin de s’informer si nous étions parents d’Hêna Lebrenn, et apprit ainsi qu’elle avait été mariée à son oncle par un pasteur réformé. Louis Rennepont, presque notre parent, fut en cette qualité accueilli dans notre famille ; bientôt, touché de la grâce et des rares qualités de ma sœur Thérèse, il l’aima ; son amour fut partagé. C’était un jeune homme de noble cœur, d’un caractère élevé, sage, modeste, laborieux ; dépouillé de son patrimoine par sa condamnation comme hérétique, il gagnait honorablement sa vie à La Rochelle en exerçant sa profession d’avocat. Mon père apprécia le mérite de Louis Rennepont, lui accorda ma sœur Thérèse ; mariés en 1568, leur bonheur justifie les espérances de mon père. Ma plus jeune sœur, Marguerite, a disparu de la maison paternelle à l’âge de huit ans ; telles sont les circonstances mystérieuses de cette disparition : mon père, depuis son établissement à La Rochelle, éprouvait le plus vif désir de nous conduire, ma mère, mes sœurs et moi, en Bretagne, afin d’y accomplir une sorte de pieux pèlerinage, en nous rendant au berceau de notre famille, près les pierres sacrées de Karnak ; le trajet était court par la voie de terre, mais les guerres religieuses ravageaient aussi la Bretagne à cette époque ; mon père craignait de se hasarder avec sa femme et ses enfants au milieu des partis ennemis. Son beau-frère Mirant, le marin, devant faire la traversée de La Rochelle à Douvres, proposa à mon père de l’embarquer avec nous sur son brigantin, nous n’aurions ainsi à redouter aucun des dangers qu’offrait la route de terre ; le navire relâcherait à Vannes, port très-voisin de Karnak, et, notre pèlerinage accompli, nous mettrions à la voile pour Douvres, où mon père expédiait souvent des armes, et il visiterait son correspondant dans cette ville ; notre oncle Mirant prendrait son chargement de marchandises, et nous reviendrions en France, après une absence de deux ou trois semaines. Mon père accepta cette proposition avec joie. Peu de temps avant notre départ, ma sœur Marguerite fut atteinte d’une maladie peu dangereuse, mais qui ne lui permit pas cependant d’être du voyage, dont le jour était forcément fixé ; mes parents la laissèrent à la garde de sa marraine, excellente femme, mariée à Jean Barbot, maître chaudronnier (vous admirerez sa vaillance, fils de Joel, lors du siège de La Rochelle). Nous partîmes pour Vannes, à bord du brigantin du capitaine Mirant. La santé de ma sœur Marguerite se rétablit ; sa marraine la conduisait souvent à la promenade en dehors des remparts. Un jour, elle jouait avec d’autres petites filles dans un endroit planté d’arbres, elle s’écarta de dame Barbot ; lorsque celle-ci s’aperçut de l’absence de sa filleule, il était trop tard : Marguerite avait disparu ; il fut impossible de la retrouver, malgré les plus actives recherches ; en vain notre famille s’efforça de deviner le motif de l’odieux enlèvement d’une enfant de cet âge ; elle fut cruellement regrettée de nous tous, l’incertitude où nous étions sur sa destinée rendait ces regrets encore plus pénibles.
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