Il vivait près de mon père, moi près de ma mère… je ne saurais donc m’étonner de la froideur de Raoul.
– Vous vous méprenez, ma chère, sur ce que vous appelez, très à tort, sa froideur… Oubliez-vous donc qu’en vertu de son droit d’aînesse il est devenu le chef de notre maison, depuis la mort de mon frère ? Cette qualité de chef de notre maison confère à Raoul toute l’autorité que monsieur votre père et madame votre mère, de leur vivant, possédaient sur leurs enfants ; or, l’exercice de cette autorité impose à Raoul, dans ses relations avec vous et Guy, votre second frère, une réserve, une gravité, je dirai presque une sévérité qu’il ne faut nullement confondre avec la froideur ; il vous affectionne au contraire singulièrement. Mais j’ajouterai… et ne voyez point là l’ombre d’un blâme de ma part, – reprit la marquise d’une voix insinuante, – j’ajouterai seulement que certaines libertés de votre esprit, certaine façon téméraire d’envisager diverses choses à un point de vue complètement opposé à celui de Raoul, l’ont parfois, je ne dirai point indisposé contre vous… mais l’ont peut-être inquiété dans la vive sollicitude qu’il vous porte… puisqu’il doit remplir envers vous les rigides devoirs d’un père.
– Je pourrais, ma tante, vous répondre que Raoul se montrait froid et sévère à mon égard avant la perte de mon père et de ma pauvre mère… perte qui serait, hélas ! irréparable… sans ma certitude d’aller revivre un jour près de cette mère idolâtrée…
– La perte de votre père doit être, pour vous, non moins irréparable que celle de votre mère, – reprit la marquise avec une sorte d’aigreur, – la distinction que vous établissez à propos de vos regrets me semble au moins étrange.
– Ma tante, – reprit Berthe d’une voix ferme, – je respectais mon père et j’adorais ma mère… Elle m’a nourrie, élevée, instruite ; je ne l’ai jamais quittée. Mes jours les plus heureux se sont écoulés près d’elle, en Bretagne, dans la solitude de notre château de Plouernel, où j’ai passé mes dix-huit premières années, tandis que mon père vivait à la cour… À peine le voyais-je chaque année, pendant quelques semaines, lorsque la saison de la chasse l’amenait dans ses domaines ; ma mère m’a donc laissé des souvenirs nombreux, incessants et profondément chers : ils me rendent, ils me rendront toujours sa perte… ou plutôt son absence, irréparable, du moins en ce monde. Mais revenons à Raoul ; je vous le disais tout à l’heure, il se montrait déjà, quoique bien jeune encore, froid et hautain envers moi, lorsqu’il accompagnait mon père en Bretagne… et s’offensait de ce que je me permettais d’avoir une manière de voir à moi, et souvent autre que la sienne.
– C’est qu’en effet, pour des gens de notre naissance, ma chère, il n’est au monde qu’une manière de voir à l’égard d’une foule de sujets…
– Je suis, en ce cas, une exception à la règle commune ; mais peu importe ceci. J’ai, croyez-le, ma tante, le plus vif désir de reconnaître ma méprise au sujet des sentiments de Raoul à mon égard ; et j’ai été, je l’avoue, profondément touchée de ce qu’il demande à me voir, à cette heure où il est atteint, dit-on, d’une maladie dont je voudrais pouvoir douter encore… Je ne m’attendais pas à cette preuve de tendresse de sa part ; aussi, vous le disais-je il y a un instant, puisse la maladie de Raoul ne s’être pas aggravée, puisque, hélas ! ainsi que tant d’autres, il a conservé le préjugé de la mort.
– Le préjugé de la mort ! – dit la marquise, haussant les épaules et se contenant à peine, – encore cette extravagante imagination !
– Sublime extravagance ! – reprit Berthe avec un sourire radieux, – elle nous délivre des lâches terreurs du trépas, et nous donne la certitude d’aller revivre auprès de ceux-là que nous avons aimés !
