L’opinion générale, malgré la connaissance des décrets de l’Assemblée qui tendaient à déguiser la trahison de Louis XVI, l’opinion générale et le bon sens public si clairement manifestés lors du retour du roi, si énergiquement exprimés par la presse patriote et par la motion du club des Cordeliers, croyaient devoir assez légitimement et fortement peser sur l’Assemblée, pour l’arrêter dans la voie funeste où elle s’égarait… Il n’en fut rien, et, selon ses décrets, les complices de l’enlèvement du roi, d’abord interrogés, puis prévenus de trahison, furent renvoyés devant les juges de la haute cour nationale d’Orléans… Mais les commissaires de l’Assemblée, après avoir entendu les déclarations de Louis XVI, le mirent hors de cause ; et, sauf l’interdiction à lui signifiée de quitter désormais Paris, il fut à peu près rétabli dans la plénitude des droits qu’il tenait de la constitution… Vous dire la stupeur, l’indignation dont Paris fut saisi en apprenant cette décision des représentants du peuple, est impossible et ne se peut juger que d’après les préparatifs de défense, ou plutôt d’extermination, que trama dès lors l’Assemblée, afin de maintenir ses arrêts, certaine de l’aveugle et inexorable obéissance de la garde bourgeoise et de La Fayette, son idole.

La presse révolutionnaire de ces derniers jours avait signalé les dangers de la situation, et notamment MARAT, dans l’un de ses derniers numéros de l’Ami du Peuple (7 juillet 1791), opposait avec une admirable logique la conduite tenue par l’Assemblée à la conduite qu’elle aurait dû tenir en ces circonstances.

« –… Ce qu’il fallait faire (se demande Marat) ? Ah ! lorsqu’une nation peut enfanter à la liberté des armées plus innombrables que celles que le despotisme leva jamais sous Xerxès ou sous Tamerlan, il fallait prendre l’attitude convenable à la liberté d’un tel peuple ! Il fallait appeler le CRIME de Louis XVI de son vrai nom… et ne point le pallier par le mensonge du mot enlèvement… Il fallait constituer Louis XVI prisonnier, parce qu’il était pris en flagrant délit, et, en le constituant prisonnier, déclarer qu’on le mettait en état d’arrestation et non pas qu’on lui donnait une garde ! ! – Il fallait se moquer de Malouet et de Duport invoquant l’inviolabilité du roi, alors qu’il avait cessé d’être roi, alors qu’il allait rejoindre les ennemis de la nation, car l’on ne peut être à la fois le chef de l’armée étrangère et de l’armée nationale ! – Il fallait, non faire interroger le roi par des commissaires, mais le traduire à la barre de l’Assemblée, à la face du pays ! Il fallait permettre à tous les députés d’interroger le coupable sur faits et articles ! au lieu de lui envoyer trois commissaires, un D’André ! un Duport ! un Tronchet ! L’Assemblée, en agissant ainsi, n’a-t-elle point eu l’air de craindre les révélations qui sortiraient de la bouche de Louis XVI, et qu’il ne montrât dans le sein de l’Assemblée une foule de complices… »

CAMILLE DESMOULINS ne se montrait pas moins logique dans son numéro du 13 juillet (1791) des Révolutions de Paris

« –… La fuite et le manifeste du roi étant un crime de lèse-nation s’il en fut jamais, il fallait saisir de ce procès la haute cour nationale… – L’office de roi étant un office que l’on peut abandonner au hasard de la naissance, partant qui ne demande ni habileté, ni expérience, et peut (cela s’est vu) être rempli au besoin par un idiot, par un méchant ou par un fou ; le roi, en un mot, étant réellement un zéro dans la constitution puisqu’il ne peut rien faire sans la signature d’un ministre, le roi n’étant à vrai dire qu’une sorte de griffe apposée aux décrets de l’Assemblée, il fallait dire aux Monarchiens comme le passant à l’avare :

« Mettez une pierre à la place,

Elle vous vaudra tout autant ! »

Bussot, dans le Patriote français (16 juillet 1791), s’écriait avec une indignation généreuse :

