– L'expiation. – Événements publics importants de la fin du règne de Louis XIV.
Au commencement du mois d’août 1672, une violente tempête régnait sur les côtes de Hollande : un brigantin français, LE SAINT-ÉLOI, poussé par la tourmente, ayant déjà perdu l’un de ses deux mâts, « fuyait devant le vent, » ainsi que disent les marins ; ne conservant dehors qu’une petite voile triangulaire établie à l’avant, il tâchait d’atteindre l’entrée du port de Delft, voisin de la ville de La Haye. Les vagues énormes, déferlant avec furie, couvraient d’un brouillard d’écume la jetée de ce port, dont le brigantin ne se trouvait plus très-éloigné ; aussi, de temps à autre, le capitaine faisait-il tirer, en signe de détresse, deux pièces d’artillerie placées sur les gaillards, afin d’appeler quelque pilote du havre de Delft à bord du navire, en partie démâté, dont la position devenait d’autant plus périlleuse, qu’un coup de mer, brisant à demi son gouvernail, rendait la manœuvre presque impossible. LE SAINT ÉLOI était parti dans la matinée de Calais pour Douvres, par un beau temps et par une brise favorable ; mais vers le milieu de la Manche, le vent, changeant soudain, souffla de l’ouest-nord-ouest avec une telle furie, que le brigantin, forcé de fuir devant la tempête, et ne pouvant plus atteindre Douvres ou retourner à Calais, dut chercher un refuge dans l’un des ports des côtes de la Hollande. Les riches passagers qui avaient exclusivement affrété le Saint-Éloi, pour leur passage en Angleterre, étaient au nombre de cinq : madame la marquise du Tremblay ; sa nièce, mademoiselle Berthe de Plouernel ; l’abbé Boujaron ; un laquais et une fille de chambre. Madame du Tremblay allait rejoindre à Londres son neveu (le frère de Berthe), M. le comte Raoul de Plouernel, chargé d’une mission particulière de Louis XIV auprès de Charles II, roi d’Angleterre. Quoique cette dernière puissance et la France fussent, depuis le commencement de l’année, en guerre avec la république de Hollande, ou plutôt des sept Provinces-Unies, les étrangers obtenaient parfois, du collège de l’amirauté d’Amsterdam, des lettres de sauve-garde, grâce auxquelles l’on pouvait traverser la Manche sans rien avoir à craindre des croiseurs de l’escadre de l’amiral Ruyter. Le Saint-Éloi, muni de l’un de ces sauf-conduits, faisait donc voile pour Douvres, lorsque la tempête l’assaillit ; bientôt les passagers, afin de ne point gêner le travail des pompes à l’aide desquelles une partie du faible équipage s’efforçait de tarir une voie d’eau déclarée dans la cale, furent obligés de monter sur le pont. Leur attitude, en ce moment critique, offrait des contrastes frappants : la marquise du Tremblay, femme d’un âge mûr, autrefois fort belle et d’une physionomie hautaine, gisait, frissonnante d’effroi, étendue à l’arrière du navire, sur un matelas, soutenue par sa fille de chambre, et attachée au bordage, au moyen d’une écharpe qui, passant sous son bras, l’empêchait ainsi d’être ballottée par les brusques oscillations du roulis. À côté d’elle, et non moins qu’elle pâle, épouvanté, l’abbé Boujaron, âgé de cinquante ans, ragot, courtaud, joufflu, s’accrochait à un râtelier de manœuvres d’une main crispée, se cramponnait de l’autre au bras du laquais et poussait des gémissements plaintifs entrecoupés de lambeaux d’oraisons jaculatoires, tandis que mademoiselle Berthe de Plouernel, insoucieuse du danger, s’abandonnait à la terrible poésie de la tempête, après avoir en vain tenté de rassurer la marquise sa tante, et de lui faire partager la confiance dont ne manquent jamais les caractères vaillants. Cette jeune fille, âgée de vingt ans à peine, grande, svelte, de proportions accomplies, était brune et d’une beauté resplendissante. L’émotion, non la crainte, animait son teint ordinairement pâle, et l’éclat dont brillaient ses grands yeux noirs, surmontés de sourcils prononcés, disait assez l’espèce d’admiration fébrile que lui causait l’aspect des éléments en furie ; la narine frémissante, le sein palpitant, le front fouetté par les rafales de l’ouragan qui soulevaient et rejetaient en arrière les boucles flottantes de ses cheveux, elle se tenait d’une main ferme à un agrès du navire, cédait aux oscillations du roulis avec une souplesse qui dévoilait les grâces de sa taille, et conservait ainsi son équilibre. Mademoiselle de Plouernel contemplait avec enthousiasme le spectacle offert à ses regards, et témoignait d’autant plus d’indifférence au sujet des périls dont elle était menacée, qu’elle ne croyait pas à LA MORT… Oui, fils de Joel, selon l’antique foi des Gaulois nos pères, cette jeune fille avait la conviction qu’à la suite du phénomène appelé la mort, l’âme dépouillant instantanément sa dépouille charnelle, afin de revêtir une nouvelle forme appropriée à sa migration en d’autres sphères, l’on allait renaître, ou plutôt continuer de vivre, corps et âme, esprit et matière, dans ces mondes étoilés qui constellent le firmament(8).