– Tenez, ma nièce, parfois je vous croirais folle, si je ne savais combien vous vous plaisez dans ces affectations d’étrangeté… Quoi qu’il en soit, j’ai l’infirmité de partager avec votre frère et une foule de pauvres esprits faibles le vulgaire préjugé de la mort ; j’espère, et j’ai tout lieu d’espérer, que l’état de santé de Raoul, bien que grave, n’offre rien de positivement alarmant. Éloigné de son pays, de sa famille, de ses amis, mais regardant comme un devoir sacré de rester à Londres, pour le service du roi, notre maître, il est tombé dans une sorte de langueur maladive, de noire mélancolie, et il compte sur notre présence, surtout sur la vôtre, pour dissiper son chagrin…
– Une maladie de langueur ? – reprit mademoiselle de Plouernel pensive, – une pareille maladie est, ce me semble, ordinairement précédée de symptômes d’abattement, de tristesse, et M. de Noirmont nous disait que, lorsqu’il l’a quitté, Raoul, par son esprit, sa grâce et sa gaieté toute française, éclipsait les plus brillants seigneurs de la cour du roi Charles II ?
– Hé, sans doute !… Ce pauvre Raoul est en effet capable des plus grands sacrifices pour représenter dignement son maître, notre grand roi !
– Excusez-moi, ma tante… mais je ne comprends pas vos paroles.
– Rien de plus simple cependant ! votre frère, chargé d’une mission auprès du roi Charles II, en l’absence de M. de Croissy, ambassadeur de France, ne représente-t-il pas à Londres S. M. Louis XIV ? Dès lors, mon neveu, quelle que soit l’amertume de sa mélancolie, ne doit-il pas la dissimuler aux yeux de la cour d’Angleterre, afin de ne point se laisser primer en grâce, en esprit, en gaieté par les courtisans anglais, et de continuer de les éclipser en l’honneur de son maître ? C’est ainsi que Raoul accomplit les devoirs que lui impose sa mission auprès du roi Charles… Mais, – ajouta la marquise, après avoir ainsi répondu d’une manière assez plausible à l’objection de sa nièce, et désirant d’ailleurs changer le sujet d’une conversation qui l’embarrassait, – mais, puisque nous parlons du bon roi Charles… le nom de ce galant et joyeux prince me ramène au cours de l’entretien, dont nous a dévoyé cette longue parenthèse à l’endroit de mon neveu ; or je vous répéterai, ma chère, ce que votre distraction ne vous a pas, tout à l’heure, donné le loisir d’entendre…
– Quoi donc, ma tante ?
– Je vous disais : Avouez que le sort de cette belle mademoiselle de Kéroualle, aujourd’hui devenue madame la duchesse de Portsmouth et l’une des plus grandes dames d’Angleterre, est un sort digne d’envie.
Mademoiselle de Plouernel tressaillit ; ses beaux traits, ordinairement pâles, se colorèrent vivement ; ses noirs sourcils se froncèrent, et, regardant fixement la marquise avec une sorte de stupeur :
– C’est à moi que vous adressez une pareille question ?
– D’où vient votre surprise, ma chère ?
– Vous me demandez, à moi, si le sort de mademoiselle de Kéroualle ne me semble pas digne d’envie ?…
– Sans doute.
– Vous me méprisez donc ! – s’écria mademoiselle de Plouernel avec un élan de généreuse indignation, – vous, la sœur de mon père ! Ah ! madame… madame !
– En vérité, ma nièce, je tombe des nues ! – reprit en toute sincérité la marquise abasourdie. – Quoi ! je vous méprise, parce que je vous cite le sort enviable d’une noble jeune fille qui a eu l’honneur insigne de servir les intérêts d’État du grand roi notre maître… et de…
– Madame, – reprit Berthe d’une voix altérée en interrompant la marquise, – depuis bientôt dix-huit mois que j’ai eu le malheur de perdre ma mère, j’ai vécu près de vous à Paris ou à Versailles, je croyais être quelque peu connue de vous ; je me suis trompée, puisque vous paraissez surprise de ce qu’une infamie me révolte…
– Une infamie !…
– Non pas une, mais plusieurs ; – reprit avec une sardonique amertume mademoiselle de Plouernel. – Tenez, madame, il me faut bien vous le dire ; grâce à la licence du langage et des mœurs qui règne dans votre salon, à la cour et partout ailleurs, j’ai été malgré moi instruite de choses qu’une jeune fille ne devrait jamais seulement soupçonner.
