Au-dessus du manteau de la cheminée, on voyait le portrait du père de MM. de Witt, austère figure peinte dans le style de Rembrandt. Une table chargée de papiers était placée dans l’embrasure d’une longue fenêtre aux petits carreaux treillissés de plomb, de chaque côté de laquelle on voyait, placés sur des crédences, des instruments de physique, car le grand pensionnaire de Hollande était, ainsi que son frère, très-versé dans les sciences.

Jean de Witt, assis devant la table, pensif et attristé, écrivait à son ami l’amiral RUYTER cette belle lettre d’une simplicité antique, et où se dévoilait la trame infernale ourdie par les Orangistes contre Corneille de Witt :

« À monsieur l’amiral Ruyter.

» Monsieur et bon ami, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 25 du mois dernier, pour me témoigner combien vous êtes affligé des blessures que j’ai reçues. Je m’en trouve à présent, grâce à Dieu, à peu près guéri ; trois sont cicatrisées ; la dernière, la plus profonde de toutes, paraît devoir se fermer bientôt. L’envie dont quelques méchants poursuivent notre famille a monté si haut en ces temps malheureux, qu’après avoir tenté de se défaire de moi par un assassinat, l’on tâche aujourd’hui de se défaire de mon frère, le ruart de Putten, par les voies de la justice. Vous aurez sans doute appris que le procureur fiscal l’a fait arrêter par ordre des États de Hollande et l’a fait conduire ici, dans la châtellenie, où il est présentement gardé. Nous n’avons pu d’abord nous imaginer quelle pouvait être la cause, ou du moins le prétexte de cet emprisonnement ; nous savons aujourd’hui quel est le complot tramé contre mon frère. Ce complot, le voici :

» Un chirurgien nommé Guillaume Tichelaar a dénoncé avec une hardiesse et une impudence inouïes mon frère, comme ayant voulu le corrompre par une grosse somme d’argent et le porter à assassiner M. le prince d’Orange ! Mon frère n’étant pas capable de concevoir le dessein d’un attentat si exécrable, et encore moins de l’exécuter, j’ai la ferme persuasion qu’ayant plu à Dieu de me délivrer comme par le miracle des mains des meurtriers qui me voulaient assassiner, il ne permettra pas que l’innocence soit victime de la calomnie et du mensonge ; mon frère échappera sans doute aux embûches qui lui sont tendues, ainsi que j’ai échappé aux poignards de mes ennemis.

» Tichelaar, le dénonciateur de mon frère, a été autrefois accusé par lui, en sa qualité de ruart de Putten, devant le siège de la justice de ce bailliage, d’avoir voulu violer une femme ; et pour ce crime, Tichelaar fut condamné à une peine infamante. Cet homme noté d’infamie aura voulu se venger de mon frère par une horrible calomnie ; nous savons d’ailleurs, de science certaine, les détails suivants :

» Il y a trois semaines, Tichelaar étant venu chez mon frère, à Dordrecht, demanda de lui parler seul à seul ; ma belle-sœur, sa femme, ayant reçu et fait entrer cet homme, mais craignant (d’après ce qui s’était passé contre moi) qu’il n’eût de mauvais desseins contre le ruart, commanda à l’un de ses domestiques de se tenir à la porte de la chambre et de prendre garde à ce qui se passerait, dans le cas où ce Tichelaar tenterait quelque mauvais coup contre mon frère. Ce domestique a affirmé sous serment devant les commissaires de la cour : – qu’étant ainsi posté près de la porte, il entendit Tichelaar offrir au ruart de lui déclarer quelques affaires secrètes ; à quoi mon frère répondit, connaissant Tichelaar pour un homme perdu :

« – Si c’est quelque chose de bon, je suis prêt à vous entendre et à vous seconder ; mais s’il s’agit d’une méchante affaire, ne m’en parlez point, car je la dénoncerais à la régence ou à la justice. »

» Que là-dessus, après quelques paroles échangées de part et d’autre, Tichelaar termina l’entretien en disant :

« – Puisque monsieur ne désire point que je lui découvre mon secret, je le garderai devers moi. »

» Mon frère a confirmé cette déposition, et la dénonciation de Tichelaar étant le seul fait à la charge de mon frère, je ne vois pas qu’il y ait lieu de rien appréhender dans cette affaire. Regrettons seulement les malheurs du temps et la méchanceté de nos ennemis.