Un coup de mer acheva de briser, puis emporta le gouvernail du brigantin ; sa position devint alors désespérée. Le capitaine fit encore tirer le canon d’alarme, dans l’espoir d’attirer enfin l’attention des pilotes de Delft et de les appeler à son aide. Ce signal de détresse fut entendu. L’on vit sortir du port une caravelle, navire solide et léger, capable plus que tout autre, par sa construction, de lutter contre la violence du vent et la grosseur de la mer. En effet, louvoyant avec autant de hardiesse que d’habileté, disparaissant parfois dans les profondeurs que creusaient entre elles les vagues énormes où on la croyait engloutie, la caravelle reparaissait bientôt à leurs cimes, presque couchée sous sa blanche voilure, et rasant l’écume des flots, comme un oiseau de mer… Elle se dirigeait vers le brigantin, au risque de sombrer.
– Ah ! – s’écria le capitaine du Saint-Éloi – pour venir à notre secours, malgré une pareille tempête, il faut que le commandant de cette caravelle soit aussi généreux qu’habile et intrépide marin !
Mademoiselle de Plouernel, frappée de ces paroles, suivit avec un redoublement d’intérêt la manœuvre de la caravelle continuant de louvoyer. Elle prenait une nouvelle bordée, afin de pouvoir passer à portée de voix du brigantin qui, privé de son gouvernail, devenait le jouet des flots et du vent, dont la violence le poussait à la côte.
Soudain, phénomène fréquent près des atterrissages, la bourrasque s’apaisa presque subitement, mais la mer devait encore rester longtemps très-grosse, et son action, jointe à celle du flux dont l’heure arrivait, faisait dériver à la côte hérissée d’écueils le Saint-Éloi, hors d’état de gouverner vers l’entrée du port. La caravelle, profitant des dernières rafales du vent, s’approchait de plus en plus. Quelques matelots la montaient. À sa poupe, maniant le gouvernail d’une main vigoureuse et expérimentée, malgré sa jeunesse, se tenait debout un marin âgé d’environ vingt ans, d’une figure à la fois mâle et charmante, le cou et la tête nus, les cheveux et le front encore ruisselants de l’écume des vagues. Il était vêtu d’une casaque de laine rouge et de larges braies de toile blanche à demi cachées par de grandes bottes de pêcheur. L’attitude résolue de ce jeune marin venant, au risque de sa vie, sauver des inconnus ; sa physionomie calme, intelligente et hardie, empruntaient à l’héroïsme de son action un tel caractère de grandeur et de touchante générosité, que le courage et la personne du sauveur du brigantin impressionnèrent vivement mademoiselle de Plouernel. Lorsqu’il fut à portée de voix, le jeune maître de la caravelle cria en français au capitaine du Saint-Éloi, qu’il allait manœuvrer de façon à donner, quoique la houle fût encore énorme et la mer très-dangereuse, une remorque au brigantin, afin de le conduire dans le port. Cette manœuvre laborieuse, délicate et difficile arrachait le navire désemparé à une perte certaine, en l’empêchant d’être jeté sur les brisants par le flot de la marée montante. Cette manœuvre fut heureusement exécutée par le jeune maître de la caravelle ; ses matelots lancèrent une amarre au brigantin, bordèrent leurs gigantesques avirons de galère, afin de suppléer à la brise expirante ; et au bout d’une heure, remorqué à force de rames, LE SAINT-ÉLOI, à l’abri de tout danger, jetait l’ancre dans le port de Delft.