– Et qu’avez-vous donc appris, s’il vous plaît, ma nièce ?
– J’ai appris, madame, entre mille indignités, celle-ci… Le roi Charles II hésitait encore à déclarer la guerre à la république de Hollande, où nous recevons en ce moment l’hospitalité ; Louis XIV charge madame la duchesse d’Orléans de vaincre, à l’aide de certains moyens, l’indécision de son frère, Charles II. Elle y consent, part pour Londres, munie d’une somme d’argent considérable(9), et emmenant à dessein l’une de ses filles d’honneur d’une rare beauté, mademoiselle de Kéroualle… Or, dans quel but la duchesse d’Orléans se faisait-elle accompagner de cette belle personne ?… C’était afin de la livrer au roi Charles, en retour de sa déclaration de guerre aux Hollandais…
– Permettez, ma nièce…
– Madame, j’ai parlé de plusieurs infamies… Ai-je trop dit ? comptons : Spéculant sur les mœurs dissolues du roi d’Angleterre, Louis XIV envoie sa belle-sœur, madame la duchesse d’Orléans, remplir le métier de… En vérité, je rougis… mais quel terme employer, sinon celui d’entremetteuse ?… Est-ce assez infâme ?… cette princesse s’abaissant à cet ignoble commerce ! Auprès de qui ?… de son frère… N’est-ce pas doublement infâme ?
– Encore une fois, ma nièce… je…
– Enfin, mademoiselle de Kéroualle, complice de ces ignominies, se vend au roi d’Angleterre, et accepte, pour prix de son public opprobre, le duché de Portsmouth… Est-ce assez infâme ?
– Vous oubliez que…
– Il est vrai, madame, j’oubliais qu’un prince de l’Église catholique, l’évêque de Meaux, Bossuet, a osé dire, dans la maison de Dieu, en présence de la cour assemblée pour entendre l’oraison funèbre de madame la duchesse d’Orléans : « qu’elle s’en était allée s’acquérir deux puissants royaumes, par des moyens agréables, et que sa vertu était sa seule médiatrice entre les deux rois. » Un pareil langage est-il assez inf… ; mais non, je n’achève pas, par respect pour le caractère auguste dont est revêtu l’homme qui a prononcé ces paroles inouïes en présence d’une tombe à peine fermée.
La marquise du Tremblay, après avoir témoigné son sincère étonnement de la véhémente indignation de mademoiselle de Plouernel, se ravisa, réfléchit un moment ; puis, donnant à ses traits l’expression la plus doucereuse ; à sa voix l’accent le plus affectueux, elle dit à sa nièce encore frémissante de mépris et de dégoût :
– Ma chère enfant… venez m’embrasser…
La jeune fille, étrangement surprise de ce soudain accès de tendresse, hésitait à se rendre au désir de sa tante, qui reprit :
– Oui, venez m’embrasser, vous êtes une noble personne, digne du nom que vous portez ; vous êtes sortie triomphante d’une petite épreuve que je vous ménageais…
– Une épreuve ? – reprit mademoiselle de Plouernel, sans cacher d’abord son incrédulité ; mais bientôt, cédant à la pente des caractères droits et purs, plus disposés à incliner vers le bien que vers le mal, et ayant d’ailleurs assez conscience d’elle-même et de ce qu’elle devait paraître à sa tante, pour croire que celle-ci eût voulu sérieusement lui présenter comme un sort enviable la destinée de mademoiselle de Kéroualle, Berthe se rapprocha de la marquise, qui, l’embrassant avec effusion, ajouta :
– Oui, oui, chère enfant, vous êtes digne du noble nom de Plouernel !… Je m’y attendais.
– Béni soit Dieu… C’était une épreuve ! – reprit la jeune fille, souriant à demi et se sentant allégée d’un grand poids ; il lui eût été si pénible de penser que le déshonneur lui était offert en exemple par la sœur de son père ! – Mais, ma tante, soit dit sans reproche, – ajouta Berthe, – l’on n’éprouve que ceux de qui l’on doute : vous doutiez donc de moi ?