» Du reste, la prise des villes sur le Rhin en si peu de temps par les armées de Louis XIV ; l’irruption de l’ennemi jusqu’au bord de l’Yssel presque sans résistance, par lâcheté inouïe ou trahison infâme, m’ont de plus en plus confirmé la vérité de ce qu’autrefois l’on appliquait à la république romaine : prospera omnes sibi vindicant, adversa uni imputantur(11) ; c’est ce que j’éprouve moi-même. Le peuple de Hollande m’a chargé de ses désastres et des calamités de notre république, quoique je n’aie jamais été qu’un fidèle serviteur du pays ; aussi, me suis-je résolu de donner ma démission de ma charge de grand pensionnaire ; les États ont eu la bonté de m’accorder ma demande, ainsi que vous pourrez le voir dans l’extrait que je vous envoie. J’ai cru devoir vous instruire de ma décision, afin que vous ne m’adressiez plus désormais les lettres qui regardent l’État, mais que vous les envoyiez par prévision à l’adresse de M. le pensionnaire de Hollande et de West-Frise ou de celui qui exerce présentement cette charge. »

Jean de Witt achevait d’écrire cette lettre à l’amiral Ruyter, lorsqu’une servante vint avertir l’ex-grand pensionnaire de Hollande que M. Serdan, accompagné de deux personnes, demandait à être introduit près de lui.

– Certes, qu’il vienne ! – répondit Jean de Witt. – Jamais la présence d’un ami ne m’aura été plus douce qu’en ce moment.

Bientôt après, M. Serdan fut introduit, ainsi que ses deux compagnons. L’un, homme d’un âge mûr, avait les cheveux gris ; l’autre, son fils, était ce jeune et hardi marin, sauveur du brigantin le Saint-Éloi, à bord duquel se trouvait mademoiselle Berthe de Plouernel ; et, rapprochement singulier qu’elle ignorait encore, tous deux appartenaient à cette famille gauloise, originaire de la Bretagne, dont parlait le colonel de Plouernel dans son manuscrit, cette famille Lebrenn qui, tour à tour esclave, serve et vassale depuis la conquête de Clovis, se transmettait de génération en génération sa légende plébéienne.

Salaün Lebrenn et son fils Nominoë, entrant sur les pas de Serdan, ne purent contenir ni cacher leur émotion à l’aspect de Jean de Witt, ce grand citoyen de qui la renommée était parvenue jusqu’à eux, et qu’ils admiraient et révéraient plus encore depuis que, dans leurs nombreux entretiens avec Serdan, ils avaient appris de lui mille détails intimes sur l’homme illustre qu’ils contemplaient avec une sorte de recueillement ; Nominoë surtout, cédant à la vivacité des impressions de la jeunesse, se sentit tellement ému, que son regard devint humide en songeant que Jean de Witt, depuis tant d’années dévoué au service de la république, avait failli récemment succomber sous le poignard des assassins.

– Mon ami, – dit Jean de Witt à Serdan, après avoir répondu avec affabilité au respectueux salut des deux Français, – ces messieurs sont sans doute vos deux compatriotes pour qui vous m’aviez demandé d’écrire au collège de l’amirauté, afin d’obtenir un ordre secret de passe, dans le cas où leur navire serait visité par nos croiseurs ?

– Oui, mon cher Jean ; car, en qualité de marins français, ils n’avaient rien à craindre des escadres royales, et la lettre de passe les sauvegardait contre les croiseurs hollandais. En vous remettant, avant-hier, les notes relatives à la Bretagne, que m’a confiées à votre intention M. Salaün Lebrenn, capitaine de navire marchand, résidant au port de Vannes, je vous ai dit ensuite dans quelles circonstances j’ai connu M. Lebrenn à Nantes, il y a trois ans ; quelle conformité d’opinions, de religion, d’espérances, nous a dès lors rapprochés ; une correspondance fréquente a resserré nos relations. M. Lebrenn, mieux que personne à même de connaître l’état des choses en Bretagne, et par ses relations de famille et par ses relations commerciales, m’a signalé, dans l’une de ses dernières lettres, des symptômes de mécontentement analogues à ceux que moi et mes amis nous avions remarqués en parcourant le Languedoc, le Dauphiné, le Vivarais, la Guyenne et la Normandie. Frappé de voir le mécontentement envahir ainsi la plus grande partie des provinces de France, j’ai engagé M. Lebrenn à venir à La Haye, afin de conférer avec vous, et je vous ai remis son mémoire sur des faits d’une haute gravité dont la Bretagne est le théâtre… Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous pouvez, que vous devez avoir toute créance dans ces renseignements.