« – Consummatum est… le déshonneur de nos législateurs est consommé… le décret des comités (qui met Louis XVI hors de cause) est adopté ! Quel amas de turpitudes ! L’Assemblée a eu l’intention de décréter qu’un roi, quoique parjure, traître et conspirateur… en d’autres termes : que Louis ne pouvait être ni jugé, ni puni ; cependant elle n’a osé le déclarer formellement, effrayée de l’opinion de la France entière ; mais l’Assemblée a déclaré implicitement cette iniquité monstrueuse, en ne comprenant pas le roi dans la procédure criminelle commencée contre Bouillé et les trois gardes du corps complices de l’évasion… À cette contradiction, joignez-en d’autres non moins absurdes et odieuses ! Ainsi, le roi est déclaré inviolable… et on le retient pour ainsi dire de force dans son palais jusqu’à la fin de la constitution ; son inviolabilité est ainsi violée d’une manière flagrante, et pourtant on le déclare au-dessus de la loi… »

Enfin, le CLUB DES CORDELIERS, fidèle à ses convictions républicaines, faisait afficher à profusion dans Paris le placard suivant :

« – Frères et citoyens, tout ce qui concerne le ci-devant roi se résume en ces quatre points : – 1° Il a abdiqué, il a déserté son poste. – 2° La nation ne doit pas rendre sa confiance à un homme qui, infidèle à ses fonctions, parjure à ses serments, ourdit une fuite clandestine, dirige sa course vers une frontière couverte de transfuges et médite évidemment de ne rentrer en France qu’avec une force étrangère, afin de pouvoir nous imposer sa tyrannie par la force ! – 3° Sa résolution de fuir lui a-t-elle été personnelle, ou la lui a-t-on imputée ?… Que nous importe ! idiot ou tyran, il est désormais indigne de régner ; nous ne lui devons plus obéissance. – 4° L’histoire de France n’offre qu’une longue suite de malheurs du peuple dont la cause remonte toujours aux rois… La conclusion est simple : – À BAS LES ROIS ! »

L’opinion publique ainsi éclairée, raffermie, excitée par l’action salutaire de la presse patriotique, se manifestait de plus en plus hostile aux décrets de l’Assemblée nationale relatifs à Louis XVI, et du 14 au 16 juillet, la fermentation de Paris, surtout dans les faubourgs, allait croissant ; il n’y avait, ainsi que l’on dit, qu’un cri : la déchéance du roi. Mais l’Assemblée nationale, inexorablement résolue de conserver à tout prix le soliveau dont elle comptait faire son instrument passif, se préparait à répondre, par les armes, aux vœux presque unanimes du peuple, et afin de donner à ces demandes de déchéance une apparence de révolte ouverte contre ses arrêts, l’Assemblée, innocentant ainsi le passé de Louis XVI, déclarait les cas où il pourrait être, à l’avenir, déchu du trône, et rendait le 16 juillet (1791) le décret suivant :

« Art. 1er – Si le roi, après avoir prêté serment à la constitution, se rétracte, il sera censé avoir abdiqué.

» Art. 2. – Si le roi se met à la tête d’une armée dirigée contre la nation, ou s’il ordonne ou ne défend pas tout acte de cette espèce exécuté en son nom, il sera censé avoir abdiqué.

» Art. 3. – Un roi qui aura abdiqué ou sera censé l’avoir fait, redeviendra simple citoyen, et sera poursuivi selon les formes ordinaires pour tous les délits postérieurs à son abdication. »

Évidemment l’Assemblée, en précisant ainsi les cas futurs d’abdication, mettait à néant les trahisons passées au nom desquelles l’opinion publique réclamait actuellement la déchéance, réclamation qui, depuis la promulgation des derniers décrets de l’Assemblée, serait considérée par elle comme un acte de révolte qu’elle était résolue de terrifier par les armes. Cette résolution impitoyable n’était d’ailleurs un mystère pour personne, et BRISSOT, dans le numéro du Patriote français de ce matin (17 juillet 1791), annonçait au public que l’on avait fait des distributions de cartouches, de gargousses à la garde nationale et à son artillerie, et il ajoutait en terminant :