– Non, certes, mais de nos jours l’on a vu l’amour d’un roi tourner tant de jeunes têtes et des plus solides… que…
– Que vous croyiez peu à la solidité de la mienne ?…
– Si créante que j’y fusse, je voulais, chère nièce, vous donner l’occasion de montrer cette solidité dans tout son lustre… Seulement, soit dit à mon tour sans reproche, je déplore qu’une jeune personne de votre naissance s’échappe, ainsi qu’il vous arrive parfois, à ce point de parler d’une façon si étrangement irrévérencieuse du grand roi, notre maître, dont votre frère a l’honneur d’être l’un des plus dévoués serviteurs…
– Ma tante, ne discutons pas, de grâce, les mérites de celui qu’il vous plaît d’appeler votre maître ; jamais il ne sera le mien… Je n’ai qu’un maître, il est au ciel.
– Sans doute ; mais, après Dieu, vient le roi, à qui nous devons une soumission aveugle, un dévouement sans bornes, un pieux respect…
– Un pieux respect !… lorsqu’à Versailles j’ai vu ce roi promener publiquement dans le même carrosse, la reine sa femme, et ses deux maîtresses : l’ancienne et la nouvelle ! mademoiselle de La Vallière et madame de Montespan ! Faut-il donc pieusement respecter tant d’audace dans les mauvaises mœurs ?
– En vérité, ma chère, vous perdez la raison. La violence de votre langage…
– Excusez ma franchise bretonne, mais je ne saurais respecter ce qui m’inspire aversion, dégoût et mépris…
– Encore !…
– Quoi ! ce prince sait combien ses scandaleuses amours affligent la reine ! Il sait combien est amère la rivalité de La Vallière et de Montespan ! Et sans pitié pour les secrets déchirements du cœur de ces trois femmes… parmi elles je ne plains d’ailleurs que la reine ! il les force de dévorer leur outrage, leur jalousie, leurs ressentiments, leur honte ! de paraître côte à côte, à la face de tous ! il les traîne triomphalement après soi, comme s’il voulait glorifier son double adultère ! Ah ! je le répète, cette ridicule infatuation de soi-même, ce grossier oubli de toute pudeur, ce brutal dédain de tout mystère, ce cynisme insolent, cette lâche cruauté envers des femmes, ne sauraient m’inspirer qu’aversion, mépris et dégoût !
– Hé ! ma nièce, dans leur fervente adoration pour leur souverain trop aimé, La Vallière, Montespan et la reine, de même que l’on offre à Dieu ses douleurs en sacrifice, offraient les déchirements de leur cœur à leur idole, le plus beau, le plus grand roi du monde !
– Allons, ma tante, voici qui devient par trop hyperbolique. Ne l’ai-je pas vu, ce grand roi ! au demeurant assez petit homme, s’évertuant à exhausser sa taille, grâce à des talons démesurés et à d’énormes perruques ! Or, privé de ses talons, de ses perruques, et surtout de son manteau royal, que reste-t-il, je vous prie, de l’idole ? Un bellâtre guindé, gourmé, quelque peu courtaud ! du reste, bon baladin de courante ; encore meilleur cavalier de carrousel ; toujours rogue, sévère, embastillé dans sa majesté d’apparat ; ne riant jamais, de peur de montrer ses vilaines dents(10) ; très-négligent de soi-même, ne se rasant qu’un jour sur trois ; aimant fort les parfums, et pour cause personnelle, ce dit-on ; n’ayant en somme de véritablement grand que l’appétit, si j’en juge par sa voracité, dont j’ai été témoin à Versailles en un jour de gala ! Mais la raillerie m’emporte, et j’en rougis, – ajouta mademoiselle de Plouernel, de qui les traits s’attristèrent soudain, – devrais-je jamais oublier que le frère de ma mère a fini ses jours dans un cachot, victime de l’iniquité de Louis XIV !