– Je n’en doute pas ; car ils concordent de tous points avec d’autres rapports qui me sont aussi parvenus, – répondit Jean de Witt. Et s’adressant à Salaün Lebrenn : – J’ai donc lu votre mémoire, monsieur, avec une sérieuse et scrupuleuse attention ; les faits navrants, souvent horribles, dont il abonde, ne sont, j’en suis certain, nullement exagérés. Ainsi, par exemple, les pilleries, les ravages, les atrocités inouïes que commettent à cette heure les troupes de Louis XIV dans nos provinces ne témoignent que trop des habitudes de rapine, de violence de vos gens de guerre. En résumé, votre mémoire, monsieur, constate, ce me semble, d’une manière irrécusable, que le mécontentement profond dont le progrès en Bretagne est de toute évidence, doit être attribué aux causes suivantes : – les taxes, corvées, redevances écrasantes imposées aux vassaux par les seigneurs et le clergé ; – les mauvais traitements, les emprisonnements, parfois même les exécutions capitales dont les vassaux sont victimes sans merci ni recours, grand nombre de seigneurs ayant dans leurs domaines droit de haute et basse justice ; – les exactions, les violences des soldats, auxquelles sont exposées les populations des villes et des champs ; – la profonde irritation de la bourgeoisie des grandes villes, telles que Rennes et Nantes, qui, chaque jour, accablée de nouveaux impôts, se voit menacée d’une ruine prochaine ; – enfin, l’irritation non moins grande du Parlement de Bretagne, outré de voir promulguer sans sa sanction des édits bursaux qu’il eût refusé d’enregistrer, édits tellement onéreux, que la gêne, la détresse, la misère, pèsent chaque jour davantage sur toutes les classes de cette province. Tel est, monsieur, le résumé succinct de votre rapport, appuyé de faits empreints, je le répète, d’une douloureuse et incontestable réalité… Vous ajoutez que, selon vos propres observations, le mécontentement est arrivé à ce point, par suite du ruineux et cruel despotisme de Louis XIV, qu’un soulèvement général est imminent et peut éclater à la moindre occasion ?

– Oui, monsieur, – répondit Salaün Lebrenn, – telle est ma conviction.

– Elle me paraît parfaitement fondée. Cependant, monsieur, – reprit Jean de Witt, – permettez-moi de vous faire observer qu’en de si graves conjonctures, l’on doit surtout se défendre d’illusions… illusions d’autant plus excusables, mais aussi d’autant plus susceptibles de nous égarer, qu’elles naissent d’un généreux espoir…

– Soyez-en certain, monsieur, mes vœux ne m’abusent pas, – répondit Salaün Lebrenn. – L’état des esprits, en Bretagne, offre, il est vrai, des chances de succès à notre cause commune, celle de l’humanité ; mais je suis loin de m’aveugler sur plusieurs conséquences possibles du soulèvement que je prévois. Il m’a paru néanmoins opportun de profiter de l’occasion afin de tenter, sinon d’abattre, du moins de refréner la tyrannie qui épuise, dégrade, opprime la France et a déjà porté un coup terrible à votre république, notre alliée naturelle… Ce qui prouve une fois de plus, monsieur, que puisque, sans consulter les peuples, les rois déclarent la guerre à qui gêne leur ambition ou blesse leur orgueil, les peuples ont à leur tour le droit de s’allier à qui les aide à briser leur joug… Cette opinion, monsieur, n’est-elle pas la vôtre ?

– Oui, – reprit Jean de Witt, – tout peuple opprimé a le droit, au nom de la justice éternelle, de demander secours et appui à un peuple ami contre la tyrannie… mais, à cette condition absolue, que cet appui, que ce secours, ne cachent, de la part de ceux qui le prêtent ou de ceux qui le reçoivent, aucun projet contraire à l’intégrité du territoire, à l’indépendance, à l’honneur du pays, à la liberté de tous !

