Les Mystères du peuple - Tome XII
Eugène Sue
LES MYSTÈRES DU PEUPLE
TOME XII
HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES
(1855)
Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’Insurrection.
LE MARTEAU DE FORGERON
ou
LE CODE PAYSAN
PREMIÈRE PARTIE
1610-1672
Événements importants du règne de Louis XIII. – Avènement de Louis XIV au trône.
Moi, SALAÜN LEBRENN, fils de Stephan, qui fut fils d’Antonicq, lequel acheva la légende de la BIBLE DE POCHE, commencée par son grand-père Christian l’imprimeur, moi, Salaün Lebrenn, j’ai écrit le suivant récit.
À toi, mon dernier enfant, Alain Lebrenn, enfant de ma vieillesse, je lègue à mon tour ma légende ; elle continue nos annales plébéiennes. À ces pages sera joint le fer d’un MARTEAU DE FORGERON ; il augmentera le nombre des reliques de notre famille ; tu les transmettras, ainsi que nos annales, à ta descendance, de même que nos aïeux nous les ont transmises.
Mon grand-père Antonicq Lebrenn est trépassé, à l’âge de soixante-sept ans, le 11 novembre de l’année 1616 (il n’avait rien ajouté à son récit depuis 1610, fin du règne de Henri IV). Stephan, fils d’Antonicq, avait vingt-trois ans à la mort de son père. Il a continué d’être métayer de la métairie de Karnak, dépendant du fief de Mezléan, relevant de la seigneurie de Plouernel ; puis, de par le droit d’usance, Stephan, au bout d’un certain nombre d’années, est devenu vassal de la seigneurie. Il s’est marié à vingt-six ans (1619) et a eu de ce mariage deux enfants : moi, Salaün (né en 1625), et mon frère GILDAS (né en 1628). Notre père Stephan, aussi bon que timide et résigné, a souffert, sans jamais se plaindre qu’à ma mère ou à nous, toutes les misères, toutes les hontes, toutes les douleurs du vasselage ; il est mort à l’âge de cinquante-huit ans, le 13 février 1651. – Mon frère Gildas, aussi bon, aussi patient, aussi résigné que mon père, lui a succédé dans la tenance de la métairie de Karnak, située sur la côte de la Bretagne armoricaine. Moins résigné que Gildas et appelé par une vocation invincible à l’état de marin, ayant eu la mer sous les yeux depuis mon enfance, je me suis, du vivant et de l’agrément de mon père, engagé mousse, dès l’âge de quinze ans, à bord de l’un des navires du port de Vannes, voisin de la métairie de Karnak. J’ai navigué longtemps, et je suis parvenu aux fonctions de subrécargue, puis de capitaine d’un bâtiment commerçant ; j’ai pu ensuite, grâce à mon trafic et à mes profits, acheter un petit navire et commercer pour mon compte. Je me suis marié, pour la première fois, en 1646, avec ma douce et bien-aimée Janik Tankeru, sœur d’un forgeron de Vannes ; ma chère et regrettée femme a rendu ma vie aussi heureuse qu’elle pouvait l’être ; j’ai, je le crois, rendu à Janik le bonheur que je lui devais. En 1651, elle m’a donné un fils ; je l’ai appelé Nominoë. Hélas ! je devais lui survivre… Vous lirez sa triste histoire dans la légende que je vous lègue, fils de Joel.
Avant d’entreprendre ce pénible récit, je vais, selon l’habitude de ceux des nôtres qui, d’âge en âge, ont continué nos annales, je vais brièvement rapporter les événements publics les plus importants accomplis depuis la mort de Henri IV (époque à laquelle finit le récit de mon aïeul) jusqu’au commencement du règne de Louis XIV.