Madame du Tremblay avait une secrète raison, pour ne point fulminer davantage contre ce qu’elle appelait « les énormités de sa nièce, » qui, d’ailleurs, se montrait plus que jamais hostile à l’idole de nos jours néfastes ; se contentant donc de sourire d’un air forcé, la marquise reprit :
– Après tout, ma chère, la véhémence de votre langage a son excuse en ceci, que la contagion du pays où nous sommes venues échouer vous aura gagnée. Cette méchante petite république hérétique, si vertement châtiée naguère par Louis XIV, a toujours tenu notre grand roi en particulière aversion ; cette pestilence républicaine et hérétique vous aura monté au cerveau… et qui sait… – ajouta la marquise avec un accent sardonique, – vous sortirez peut-être de céans… huguenote ?
– Du moins, je ne serais pas la seule huguenote de notre famille, – répondit mademoiselle de Plouernel, devenue soudain pensive, – je suivrais l’exemple de l’un de nos ancêtres, peu partisan de la royauté.
– Qu’est-ce à dire ?
– L’aïeul de mon père n’a-t-il pas été huguenot ? Le colonel de Plouernel, ainsi qu’on l’appelait alors, n’a-t-il pas pris part aux guerres religieuses du siècle passé, sous les ordres du grand Coligny, dont il était l’un des plus vaillants officiers ?
– Hélas ! il n’est que trop vrai ! L’apostasie de ce Plouernel fut une tache pour notre famille. Il en était le puîné : lorsque son frère aîné, le comte et le vicomte son fils furent tués, aux premiers rangs de l’armée royale et catholique, lors de la bataille de La Roche-la-Belle contre les hérétiques rebelles au Saint-Père et à leur roi, le colonel huguenot devint ainsi forcément le chef de notre maison et hérita de ses immenses domaines ; son fils partagea malheureusement l’hérésie paternelle, mais du moins son petit-fils, qui fut mon père, est, grâce à Dieu, rentré dans le giron de l’Église catholique et dans l’observance de nos antiques traditions d’amour, de respect, de fidélité pour nos rois, contre qui ce colonel de Plouernel tira si vilainement l’épée ! Laissons donc ensevelis dans leur double félonie ces deux Plouernel, indignes de leur noble race…
– Il m’en coûte, ma tante, de vous contredire… mais j’affirme et puis vous affirmer que le colonel de Plouernel, par son courage, ses vertus, la noblesse de son caractère, a été peut-être le seul homme dont notre famille puisse justement s’enorgueillir.
– Ma chère, est-ce une gageure ? ou bien l’amour du paradoxe vous pousse-t-il jusqu’à l’extravagance ?
– Ce que j’affirme, ma tante, je l’affirme à bon escient… et sur preuves…
– Sur preuves !… Que dites-vous là ! Le colonel est mort il y a un siècle…
– Il n’est pas mort tout entier… son âme, sa belle et grande âme lui a survécu !
– Quel est ce pathos… son âme lui a survécu ?
– Oui… elle revit dans de touchantes et nobles pages écrites par lui ; je les ai lues avec autant d’attendrissement que de respect et d’admiration.
– Ces pages, où les avez-vous donc déterrées ?
– Ce n’est pas moi, mais ma mère qui a fait cette précieuse découverte. Passant sa vie dans la solitude et cherchant à s’instruire, afin de m’instruire moi-même, elle lisait beaucoup, et en fouillant notre bibliothèque du château de Plouernel, elle a trouvé un manuscrit laissé par le colonel, sorte d’instruction adressée à son fils… Aussi, après en avoir pris connaissance, ma mère et moi, nous ne concevions pas comment un pareil écrit restait oublié sur les tablettes d’une bibliothèque, au lieu de devenir l’honneur des archives de notre famille.
– Et moi, ma nièce, ce dont je m’étonne davantage encore, c’est que cet écrit, nécessairement empesté d’hérésie et empreint de révolte contre l’autorité royale, n’ait pas été brûlé ?
– C’eût été, ma tante, grand dommage, car jamais homme de bien n’a parlé à son fils un langage plus sensé, plus digne, plus véritablement chrétien ; mais ce qui m’a de plus et singulièrement frappée dans ce manuscrit, c’est un fait extraordinaire… auquel vous aurez peut-être peine à croire.
