Au moment où il passa devant nous, les éclairs, les coups de tonnerre devinrent plus fréquents, le ciel s’assombrit davantage et donna une teinte lugubre au spectacle dont nous étions témoins. Un bataillon de garde nationale, précédé de l’état-major de La Fayette, ouvrait la marche ; puis venaient les deux voitures royales. Ah ! ce n’est plus le temps des splendeurs monarchiques, payées des sueurs d’un peuple asservi ! Ce n’est plus le temps des équipages dorés, entourés de pages, de laquais, et rapidement emportés par huit chevaux richement caparaçonnés, précédés de piqueurs aux livrées éclatantes, escortés d’écuyers, de gardes, de gentilshommes chamarrés de broderies d’or et d’argent, et passant comme un éblouissant tourbillon ! Non, non, ce n’est plus le temps où le peuple craintif, servile, façonné par une dégradante suggestion au respect machinal de ses maîtres, criait des lèvres : – Vive le roi ! – Non, ce temps-là n’est plus…
La première des deux voitures qui contenaient la famille royale et sa suite était une énorme berline jaune ; elle avait servi à la fuite de Louis XVI. Couverte de poussière et de boue, elle était lentement traînée par six chevaux de poste grossièrement attelés avec des cordes, et montés par des postillons aux chapeaux ornés de cocardes et de longs rubans tricolores. L’un de ces postillons, quelque peu aviné, faisait de temps à autre claquer son fouet en criant d’une voix enrouée :
– Vive la nation ! Le gros Veto f… ait le camp ; on l’a rattrapé ; on vous le rapporte, le gros Veto !
Mais les propos du postillon ivre ne trouvaient aucun écho dans la foule muette et sévère. Nous avons vu sur le siège du devant de la berline, destiné au cocher, trois hommes garrottés, portant des vestes de livrée couleur chamois, galonnées d’argent, et des bottes fortes ; ils jetaient sur la foule un regard de mépris courroucé. Ces hommes, ainsi que nous l’avons entendu dire autour de nous, étaient trois gardes du corps déguisés en courriers, qui accompagnaient Louis XVI lors de son évasion, et commandaient les relais sur sa route. Deux grenadiers, la baïonnette au fusil, et placés de chaque côté de l’avant-train de la voiture, à proximité du siège où se tenaient les trois gardes prisonniers, veillaient sur eux. En cette occasion, le bon sens, la générosité populaire, se manifestèrent d’une manière touchante. Nous avons entendu dire autour de nous, au sujet de ces trois gardes du corps, quoique leurs compagnies, lors des sanglantes journées des 5 et 6 octobre (1790) à Versailles, eussent par leur violente agression soulevé contre eux la juste irritation des Parisiens :
– Pauvres gens… Après tout, s’ils ont suivi le roi, c’était par fidélité pour leur maître et pour lui obéir…
– C’est vrai ! Pourquoi donc sont-ils liés de cordes, tandis que Veto n’est pas garrotté ? Est-ce qu’il n’est pas le seul coupable ?
La voiture avançant au pas et très-lentement, nous avons pu parfaitement voir la famille royale. Louis XVI, vêtu d’un habit marron à collet droit (son déguisement de valet de chambre de la prétendue baronne de Korff), occupait la place droite, au fond de la berline, à la portière de laquelle se pavanait à cheval, souriant et triomphant d’orgueil, le général La Fayette ; il ramenait SON roi fainéant, dont il espérait alors être le maire du palais. La figure bouffie de Louis XVI, empreinte de la molle inertie de son caractère, n’exprimait ni crainte, ni colère, ni surprise, mais une sorte d’ennui qui semblait causé par la lenteur de la marche du cortège, et pour distraire son impatience, il contemplait d’un air alourdi et sans que ses yeux, d’un bleu terne, témoignassent autre chose qu’une puérile curiosité, la foule silencieuse, couverte et menaçante… Enfin, sur la lèvre flasque et tombante de Louis XVI, errait ce sourire machinal, habituel aux rois accoutumés de recevoir les humbles hommages de leurs sujets. La chaleur était étouffante, et de temps à autre il éventait de son mouchoir sa figure rouge, grasse et suante… Somme toute, sa physionomie n’inspirait ni pitié, ni haine, et devant cette crasse insouciance, l’on était presque tenté d’oublier les perfidies, l’obstination sournoise et méchante, les parjures, les incessantes trahisons de cet homme qui, sous le masque de sa feinte bonhomie et de sa nullité, tramait de noirs complots avec l’étranger. Cependant, les traits de Louis XVI, jusqu’alors d’une si plate insignifiance, s’altérèrent soudain ; il poussa du coude la reine, assise à côté de lui au fond de la voiture, et lui montra du regard l’un des écriteaux, où se lisaient ces mots : SILENCE, ET RESTEZ COUVERTS, CITOYENS… LE ROI VA PASSER DEVANT SES JUGES.