– … Ces horribles préparatifs s’exécutent sous les ordres de La Fayette, cet homme qui m’a dit cent fois être républicain, qui se proclame l’ami du républicain Condorcet ; il n’y a plus rien de commun entre La Fayette et moi ! »

CAMILLE DESMOULINS, dans son journal de ce matin, signalait aussi les projets meurtriers des royalistes constitutionnels, et terminait ainsi :

– … Ô indignes représentants de la nation ! ce ne sont point les mensonges, les perfidies, les crimes de Louis XVI et de sa femme qui me révoltent ! Qu’un roi soit corrupteur, accapareur, féroce, faux monnayeur, parjure, escroc, traître ! c’est sa nature. L’animal roi ne fait ainsi que suivre son instinct ; mais c’est vous qui méritez toute notre haine, vous, nos représentants que nous avons choisis pour nous défendre, et qui donnez l’ordre de nous courir sus… et nous préparez les fusillades et les mitraillades de votre garde bourgeoise ! ! »

Ces fragments des journaux révolutionnaires vous montrent, fils de Joël, avec quelle terrible netteté s’était posée la question. L’Assemblée nationale, résolue de recourir à la force pour étouffer, s’il le fallait, dans le sang l’opinion publique qui réclamait la déchéance, voulait conserver, coûte que coûte, le fantôme royal. Le peuple réclamait énergiquement la déchéance, pas décisif vers la république, seule solution logique de cet inextricable chaos ; aussi arriva-t-il que, las de voir son action paralysée par l’aveugle attachement des jacobins à la constitution, il leur manifesta sa volonté dans leur réunion d’hier soir. Voici en peu de mots le résumé de cette séance du club central qui se lie étroitement aux déplorables événements d’aujourd’hui. Mon labeur quotidien accompli, je m’étais, en sortant de mon atelier, rendu au club vers les sept heures du soir avec Victoria. Lorsque nous y sommes arrivés, le citoyen Pouape était à la tribune et annonçait d’une voix émue que la population de Paris, considérant comme un deuil public le décret rendu dans la journée par l’Assemblée nationale (décret relatif aux causes futures de l’abdication), avait spontanément fait fermer les salles de théâtre. Cette mesure, applaudie avec enthousiasme par le peuple des tribunes, fut froidement accueillie des jacobins. Cependant Billaud-Varenne, demandant la parole, flétrit énergiquement la conduite de l’Assemblée, dénonce ses projets homicides, propose qu’il soit au besoin nommé une convention nationale pour juger Louis Capet, rappelle que la Chambre des Communes a frappé de son glaive Charles Ier d’Angleterre ; enfin Billaud-Varenne pose nettement la question entre la monarchie et la république… Mais aussitôt les murmures, les cris réprobatifs des jacobins couvrent la voix de l’orateur, et il est forcé de descendre de la tribune. Robespierre lui succède, afin de répondre à cette interpellation d’un membre du club :

– Citoyen Robespierre, vous avez été accusé à l’Assemblée nationale d’être républicain… l’êtes-vous, oui ou non ?

Un silence religieux succède au tumulte prolongé causé par la profession de foi de Billaud-Varenne. Robespierre monte à la tribune et s’exprime ainsi :

« – Il est vrai, l’on m’a, au sein de l’Assemblée, accusé d’être républicain. L’on m’a fait trop d’honneur ; je ne le suis pas. Si l’on m’avait accusé d’être monarchiste, l’on m’aurait déshonoré ; car je ne suis pas non plus monarchiste. Les mots de république et de monarchie, pour beaucoup d’individus, sont vides de sens ; le mot république, chose publique, ne signifie aucune forme particulière de gouvernement ; ce mot implique tout gouvernement libre. L’on peut être libre avec un monarque comme avec un sénat… Qu’est-ce que la constitution actuelle ? Une république avec un monarque… Elle n’est ni monarchie ni république : elle est l’une et l’autre… »