– Et ce fait, quel est-il ?
Mademoiselle de Plouernel, en s’entretenant avec la marquise, venait de regarder par hasard à travers l’écartement de l’espèce de velarium qui abritait des rayons du soleil le large balcon près duquel était placée la chaise de la jeune fille ; aussi, ne répondant pas à l’interrogation de sa tante, elle resta un moment silencieuse, tandis que son œil attentif, plongeant sur la place qui s’étendait devant la maison de M. de Tilly, semblait suivre quelqu’un avec un si visible intérêt, que la marquise, se soulevant à demi sur sa chaise longue, dit à sa nièce : – Qui regardez-vous donc ?
– Ce jeune marin que vous savez, – répondit Berthe, sans le moindre embarras. – Il vient de passer avec un homme à cheveux gris, son père assurément, car il existe entre eux une extrême ressemblance. Ah ! je regrette vivement que…
– De quel marin me parlez-vous là, s’il vous plaît ?
– Ma tante, oubliez-vous donc si vite les services rendus en péril de mort… vous qui croyez à la mort ? Le brigantin où nous étions embarquées ne périssait-il pas corps et biens, sans le dévouement intrépide de ce jeune marin, Français comme nous, et qui a bravé la tempête pour venir à notre secours ?…
– Eh bien ! est-ce que l’abbé Boujaron ne lui a pas libéralement donné de ma part dix louis, à ce marinier ?
– Il est vrai… et recevant avec une dignité parfaite cette humiliante rémunération que n’accompagnait ni un mot de courtoisie, ni une expression partie du cœur, ce jeune marin a pris les dix louis, et les jetant dans le bonnet d’un matelot invalide mendiant sur le port, notre généreux sauveur a dit à ce pauvre homme en souriant : « – Tenez, mon ami, voici dix louis que vous donne M. l’abbé… afin que vous priiez pour ses péchés. » – Après quoi, nous saluant avec respect, il s’est éloigné… sans que j’aie osé…
– Et voilà qui était de la dernière impertinence ! – s’écrie la marquise, interrompant sa nièce. – Donner ces dix louis à ce mendiant, afin qu’il priât pour les péchés de l’abbé, n’était-ce point donner à entendre que ce saint homme devait avoir la conscience chargée ? J’ignorais l’effronterie, l’ingratitude de ce marinier, anéantie que j’étais par le mal de mer et la frayeur… puisque j’ai l’infirmité de ne point être persuadée, ainsi que vous prétendez l’être, que l’on va ressusciter en chair et en os dans les étoiles… Or, pour revenir à ce manant d’eau salée, son injurieux dédain de la généreuse gratification qu’on lui offrait nous rend plus que quittes envers lui.
– Telle n’est pas mon opinion, ma tante… Et j’ai prié M. de Tilly, notre hôte, d’avoir l’obligeance de tâcher de s’enquérir du nom et de l’adresse de notre courageux compatriote, qui doit habiter momentanément le port de Delft…
– Et dans quel but cette belle enquête ?
– Je désire charger M. de Tilly d’assurer notre sauveur de notre reconnaissance et de le prier d’excuser l’étrange procédé de M. l’abbé à son égard, excuses que je n’ai pas eu, je l’avoue, le courage de lui offrir dans le premier moment, tant je me sentais péniblement confuse de l’humiliation qu’il subissait, et dont il s’est d’ailleurs vengé avec mesure et bon goût… Tout à l’heure, en le voyant passer sur la place…
– Vous avez eu probablement envie de l’appeler par la fenêtre ? – s’écria la marquise suffoquée, après avoir écouté mademoiselle de Plouernel avec un ébahissement profond. – En vérité, ma nièce, vous perdez complètement la tête…
– Je ne pensais nullement à appeler notre compatriote par la fenêtre, je regrettais seulement que M. de Tilly ne se fût pas trouvé ici avec nous, il aurait pu le rejoindre et…
– Ma nièce… je dois vous déclarer que… – Mais la marquise, réfléchissant à l’inopportunité des reproches qu’elle allait adresser à la jeune fille, se contint et reprit, afin de changer le cours de l’entretien : – Tenez, ma chère, vous me dites des choses tellement saugrenues, que je préfère encore vous entendre parler du colonel de Plouernel… et de ce manuscrit qui contenait, selon vous, un fait si extraordinaire.