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Après le meurtre de Henri IV, son fils Louis XIII, enfant, monta sur le trône, en 1610. Marie de Médicis, mère de ce roitelet et régente, était alors âgée de trente-trois ans ; belle, hautaine, indolente, forcenée catholique et forcenée ribaude, elle avait, entre autres, pour amant Concini, espèce de bravo italien, grand, bien fait, habile à tous les exercices du corps ; il fut modeste durant la vie de Henri IV ; mais à la mort de ce roi, l’insolence du favori devint sans bornes ; les plus grands seigneurs durent compter avec lui. Il s’occupait peu d’ailleurs des affaires d’État, ne songeant qu’à satisfaire à ses prodigalités, grâce aux sommes considérables qu’il tirait de la reine. Ce rufian avait pour femme Éléonore Galigaï. Souple, adroite, rusée, favorisant le commerce adultère de son mari avec Marie de Médicis, elle exerçait sur celle-ci une extrême influence, dont elle usait pour s’enrichir et pousser ses nombreuses créatures aux plus hauts emplois du royaume. Les gouverneurs des provinces, n’étant plus contenus par Henri IV, s’érigèrent en autant de tyranneaux indépendants du pouvoir royal, et rappelèrent par leurs méfaits les horribles temps de la féodalité. Leurs soutenants et complices se composaient des gentilshommes qui suivaient la profession des armes ; enrôlés pour une seule campagne et congédiés à sa fin, ils ne pouvaient vivre qu’en se mettant aux gages des gouverneurs des provinces ; ceux-ci soldaient, vêtissaient, nourrissaient, protégeaient ces clients, à la condition d’un dévouement absolu, d’une obéissance passive, à ce point qu’ils devenaient les instruments des exactions, des vengeances de leurs patrons, et sous leurs ordres, guerroyaient contre les gouverneurs voisins, au besoin même contre la royauté. C’est dans ces conditions, si favorables à l’anarchie, déjà presque inévitable lors des minorités des princes, que Louis XIII, enfant (né le 27 septembre 1601), fut sacré à Reims, le 14 mai 1610, par le cardinal de Joyeuse.
Ainsi vont les choses dans les monarchies ! Un marmot de huit ans est gravement couronné roi ; sa mère règne en son nom, et souvent l’amant de la mère règne de fait, ainsi que régna quelque temps le Concini, favori de Marie de Médicis. Selon que l’avaient prévu Rome, l’Empire et l’Espagne, le vaste plan de Sully, touchant l’établissement de la république chrétienne, tendant à assurer la paix universelle, fut ruiné par l’assassinat de Henri IV. Son grand ministre tomba en disgrâce ; les préparatifs de guerre contre les puissances catholiques furent abandonnés. Marie de Médicis, prodiguant ses largesses aux princes de la famille royale et tolérant l’effroyable tyrannie des gouverneurs de provinces, parvint, par ces concessions, à retarder jusqu’en 1614 les troubles inséparables des minorités ; mais les hauteurs de son favori Concini, devenu marquis et maréchal d’Ancre, la cupidité insatiable de sa femme Galigaï, le mépris et l’aversion que Marie de Médicis inspirait à tous, en raison de ses débordements et des noirs desseins dont on la soupçonnait, à savoir : d’empoisonner son fils Louis XIII, afin de conserver après lui l’autorité royale, enfin et surtout, le poids exorbitant des impôts, firent de nouveau éclater la guerre civile. Plusieurs princes du sang se retirèrent dans leurs domaines ; les gouverneurs des provinces donnèrent les premiers le signal de la révolte. Les uns traitèrent avec l’étranger ; les autres se liguèrent contre la régente ; plusieurs ne songèrent qu’à agrandir, aux dépens des provinces voisines, le territoire de leurs gouvernements, qu’ils considéraient comme des apanages héréditaires. Après deux années de guerres civiles, auxquelles prennent part le prince de Condé, les ducs de Guise, de Mayenne, de Vendôme, de Nevers, de Rohan et autres grands seigneurs, le parti de la cour, après de fréquentes défaites, reprend l’avantage. Le prince de Condé est mis à la Bastille. RICHELIEU, évêque de Luçon, publie, en faveur de la reine, un mémoire très-habile, où il expose que le prince de Condé voulait détrôner Louis XIII, et que la révolte des grands seigneurs n’a d’autre cause que leur avidité inassouvie. Ainsi, Richelieu prouve que M. le prince de Condé avait reçu, en six ans, de la reine, 3,660,000 livres ; M. et madame la princesse de Conti, 1,400,000 liv. ; M. de Guise, 1,700,000 liv. ; M. le duc de Nevers, 1,600,000 liv. ; M. le duc de Longueville, 1,200,000 liv. ; MM. de Mayenne père et fils, 2,000,000 de liv. ; M. le duc de Vendôme, 600,000 liv. ; M. le duc d’Épernon et ses enfants, 700,000 liv. ; M. de Bouillon, 1,000,000 de liv., etc., etc.
Ces sommes énormes prodiguées à ces princes du sang, à ces grands seigneurs, l’impôt les fournissait ; et sur qui, notamment, pesait l’impôt ? Hélas ! toujours sur Jacques Bonhomme ! Louis XIII ordonna la confiscation des biens des révoltés, fit marcher contre eux trois armées, sans remporter de victoire décisive. L’aversion que l’insolente fortune de Concini, le favori de la reine, inspirait à tous était secrètement partagée par Louis XIII.
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