Notre pèlerinage à Karnak, berceau de la famille de Joel, me causa, quoique bien jeune, une impression profonde, ineffaçable ; plus tard, je reviendrai sur les conséquences de ce voyage. Le capitaine Mirant, frère de ma mère (il fut aussi l’un des héros du siège de La Rochelle), veuf au bout de quelques années de mariage, avait une fille nommée Cornélie ; élevé près d’elle depuis notre enfance, je l’aimai d’abord comme une sœur, puis, à mesure que nous grandissions, notre affection devenant plus vive, nos parents projetèrent de nous unir. Cornélie, par ses mâles vertus, son courage, sa hauteur d’âme, promettait de ressembler à une Gauloise des temps héroïques et d’être digne de compter parmi ses aïeules Méroé, épouse d’Albinik-le-Marin, dont mon père nous a lu l’antique légende dans la ville de Vannes, théâtre de leur commun dévouement à la patrie. Ma cousine, ayant, très-jeune encore, perdu sa mère, accompagnait parfois son père dans ses rudes et lointaines navigations ; le caractère de cette jeune fille offrait, comme sa beauté, un rare mélange de douceur et de virilité, de grâce et de force. À l’époque où commence ce récit, Cornélie avait dix-sept ans, moi, vingt ans ; nos familles voulaient attendre encore trois ou quatre ans avant de nous marier, mais nous étions fiancés.

Mon grand-oncle, le franc-taupin, peu de temps après son arrivée à La Rochelle, céda aux instances de mon aïeul Christian, qui, sentant sa fin prochaine, supplia le brave aventurier de ne pas se séparer de son neveu, bientôt sans doute orphelin ; le franc-taupin ajourna la vengeance de la mort de Brigitte et d’Hêna, resta près de mon père Odelin et s’enrôla dans les archers de notre ville. Il avait, à la suite de ses chagrins de famille, renoncé à sa vie désordonnée ; la tutelle de son neveu, encore adolescent, lui créait de nouveaux devoirs. Il sut mériter le grade de sergent de la milice urbaine ; mais lorsque le massacre de Vassy souleva les protestants d’un bout à l’autre de la Gaule, et qu’enfin ils coururent aux armes, le franc-taupin alla se joindre aux insurgés, fut nommé chef d’une bande de partisans et se montra impitoyable dans ses terribles représailles, légitimées par la férocité des catholiques, dont sa sœur et sa nièce avaient été victimes. L’Anjou et la Saintonge prirent une vaillante part aux premières guerres religieuses ; mon père, marié depuis plusieurs années, quitta son armurerie pour aller servir parmi les volontaires de l’armée protestante, fit bravement son devoir, sous les ordres de MM. de Coligny, de Condé, de Lanoüe, Dandelot, et reçut deux glorieuses blessures. Assez âgé pour l’accompagner lors de la nouvelle prise d’armes de 1568 à 1570 (époque à laquelle j’eus, hélas ! la douleur de le perdre), j’avais marché avec lui comme volontaire, laissant à La Rochelle ma mère, ma sœur Thérèse, mariée à Louis Rennepont, et ma cousine Cornélie, qui voulut s’en aller intrépidement en croisière avec son père, le capitaine Mirant, afin de donner la chasse aux navires royaux, tandis que j’irais combattre à l’armée de M. de Coligny.

Avant de commencer cette légende, fils de Joel, je retracerai brièvement, selon l’usage de la chronique de notre famille, les faits accomplis depuis l’année 1535 jusqu’en l’année 1569.

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L’épouvantable meurtre juridique dont Hêna Lebrenn fut une des victimes, le 21 janvier 1535, inaugura une nouvelle période de persécutions impitoyables. Les Vaudois, descendants des Albigeois, et qui, séparés depuis des siècles de la communion catholique, exerçaient paisiblement leur culte, sont massacrés par des bandes armées ; la contrée qu’ils habitaient est livrée au pillage, à l’incendie. Charles-Quint envahit la Provence en 1536, s’avance jusqu’à Aix, met ce pays à feu et à sang, et repasse les Alpes devant les forces supérieures du connétable de Montmorency. En 1537, la guerre avec Charles-Quint continue acharnée ; les Espagnols envahissent de nouveau nos frontières et assiègent Thérouanne ; une trêve de dix mois est signée, la guerre se rallume au printemps suivant. Après de nouveaux désastres, la paix est conclue pour dix ans ; mais en 1541, les ambassadeurs de François Ier sont assassinés en se rendant à Venise ; la guerre se déchaîne de nouveau. Les Rochelois s’insurgent, se constituent en cité républicaine ; cette place forte devient un asile assuré pour les réformés. Le trésor public est épuisé par les frais de guerres ruineuses, par le faste effréné de François Ier ; ce roi chevalier a recours à sa ressource habituelle : il bat monnaie en créant et vendant de nouvelles charges judiciaires, multipliant à un point dérisoire le nombre des officiers des cours souveraines ; ses coffres remplis, il lève de nouvelles troupes et redouble de prodigalités. L’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne se liguent contre la France ; malgré le gain de la bataille de Cérisoles par les généraux de François Ier, le roi d’Angleterre, en 1544, descend à Calais, assiège Boulogne, Montreuil, s’empare de cette place ; Luxembourg, Ligny, Commercy, Saint-Dizier, tombent au pouvoir de l’empereur, et François Ier, le roi gentilhomme, est forcé de signer une paix honteuse avec Charles-Quint, le 17 septembre 1544. Henri VIII poursuit la guerre ; en 1546, François Ier achète encore une paix humiliante, ruineuse, au prix de huit cent mille écus d’or de dédommagement payés à l’Angleterre ; après quoi le roi très-chrétien meurt des suites d’une maladie honteuse, le 31 mars 1547, à l’âge de cinquante-trois ans, digne fin d’une pareille vie ! – « Il s’en va, le galant, il s’en va ! » – disait gaiement au fils du royal agonisant Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, en manière d’oraison funèbre.