– Rien de plus facile que de vous satisfaire, ma tante, – répondit Berthe avec un demi-sourire qui semblait pronostiquer à la marquise de nombreux sujets de suffocation. – Le fait en question vous semblera certainement non moins extraordinaire qu’à moi…
– Enfin, quel est-il ?
– Le voici… Dans ce manuscrit adressé à son fils, le colonel de Plouernel lui rappelle en quelques lignes comment l’origine de notre famille…
– Remonte au temps de la conquête des Gaules, – ajoute la marquise avec une orgueilleuse emphase. – Un Neroweg, nom qui, je l’espère, sent sa race germanique, fut l’un des leudes ou pairs et compagnons d’armes de Clovis et comte au pays d’Auvergne, où il s’empara d’immenses domaines, possessions saliques ne relevant que de son épée. Plus tard, lorsque la Bretagne, après plusieurs siècles de lutte, fut enfin à son tour conquise et asservie par les Franks, ainsi que les autres provinces des Gaules, les Neroweg, déjà comtes en Auvergne par le droit de leur épée, devinrent sires et possesseurs des terres de Plouernel, en Bretagne, par la grâce de leurs rois. Neroweg VI, sire de Plouernel, fut l’un des premiers croisés ; il fit bâtir le château féodal dont on voit encore le donjon et les imposantes ruines au faîte de la montagne au pied de laquelle le père du colonel édifia jadis, dans le style de la Renaissance, le magnifique château de Plouernel tel qu’il existe aujourd’hui. Oui, ne l’oubliez jamais, ma nièce, notre maison est certainement, sinon la plus illustre, du moins la plus ancienne de la noblesse française.
– Soit, ma tante… Mais le colonel, en rappelant à son fils l’antiquité de notre famille, qui remonte à l’époque de la conquête des Gaules, ajoute naturellement ceci : qu’il n’y a pas de conquérants sans conquis, et que les Franks, dont nous nous prétendons issus, nous autres de noble race, ont dépouillé, puis asservi les Gaulois.
– Certes, ma nièce ! Et c’est là notre gloire, l’origine de notre droit, de notre noblesse, de notre fortune ! Tout noble représente directement ou indirectement le Frank conquérant ; tout vassal, roturier ou bourgeois, représente le Gaulois conquis. Voilà pourquoi il y a des seigneurs et des vassaux ! Voilà pourquoi, à bien dire, la terre des Gaules est à nous !
– D’accord ; mais enfin, ces Gaulois asservis et devenus tour à tour nos esclaves, nos serfs, et aujourd’hui nos vassaux, n’ont pas subi sans lutte, sans révolte, une domination établie par l’épée, par la violence, par le dol, par le meurtre !
– Eh, mon Dieu ! ma nièce, ce sont là les conséquences forcées de toute conquête… Tant pis pour les vaincus !
– Tel n’est pas le sentiment du colonel de Plouernel ; et, après avoir rappelé à son fils l’inique et sanglante origine de la noblesse, il ajoute ce fait vraiment extraordinaire auquel j’arrive, qu’une famille gauloise de race, dont le colonel de Plouernel a connu et honoré l’un des descendants, lors du siège de La Rochelle, s’est légué d’âge en âge, depuis la conquête des Gaules par les Romains d’abord, puis par les Franks, une série de légendes racontant les souffrances, les malheurs de divers personnages de cette famille et qui… rapprochement étrange… lors des fréquentes révoltes des Gaulois asservis, ont parfois, d’âge en âge, lutté les armes à la main contre des seigneurs de notre maison d’origine franque !
