Ce nouveau chagrin, ajouté à ses chagrins domestiques (le comte faisait élever ses deux fils loin de leur mère), la retraite où elle vivait, partageant son temps entre l’éducation de Berthe, la lecture et l’étude, mûrirent, fortifièrent, étendirent les facultés de la comtesse, puisque, hélas ! l’infortune est aussi une âpre, mais puissante éducatrice. La bibliothèque du château, jadis fondée par le colonel de Plouernel, se composait en partie d’ouvrages empreints de l’indépendance politique et religieuse de la réforme. La comtesse nourrit son esprit de la salubre et mâle substance de ces écrits, publiés en ces temps où les mœurs, les exactions, les forfaits inouïs des Valois soulevaient l’exécration des gens de bien, non-seulement contre ces abominables princes, mais contre la royauté elle-même, seule capable, disait-on, de faire éclore de pareils monstres. Aussi, les huguenots et les catholiques modérés, alors appelés les Politiques, inclinèrent-ils de plus en plus vers le gouvernement républicain, si brillamment inauguré naguère par les Provinces-Unies de Hollande, après leur vaillante révolte contre l’épouvantable domination de Philippe II. Ces écrits, dont se nourrissait l’esprit de madame de Plouernel, respiraient aussi l’horreur de la corruption des cours et cette rigidité de mœurs, cette élévation de pensées, cet inflexible amour du juste et du bien, en un mot, cette austère et ferme honnêteté dont témoignent eux-mêmes les ennemis déclarés des huguenots. Ces lectures exerçaient d’autant plus d’influence sur madame de Plouernel, qu’elles flétrissaient les causes de sa peine. N’avait-elle pas été frappée dans son affection fraternelle par l’omnipotente cruauté du despotisme royal ? et dans son bonheur conjugal par la corruption des cours, dont le comte son mari offrait l’un des plus scandaleux exemples ? Enfin, elle avait été vivement impressionnée par la découverte de ce manuscrit du colonel de Plouernel où, racontant sa rencontre étrange avec l’un des descendants de notre famille, fils de Joel, il donnait à son héritier quelques fragments de notre légende plébéienne. Ce regard rétrospectif jeté à travers les âges, l’iniquité originelle de l’odieux asservissement de la race conquise par la race conquérante, rendirent plus pénibles encore à Madame de Plouernel les extorsions, les violences sans nombre dont souffraient les vassaux de son mari, maux navrants qu’elle était presque impuissante à conjurer ou à soulager, les baillis n’obéissant qu’aux ordres inexorables de leur seigneur ; mais du moins elle ressentit et témoigna de tout son pouvoir une commisération inépuisable pour notre race déshéritée. Enfin elle trouva parmi les livres curieux réunis par le colonel de Plouernel un ouvrage excellent sur nos origines nationales et sur les traditions et les croyances druidiques, grâce auxquelles, ainsi que le disait Jules César, les Gaulois étaient délivrés du MAL DE LA MORT, en cela qu’ils considéraient la mort comme le signal d’une renaissance complète vers laquelle l’âme s’élançait radieuse et revêtue d’une nouvelle enveloppe. Cette foi à l’immortalité de notre créature esprit et matière, la curiosité passionnée qu’éveille la pensée de ces incessantes migrations des êtres à travers des mondes inconnus et mystérieux, cette croyance enfin, si consolante aux cœurs écrasés sous le poids du présent, devint bientôt la seule croyance de madame de Plouernel et donna une sève plus puissante au développement de ses nobles qualités. Berthe de Plouernel, élevée au milieu d’une solitude presque complète par une mère qui l’adorait et qu’elle adorait, ayant en elle une créance absolue, s’assimilant les convictions, les croyances maternelles ; Berthe de Plouernel, naturellement douée d’un caractère fier et résolu, d’une âme loyale et tendre, d’un cœur pur et passionné, devait un jour penser, agir et parler ainsi qu’elle venait de le faire en apprenant les projets formés sur elle par sa tante et l’abbé Boujaron. Ceux-ci, consternés des nouvelles apportées par M. de Tilly au sujet de l’exaspération du peuple de La Haye contre le roi Louis XIV et les Français, restaient en proie à de vives appréhensions, tandis que M. Serdan se rendait chez Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande.