Henri II devient roi de France, et possède désormais sans rival l’infâme créature dont il s’était partagé les faveurs avec son père, délaissant pour cette royale courtisane, âgée de quarante-huit ans, sa jeune femme, Catherine de Médicis, alors dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, mais profondément dissimulée ; ayant pour évangile le terrible livre de Machiavel, Catherine sentait que l’heure de sa domination n’était pas venue, et repliée dans les ténèbres de son âme infernale, elle savait attendre… et attendait… Henri II, habile écuyer, adroit gladiateur, indolent, débauché, laisse prendre tout empire à Diane de Poitiers ; elle s’unit au maréchal de Saint-André et aux deux chefs de la puissante maison de Guise, le cardinal Jean de Lorraine et le duc Claude, pour faire curée du royaume. Les Guises, princes lorrains, voulaient à la fois être indépendants comme seigneurs étrangers, et jouir des privilèges des princes français ; ils haïssaient et voulaient primer la branche royale de Bourbon et écraser la maison de Montmorency ; ils prétendaient descendre de Charlemagne, et plus tard, ainsi que Karl Martel, père de Karl-le-Grand, ils devaient tendre au rôle de maires du palais, aspirant même à détrôner la dynastie régnante. La curée de la France se fit donc entre les Guises, les Montmorency et Diane de Poitiers ; elle convia aussi au partage le maréchal de Saint-André, son amant, l’amour d’Henri II ne suffisant pas à cette Messaline. Mais que de gens à pourvoir !… le duc Claude de Guise avait six enfants ; le connétable de Montmorency, cinq fils et trois neveux ; le maréchal de Saint-André, onze neveux ou parents, tous fort pauvres ; enfin, Diane de Poitiers tenait à enrichir ses filles bâtardes et ses gendres. Mais, grâce aux labeurs écrasants de Jacques Bonhomme et à la confiscation des biens des hérétiques, cette bande de vautours de cour se gorgeait à plein ventre. De nouvelles guerres étrangères désolent la Gaule ; les Guises, par intérêt de famille, poussent le faible Henri II à s’allier avec l’Angleterre contre l’Allemagne et à sommer Charles-Quint de venir, en sa qualité de comte de Flandre, lui prêter foi et hommage, ainsi que tout grand vassal doit agir envers son suzerain. « – Je me rendrai au sacre du roi de France à la tête de cinquante mille lances, » – répond le fier et violent empereur ; mais il n’y vint point sur l’heure, trop occupé des luthériens d’Allemagne. Dans l’espoir de concilier la religion catholique et la réforme en les amenant à des concessions mutuelles, il avait engagé le pape PAUL III à réunir un concile à Trente ; le pape, plus soucieux des intérêts de sa maison que du catholicisme, met à la réunion du concile cette condition : que Charles-Quint accordera la souveraineté du duché de Parme et de Plaisance à Louis Farnèse, son fils, à lui, Paul III (ces vicaires de Dieu ont presque tous des bâtards) ; mais n’obtenant pas ce qu’il attendait de Charles-Quint, le saint-père ne réunit pas de concile, évoqua la question religieuse par-devant lui, comme suprême arbitre. Cet arbitrage avorta, les guerres religieuses continuèrent d’ensanglanter une partie de l’Allemagne. En 1548, une formidable insurrection éclate en France : Henri II, à bout de ressources et d’impôts, imagine de forcer chaque habitant de la Guyenne à acheter une certaine quantité de sel, dont l’État se réservait la vente, qu’il taxait à des prix exorbitants ; les malheureux qui refusaient d’acheter vingt fois plus de sel qu’ils n’en pouvaient consommer, et de le payer cent fois sa valeur, sont traînés en prison. Exaspérés par la sauvage iniquité de ces édits et par les violences dont ils sont accompagnés, la Guyenne, le Périgord, le Poitou, se soulèvent, massacrent les gabeleurs ; Bordeaux tombe au pouvoir des insurgés, mais le connétable de Montmorency entre dans cette ville à la tête d’une armée, fait pendre, rouer, écarteler, noyer, ceux qui ont pris part à cette légitime révolte, et force les échevins de déterrer avec leurs ongles le corps d’un officier royal tué pendant l’insurrection, puis Bordeaux est dépouillé de ses franchises. Pendant que le sang ruisselle dans les provinces, Henri II assiste aux fêtes du mariage d’Antoine de Bourbon avec Jeanne d’Albret (cette femme héroïque devait être la mère d’Henri de Bourbon). – En 1550, meurent les deux chefs de la maison de Guise : le duc Claude et son frère Jean, cardinal de Lorraine ; François, fils aîné du duc Claude, devient duc de Guise, et son frère Charles, jusqu’alors archevêque de Reims, s’empourpre du cardinalat. Ce cardinal, le plus dissolu, le plus orgueilleux, le plus ambitieux, le plus fourbe, le plus rapace des prélats, joignit, à la mort de son oncle, ses bénéfices aux siens, et, ainsi riche de plus de cinq cent mille livres de rente, ne paya pas une seule des énormes dettes du défunt, dont il ruina tous les créanciers.