– Ce sont là d’extravagantes imaginations de ce colonel, traître à son roi et à sa foi, – repartit la marquise en haussant les épaules. – Une famille de serfs, de manants, aurait une tradition, une généalogie et, qui mieux est, des archives… C’est impossible… c’est insensé !…
– Bien au contraire, ma tante, de plus conforme aux mœurs des anciens Gaulois. Ma mère, je vous l’ai dit, dans sa solitude lisait beaucoup ; elle m’a justement, à l’occasion de la découverte du manuscrit de M. de Plouernel, cité un vieux livre démontrant d’une manière irrécusable que chaque famille gauloise, même des plus obscures, se transmettait de génération en génération sa généalogie et certaines traditions domestiques…
– À d’autres ! ce sont là des contes bleus !
– Mais, ma tante, ces légendes, le colonel les a vues, les a lues ; il en a même copié divers fragments à l’appui des conseils qu’il donne à son fils.
– Bagatelle ! invention huguenote !
– Que vous dirai-je ! cette famille qui s’est transmis de siècle en siècle ses annales depuis l’antiquité la plus reculée, cette famille existe encore… elle est vassale de mon frère…
– Cette famille ?
– Oui, elle habite aujourd’hui l’un de ses domaines… Quelle meilleure preuve puis-je vous donner de la réalité de ce que j’avance ?
– S’il en est ainsi, la chose, je l’avoue, est extraordinaire, – reprit la marquise stupéfaite. – Mais comment savez-vous cela ?
– Mon frère, en outre de ses vastes possessions en Auvergne et dans le Beauvoisis, est en Bretagne seigneur de Plouernel et de Mezléan ?
– Sans doute… Et, si je ne me trompe, le noyau de ce domaine de Mezléan, plus tard considérablement augmenté par des acquisitions successives, avait été apporté en dot à ce colonel renégat par madame sa femme.
– Précisément, ma tante… Eh bien, à la fin du siècle dernier, lors du siège de La Rochelle, M. de Plouernel s’était lié d’une étroite amitié avec l’un des descendants de cette famille gauloise, armurier de son état et l’un des plus vaillants soldats de l’amiral de Coligny…
– Que voici une honorable liaison ! Mais quoi d’étonnant à ce qu’un apostat s’avilisse jusque dans ses amitiés… Continuez.
– Or, cet armurier éprouvait le plus vif désir de venir, après la fin de la guerre religieuse, s’établir en Bretagne, antique berceau de sa famille, qui, selon ses légendes domestiques, possédait jadis des champs non loin de Karnak.
– N’existe-t-il pas une métairie de ce nom dépendant du manoir de Mezléan ?
– Oui, ma tante ; et par une coïncidence singulière, c’est aussi près de ces gigantesques pierres druidiques de Karnak, encore debout aujourd’hui, au bord de la mer, qu’étaient situés les champs de cette famille gauloise, dès avant la conquête de la Gaule par Jules César…
– Ma nièce, prétendez-vous vous railler de moi ? Un pareil souvenir encore vivant après dix-sept siècles et plus !
– Rien de plus simple, si l’on songe à la perpétuité de ces traditions de famille léguées d’âge en âge et signalées dans le manuscrit du colonel de Plouernel. Et si vous le désirez, ma tante, lors de notre premier séjour en Bretagne, je vous lirai ces pages si curieuses, et vous reconnaîtrez que tout y respire une entière sincérité.
– Vous me ferez grâce, s’il vous plaît, de cette belle lecture, qui me révolterait abominablement.
– En ce cas, je n’insisterai pas à ce sujet, j’achèverai seulement mon récit en ajoutant que M. de Plouernel, afin d’être agréable à son ami l’armurier de La Rochelle…
– Un Neroweg de Plouernel… ami d’un armurier !… C’est pourtant à de pareilles bassesses que conduit l’esprit de révolte contre l’Église et le roi ! Continuez.
– M. de Plouernel, dis-je, offrit à cet armurier de prendre à long bail la métairie de Karnak ; acceptant cette offre avec reconnaissance, il vint s’établir avec sa famille sur le domaine de Mezléan, et d’armurier se fit laboureur. Mais, selon la coutume, usance et habitance se changeant, au bout d’un certain nombre d’années, en vassalité, les descendants de l’armurier, n’ayant jamais, depuis le siècle dernier, quitté la terre de Mezléan, sont aujourd’hui vassaux de mon frère.
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