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MM. Corneille et Jean de Witt étaient fils de Jacob de Witt, citoyen renommé par son patriotisme, par ses lumières, et autrefois l’un des chefs les plus considérables du parti de Lowenstein. Ce parti, représentant la tradition républicaine, radicalement opposée à l’envahissement de l’esprit militaire, tendait surtout à favoriser le développement de la prépondérance maritime, dont devait jouir la confédération des Provinces-Unies, en raison de leur position géographique et du génie commerçant de ses habitants ; aussi, le parti de Lowenstein combattait et dominait depuis un demi-siècle l’influence des Orangistes, partisans du gouvernement militaire et héréditaire des princes d’Orange, fondé par leur ancêtre, Guillaume le Taciturne, élu chef de la république lors de la révolte des Provinces-Unies contre Philippe II. Le stathoudérat héréditaire, joint aux fonctions de capitaine général des armées de terre et de mer, devenait, en effet, une sorte de royauté, mitigée, mais toujours redoutable à la liberté des peuples ; aussi, le parti de Lowenstein, fort de sa majorité dans l’assemblée des États de la confédération, avait-il fait décréter que les princes de la maison d’Orange ne pourraient commander les armées de terre et de mer, s’ils étaient nommés stathouder (agent exécutif du gouvernement de la république), et que ces fonctions ne seraient jamais héréditaires. Corneille et Jean de Witt, élevés dans les principes de leur père, s’opposèrent comme lui à la faction orangiste, et grâce à leurs études, à leurs travaux, à leurs instructifs voyages dans les principales contrées de l’Europe, devinrent des citoyens aussi éminents par leurs lumières que par leur patriotisme Corneille de Witt, l’aîné des deux frères, né à Dordrecht en 1623, fut élu, à l’âge de vingt-trois ans, député de cette ville et ruart (ou inspecteur général) des digues, dans le bailliage de Putten ; attributions d’une haute importance, en ce pays où les digues protègent la culture, la fécondité du sol et peuvent devenir par leur rupture volontaire un moyen de défense désespéré, mais redoutable, en cas d’invasion ennemie. Corneille de Witt, homme de vertu antique, ainsi que son frère, et doué de connaissances variées, ne se bornait pas à la pratique des affaires de l’État : appliqué dès sa première jeunesse à la science nautique, et devenu excellent marin, il avait, durant la guerre actuelle, puissamment concouru, par ses conseils, au brillant succès de l’attaque de la flotte hollandaise contre le port de Chatam, victoire désastreuse à la marine anglaise ; enfin, lors de la bataille navale livrée cette même année aux forces anglaises et françaises par la flotte de l’amiral Ruyter, dans les parages de Solbaie, Corneille de Witt, commissaire de l’amirauté de la république, et en cette qualité assis dans sa chaise d’ivoire, au poste le plus périlleux (sur le château d’arrière du vaisseau amiral), bravant avec un sang-froid héroïque un feu meurtrier, assistait impassible au glorieux combat dont il avait concerté le plan avec Ruyter.
Jean de Witt, plus jeune de deux ans que son frère, le primait comme homme d’État et l’égalait en civisme, en vertus, en courage ; élu, vers 1662, pensionnaire de Hollande (ou agent exécutif de la république), et ainsi placé à la tête du gouvernement, l’amour qu’il portait à son pays prit un caractère religieux ; il regarda ses fonctions comme un sacerdoce : inaccessible aux orgueilleux enivrements du pouvoir, par l’élévation naturelle de son caractère, jamais la simplicité, la modestie de ce grand homme de bien, ne se démentirent ; jamais non plus sa rigide honnêteté, son respect du droit, du devoir et de la foi jurée, ne fléchirent devant le détestable prétexte des nécessités d’État. Enfin, chargé des relations diplomatiques des Provinces-Unies auprès des ambassadeurs étrangers, il déjoua toujours leurs pièges, leurs perfidies tortueuses, leurs menées souterraines, leurs hautaines menaces ou leurs adroites tentatives de séduction par l’inflexible rectitude de son caractère, par la rare pénétration de son esprit et par la dignité de ses mœurs républicaines. Ces gens de cour, diplomates corrompus et corrupteurs (dont M. de Lyonne, secrétaire d’État des affaires étrangères de la France, fut le type achevé), brisés à toutes les intrigues, des plus noires aux plus basses, ne reculant devant nulle scélératesse pour piper leur