Les applaudissements, les acclamations enthousiastes des jacobins interrompirent cette profession de foi ambiguë et nuageuse de Robespierre, laquelle offrait un si étrange contraste avec la précision, la clarté habituelle de ses opinions absolues, inflexibles… Or, surtout en ce moment décisif, par la force invincible des choses, cette brûlante question : République ou monarchie, était irrésistiblement posée… Robespierre, en ne se déclarant ni monarchiste ni républicain, faisait-il acte de circonspection politique ? prudente… mais fâcheuse réserve en présence d’une crise imminente ; ou bien pensait-il, en effet, que la constitution actuelle et le roi Louis XVI, reconnu par elle, représentant héréditaire de la nation, devaient assurer la liberté de la France et sauvegarder, affermir les conquêtes de la révolution ? Une pareille créance ne semblerait-elle pas extraordinaire, inexplicable, si l’on songe aux preuves réitérées de la trahison de Louis XVI, et si on se rappelle que cinq jours auparavant, Robespierre, au sujet de la fuite de ce prince, s’écriait dans un élan de désespérante éloquence : « – Ah ! je regarderais la mort comme un bienfait, car elle m’épargnerait la vue des maux inévitables que je prévois. » – En me livrant à ces réflexions, j’inclinais à croire, et je crois encore qu’en cette occurrence Robespierre obéissait à une circonspection aussi exagérée qu’inopportune et regrettable. Bientôt l’on entendit des rumeurs confuses et un grand tumulte au dehors de la salle des Jacobins. Soudain l’un des commissaires de la société rentre effaré, annonçant qu’une foule immense remplit la rue Saint-Honoré, aux abords du club, et demande que sa députation et son orateur soient introduits. À peine le commissaire avait-il prononcé ces mots, que, dans son impatience, le flot populaire fait violemment irruption dans la salle, aux cris sympathiques d’ailleurs de : – Vivent les jacobins ! – et elle est un instant complètement envahie par le peuple. Il se confond avec les membres de la société ; l’intervalle des bancs, les approches de la tribune et du barreau sont encombrés ; enfin, l’on ne jetterait pas, comme on dit, une épingle au milieu de cette foule entassée, dont l’attitude, la physionomie, les paroles, loin d’être hostiles aux jacobins, témoignent, au contraire, pour eux autant de dévouement que de déférence. Ce dialogue, que j’entendis entre l’un des envahisseurs et le citoyen Gorguereau, l’un des membres du club, nous explique bientôt, à ma sœur et à moi, la cause de cette démonstration populaire :

– Votre conduite est indigne ! – s’écriait avec exaltation le citoyen Gorguereau, – vous envahissez violemment le sanctuaire de nos délibérations !

– Citoyens, nous venons ici en amis, – reprend le prolétaire, – nous avons toujours eu, nous avons et aurons toujours confiance dans les jacobins, bons patriotes, bons révolutionnaires ; seulement nous croyons, voyez-vous, qu’en soutenant, sinon le gros Veto, du moins la royauté quand même… vous vous trompez… citoyens, et que c’est de bonne foi que vous faites erreur…

– Nous avons juré de défendre la constitution, nous la défendrons jusqu’à la mort !

– Nous aussi, nous voulons la constitution, citoyens, seulement… Louis Capet ayant par sa fuite rayé le titre de roi dans la constitution… le peuple la veut… moins un roi !

– Eh ! c’est la république alors !

– « Tant mieux ! et vive la république… c’est le seul gouvernement qui puisse affranchir matériellement et moralement le prolétaire, » – a dit Claude Fauchet au Club social, et il a raison. N’est-il pas démontré que la constitution est impossible avec un roi, à preuve que l’individu royal a déserté son poste ? Il en a assez ! il n’en veut plus ! Est-ce que, sous le règne de l’égalité, de la liberté, il n’était pas libre de ne plus vouloir d’être roi… c’t’homme ! et surtout de nous débarrasser de la royauté !

– Nous soutenons le principe et non l’homme ! nous ne nous opposerions pas à sa déchéance…

– Voilà justement, citoyens, ce que le peuple vient vous demander… Nous sommes, vous le voyez, du même avis, car une fois la déchéance de Veto proclamée, vous serez fièrement malins si vous trouvez un autre individu royal à mettre à la place de Louis Capet !

Pendant ce dialogue, le tumulte, causé par l’envahissement de la salle des jacobins, s’était peu à peu apaisé.