*
* *
Madame la marquise du Tremblay, débarquée au port de Delft, et reprenant ses esprits jusqu’alors si terriblement troublés par la frayeur de la tempête, se souvint d’avoir souvent rencontré à Paris un certain M. de Tilly chez M. Van Orbek, riche hollandais qui, rivalisant de somptuosité avec le fameux traitant Samuel Bernard, donnait les plus belles fêtes du monde où se pressaient la cour et la ville. M. de Tilly avait, en ce temps-là, courtoisement proposé à la marquise de la recevoir à La Haye si par hasard elle y venait, et de mettre son logis à ses ordres. Elle se rappela cette offre, et trouvant très-désobligeant d’attendre dans une misérable hôtellerie du port de Delft, soit la réparation du Saint-Éloi, soit la partance d’un navire neutre faisant voile pour l’Angleterre, occasion rare depuis la guerre, madame du Tremblay dépêcha un exprès à M. de Tilly, persuadée qu’il se tiendrait très-honoré de lui donner l’hospitalité. En effet, il s’empressa fort galamment de se rendre de La Haye à Delft dans son carrosse, où il emmena madame du Tremblay, sa nièce et l’abbé Boujaron, mettant sa demeure à leur disposition, et pouvant d’autant mieux leur offrir l’hospitalité, – ajouta-t-il, – que sa femme était alors à Amsterdam, auprès de sa mère malade.
La marquise demeurait depuis vingt-quatre heures à La Haye, chez M. de Tilly, et occupait, au premier étage de sa maison, un appartement dont le vaste salon était meublé avec le luxe particulier à ces républicains navigateurs qui, trafiquant avec le monde entier, rapportaient de la Chine, des Indes et de l’Orient les étoffes, les porcelaines, les meubles les plus précieux : vases du Japon, cabinets et paravents de laque rouge ou noire de Coromandel, tapis de Smyrne, glaces de Venise ; toutes ces raretés se trouvaient en profusion chez M. de Tilly, qui jouissait d’une fortune considérable. Madame du Tremblay, encore souffrante des fatigues de sa rude traversée, était à demi étendue sur une chaise longue placée près d’une porte vitrée ouvrant sur un balcon, mis à l’abri des rayons du soleil et des regards des passants par une sorte de velarium rayé de rouge et de blanc ; mademoiselle de Plouernel était assise non loin de sa tante, qui continuait ainsi un entretien commencé :
– … Et maintenant, avouez, ma chère, que le sort de mademoiselle de Kéroualle a été digne d’envie, car le roi… – Mais s’apercevant que sa nièce ne l’écoutait point, la marquise reprit :
– Berthe, votre distraction est singulière… À quoi songez-vous donc ?
– À mon frère Raoul… Puisse sa maladie ne pas empirer durant le retard qu’éprouve malheureusement notre voyage à Londres ! – répondit mademoiselle de Plouernel d’un ton pénétré.
Puis, après un moment de silence :
– Et cependant, voilà qui me semble inexplicable : M. de Noirmont a quitté Londres deux ou trois jours après la date de la lettre qui vous apprenait la nouvelle de la maladie subite de mon frère, et M. de Noirmont nous affirmait encore dernièrement à Versailles, qu’au moment de son départ d’Angleterre il avait laissé Raoul en parfaite santé ?
– M. de Noirmont aura voulu nous dissimuler la vérité, – reprit la marquise avec quelque embarras, – l’on craint toujours de se faire le messager d’une fâcheuse nouvelle.
– Rien pourtant ne semblait plus sincère que l’extrême surprise dont a été frappé M. de Noirmont en apprenant, de nous, la maladie de mon frère, et…
– Mon Dieu, ma chère, je voudrais, comme vous, pouvoir douter de la réalité, – reprit la marquise, interrompant sa nièce avec impatience, – mais ce doute ne m’est plus permis… et je me console en pensant à l’excellente influence que doit avoir, sur la santé de Raoul, ma présence, et surtout la vôtre…
– La mienne ?… – répondit tristement Berthe, – je voudrais l’espérer…
– Cela doit être pour vous, non pas une espérance, mais une certitude…
– Jusqu’à ce jour mon frère aîné m’a toujours témoigné tant de froideur !…
– Ma nièce, ce reproche… !
– Ce n’est pas un reproche… c’est l’expression d’un regret… Du reste, nous avons passé, Raoul et moi, notre enfance et notre première jeunesse presque étrangers l’un à l’autre.
1 comment