cotraitant, filtrant par tous les pores le mensonge, la subtilité, l’astuce, le parjure, la trahison, ne contaminèrent jamais, malgré leurs contacts fréquents avec lui, la pureté native de la belle âme de Jean de Witt ; son inaltérable croyance à la supériorité pratique du bien sur le mal, du juste sur l’injuste, sortit toujours fervente, toujours sereine, toujours immaculée de ces épreuves d’où tant d’autres sortent flétris, mécréants à la souveraine puissance de la vertu et possédés d’un incurable mépris pour l’humanité. Un dernier trait achèvera de peindre ce grand citoyen. Il inspirait, même à ses adversaires, une telle confiance, que madame la princesse d’Orange lui confia la surveillance et la direction de l’éducation de son fils, quoiqu’elle sût Jean de Witt toujours inexorablement hostile au stathoudérat héréditaire dans la maison d’Orange. Oui, l’unique descendant de cette famille, ainsi destiné à devenir le chef du parti orangiste, fut confié par la meilleure, la plus éclairée des mères, aux soins de Jean de Witt. Il veilla sur cet enfant avec une sollicitude paternelle, s’efforçant d’ouvrir cette jeune âme à la pénétrante influence des sentiments généreux et patriotiques, de lui inspirer l’amour de la république, qu’il devait servir en citoyen, mais lui montrant les malheurs qu’il déchaînerait sur son pays en devenant l’instrument du parti auquel son nom servait de drapeau. L’action ordinairement si persuasive de Jean de Witt échoua devant le flegme rusé, devant la silencieuse dissimulation de cet adolescent morne, frêle, maladif, nerveux, toujours replié en soi-même, cachant des passions ardentes, inexorables, sous des dehors impassibles, et qui, arrivé à l’âge d’homme, devait, en cette année-ci, répondre aux bontés paternelles de Jean de Witt, sinon peut-être par un crime, du moins par la plus exécrable ingratitude.
Voici les faits… Il y avait de cela environ six semaines, Jean de Witt venait, selon sa coutume, de passer une partie de la nuit à s’occuper des affaires publiques dans son cabinet, au palais des États ; il en sortait vers deux heures du matin, précédé d’un valet portant un flambeau ; soudain des hommes armés d’épées et de couteaux s’élancent d’une embuscade et, sans prononcer mot, attaquent Jean de Witt à l’improviste. Il reçoit d’abord un coup de sabre sur le cou ; il lutte courageusement, quoique sans armes, est atteint de trois autres blessures, dont la dernière, fort grave, l’abat sur le pavé. Les assassins, le croyant mort, prennent la fuite. Il parvient à se relever et gagne son logis… Les assassins étaient au nombre de quatre : les deux frères Vander-Graëff, Adolphe Borrébugh, commis des postes de Maëstricht, et Corneille de Bruyn, officier de la milice de La Haye. Un seul des deux Vander-Graëff put être arrêté… son frère et ses deux complices se réfugient… où cela ?… dans le camp du jeune Guillaume d’Orange, nommé commandant des armées de terre depuis la guerre contre la France et l’Angleterre. – On demande à ce prince de livrer les meurtriers de Jean de Witt… le prince le refuse…
Dès lors, les soupçons les plus terribles, les plus vraisemblables ont pesé sur Guillaume d’Orange… lui et son parti avaient seuls intérêt à la mort de Jean de Witt, qui, malgré le désordre apporté dans le gouvernement par les malheurs de la guerre, s’efforçait, ainsi que son frère, de conjurer les dangers dont le prince d’Orange menaçait intérieurement la république, attaquée au dehors par Louis XIV… Aussi, n’était-ce pas assez aux Orangistes d’avoir armé les assassins de Jean de Witt, il fallait aussi frapper son frère, Corneille de Witt, le ruart de Putten… Une trame horrible fut ourdie… elle va se dévoiler… Lisez, fils de Joel !
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Malgré ses hautes fonctions de grand pensionnaire de Hollande, Jean de Witt, modeste dans ses goûts, vivait avec une simplicité extrême, cherchant auprès de sa femme et de ses deux filles, Agnès et Marie, de douces distractions aux labeurs, aux soucis de l’homme d’État. À l’époque de ce récit, il atteignait sa quarante-huitième année ; sa taille élevée, sa physionomie à la fois douce et grave, son regard pensif et profond, donnaient à l’ensemble de sa personne un caractère imposant. Il était seul et écrivait dans son cabinet, vaste pièce aux murailles cachées par les rayons d’une bibliothèque remplie de livres.
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