– Aussi, honte, exécration éternelle à la Ligue ! – s’écria Serdan ; – elle demandait l’appui de l’Espagne afin d’exterminer les protestants et de détrôner Henri IV, qui, malgré ses vices, ses fautes déplorables, représentait du moins la nationalité de la France…

– Tandis que la Ligue… l’Union catholique, représentait au contraire le parti de l’étranger, le parti de Rome, de l’Espagne et de l’inquisition, – ajouta Salaün Lebrenn. – Les ligueurs, dans leur haine des protestants et de l’esprit de liberté, rêvaient un despotisme affreux, pratiqué à leur profit ! N’ont-ils pas caressé la pensée parricide du démembrement de la France ? N’ont-ils pas voulu offrir le trône à Philippe II, ce fanatique couronné dont la tyrannie sanglante a épouvanté le monde ! Honneur à vos pères, monsieur de Witt, ils ont, par leur sainte révolte, porté le premier coup à la monarchie espagnole, en fondant, au prix de leur sang, cette république aujourd’hui mise en péril par Louis XIV.

– Rien de plus juste que votre remarque, monsieur, – répondit Jean de Witt. – Oui, à la gloire éternelle du protestantisme, qui est ma foi, les protestants mis hors du droit commun, toujours sous le couteau, ont pu, dans le siècle passé, dans celui-ci, afin de défendre leur famille, leur foyer, leur croyance, leur vie toujours en péril, demander secours aux peuples de leur religion ; mais, de la part de ceux-ci, cet appui a toujours été pur de tout projet d’agrandissement aux dépens de la France ! Cet appui a toujours eu pour but le triomphe de la réforme et de la liberté de tous ! En résumé, lorsque, opprimé dans son esprit, dans sa chair, dans les siens, dans son bien, dans son droit, dans sa foi, un peuple invoque contre son tyran le secours d’un peuple ami et désintéressé, ce n’est pas l’étranger qu’il appelle à son secours, ce sont ses frères de la grande famille humaine !

– Mon fils, – dit Salaün Lebrenn à Nominoë, – tu es bien jeune encore, nous vivons en de malheureux temps ; tu devras sans doute prendre part à des luttes aussi pénibles que celles où nos pères ont été, à travers les âges, tour à tour victorieux et vaincus ; n’oublie jamais ces nobles paroles de l’un des plus grands citoyens dont puisse s’honorer un peuple républicain.

– Mon père ! – répondit Nominoë d’un ton ému et pénétré, – les paroles que j’entends ici resteront à jamais gravées dans ma mémoire, de même que restera toujours présent à ma pensée le souvenir de l’homme illustre que j’ai le bonheur de contempler aujourd’hui. – Et le jeune marin ajouta, répondant à un mouvement de Jean de Witt, qui parut embarrassé de la crudité d’une louange où il voyait de l’exagération : – Ah ! monsieur ! votre esprit est trop élevé, votre expérience des hommes trop sûre, pour confondre avec une basse flatterie le sincère enthousiasme que l’on éprouve à mon âge pour le génie et la vertu ! Mon Dieu ! si vous saviez avec quelle avidité j’écoutais notre ami, M. Serdan, lorsqu’il nous racontait la simplicité de votre vie consacrée depuis tant d’années au service de la république, à la défense de ses droits, au progrès de sa puissance, à l’affermissement de ses libertés !… Si vous saviez combien est doux, combien est salutaire à l’âme ce culte religieux que l’on voue aux grands hommes ! combien cette admiration est féconde en généreux désirs, en vaillantes résolutions ; combien elle redouble en nous l’amour du juste, l’horreur de l’iniquité ! Ah ! monsieur de Witt, si mon admiration blesse votre modestie, laissez-moi du moins vous exprimer ma reconnaissance pour les nobles pensées que vous m’avez inspirées, pour le bien que vous m’avez fait ! – ajouta Nominoë si profondément ému, que ses yeux se remplirent de larmes.

– À Dieu ne plaise, mon enfant, que je mette en doute votre sincérité ! – répondit paternellement Jean de Witt, touché du langage de Nominoë. – Oui, – ajouta-t-il, tendant avec cordialité la main au jeune marin, – oui, vous dites vrai, l’admiration, sinon pour les hommes, du moins pour les glorieux et impérissables principes qu’ils représentent, est salutaire, est féconde ! Ce noble ressentiment, vous l’exprimez en de tels termes, que je ne puis qu’envier votre père d’avoir un fils tel que vous.

Nominoë, dans un élan d’enthousiasme involontaire, au lieu de serrer la main que Jean de Witt lui présentait, s’inclina et l’approcha de ses lèvres, par un mouvement de vénération presque filiale si naturel, si touchant, que son père, M. Serdan et Jean de Witt, sentirent redoubler leur émotion. Salaün Lebrenn, le regard humide, dit alors au grand pensionnaire de Hollande avec une expansion de bonheur ineffable : – Oui, croyez-le, monsieur, je suis un heureux père.

– C’est justice… – reprit Jean de Witt, – les bons pères font les bons fils…

– Maintenant, mon ami, – reprit Serdan, s’adressant au grand pensionnaire de Hollande, – avouez-le, si vous aviez pu, malgré mes assurances, douter de la sûreté des renseignements que vous a transmis M. Lebrenn sur l’état des esprits en Bretagne, la valeur morale de mon digne ami et de son fils ne vous donnerait-elle pas en eux toute créance ?

– La droiture de l’esprit, l’élévation de l’âme, doivent en effet inspirer toute créance, – reprit Jean de Witt ; – mais, en outre, ce dont je suis très-frappé, c’est que M. Lebrenn, remplissant les devoirs de sa profession de marin commerçant, ait pu encore acquérir de remarquables connaissances variées en histoire et en politique générale…

– Mon ami, – dit Serdan à Jean de Witt, – votre étonnement cessera, si vous réfléchissez à ce fait singulier, dont je crois vous avoir entretenu, à savoir que, depuis des siècles, et fidèles à une antique coutume des Gaulois, les membres de la famille Lebrenn ont écrit d’âge en âge, et légué à leur descendance, le récit de leur vie, si obscure qu’elle fût, et des événements de leur temps…

– Je comprends, – reprit Jean de Witt, – c’est dans cette histoire des siècles passés, histoire pour ainsi dire vivante, que M. Lebrenn a puisé ses connaissances, et si cela se peut, ses opinions, ses espérances ?…

– Oui, monsieur, – répondit Salaün, – ces humbles archives d’une famille tour à tour esclave, serve ou vassale, et qui a souffert de tous les maux, de toutes les misères, de tous les crimes que l’asservissement engendre ; ces récits, souvent trempés des larmes, du sang de nos pères, sont notre histoire de France à nous ! C’est là que, descendants des Gaulois conquis, dépossédés, asservis, nous puisons de génération en génération, et dès l’enfance, notre invincible haine contre ces rois d’origine étrangère à la Gaule qu’ils dominent et oppriment depuis la conquête de Clovis !… Il est peu d’insurrections populaires provoquées par la tyrannie des rois, de la noblesse ou de l’Église, auxquelles l’un des nôtres n’ait pris part ; grand nombre d’entre eux ont payé de la vie leur révolte !… et lorsque aujourd’hui, mon fils et moi, nous sommes prêts à verser notre sang pour délivrer la France du despotisme de Louis XIV, nous sommes fidèles à la tradition de notre famille ; nous suivons l’exemple de nos aïeux, soldats ou martyrs ignorés de cette lutte acharnée qui se poursuit de siècle en siècle entre les opprimés et les oppresseurs ; quand je dis nous, monsieur, j’entends parler de cette grande famille déshéritée que l’on appelle le peuple de France ! Hélas ! notre légende plébéienne est la sienne !

– Ah ! je le conçois ! l’influence d’une pareille tradition doit être souveraine sur l’esprit de ceux qui la continuent, et tremper fortement leur âme, – dit Jean de Witt. – Je ne m’étonne plus de la fermeté de vos convictions, de la ténacité de vos espérances…

– J’espère invinciblement, monsieur, parce que, à chaque page de la légende de notre famille, je vois écrit le progrès incessant de l’humanité… Oui, monsieur, je crois le moment opportun, du moins en ce qui touche la Bretagne.

– J’admets ce soulèvement probable, imminent, réalisé, – reprit Jean de Witt après un moment de réflexion.