Cette inscription parut frapper vivement Louis XVI ; il fronça les sourcils, et, selon ses habitudes bourrues, sans s’occuper de la reine, en ce moment penchée devant lui, afin de lire l’inscription qu’il lui signalait, il se rejeta si brusquement dans le fond de la voiture, que, d’un coup de coude, il heurta le sein de Marie-Antoinette ; elle tressaillit d’une douleur passagère, mais acheva de lire l’écriteau que le roi venait de lui désigner… Elle était jeune encore ; ses cheveux, d’un blond ardent, et alors sans poudre, s’enroulaient autour de son visage pâle et d’une beauté altière. Lorsque la reine eut achevé la lecture de l’écriteau, une expression amère, irritée, contracta ses traits ; ses yeux, secs et rougis par des larmes récentes, lancèrent à la foule un regard étincelant de mépris et de haine.
– Hein !… a-t-elle l’air méchant et fier, l’Autrichienne ! tandis que son gros benêt de Veto vous a l’air si bonasse… et si endormi… comme on voit bien que c’est elle qui porte les culottes et qui cause tout le grabuge… – dit non loin de nous à sa voisine une marchande de coco, le dos chargé de sa fontaine ambulante. Je cite cette réflexion, parce qu’elle traduisait naïvement l’opinion générale, et juste, en cela que la détestable et impérieuse influence de la reine paralysa toujours les vagues aspirations de Louis XVI vers le bien, lorsqu’il monta sur le trône, poussa plus tard ce prince aux mesures violentes, et fut l’âme des complots acharnés, incessants de la cour avec les puissances étrangères. Sur le devant de la voiture nous avons vu la sœur du roi, madame Élisabeth, figure triste et douce ; elle semblait abattue par la frayeur et tenait constamment les yeux baissés. Près d’elle se tenait PÉTION, l’un des commissaires de l’Assemblée ; il était grave et sévère. L’autre commissaire, BARNAVE, l’un des chefs du parti girondin, jeune et beau jeune homme, attachait parfois un regard furtif et passionné sur Marie-Antoinette, dont il était, dit-on, depuis longtemps épris en secret. Il fut conduit à la trahison par ce fol amour, que les coquetteries calculées de la reine, durant ce voyage, exaltèrent jusqu’au délire. Elle voulait se faire, se fit un séide du jeune girondin, comptant sur son éloquence et sur l’influence dont il jouissait dans son parti pour rattacher à la royauté ce parti considérable. Vaines espérances, les girondins servirent vaillamment la révolution, et Barnave ne tira de son apostasie que la honte… Il tenait entre ses genoux, avec une sollicitude tendre et caressante, le dauphin, fils de Marie-Antoinette, joli enfant à la longue chevelure blonde et bouclée. Il souriait dans l’insouciance de son âge ; parfois même il envoyait des baisers à la foule, ainsi qu’on le lui avait appris en d’autres temps… Mais, tout à coup, saisi d’effroi à l’éclat retentissant d’un coup de tonnerre, il se jeta au cou de la reine et cacha sa tête blonde dans le sein maternel.
– Pauvre enfant… est-il gentil ! – dit à nos côtés, d’un accent apitoyé, la marchande de coco. – Il rentre dans le palais de ses pères quand l’orage gronde… mauvais présage pour cet innocent… Après tout, il n’est pas fautif du mal que font ses parents… Pauvre enfant, est-il donc gentil !
– Oui, les louveteaux aussi sont gentils et innocents, quand ils sont petits ; mais, quand les crocs leur poussent, ils deviennent féroces comme de vrais loups qu’ils sont, – répondit une voix rude à la bonne femme. – Attendez que les crocs de la royauté aient poussé à cet innocent dauphin… il mangera son peuple comme père et mère ! ! Voilà ce que c’est que le pouvoir sans limites ! Il fait des monstres… de ceux-là qui, sans lui, seraient aussi bons que d’autres ! ! Plaignez cet enfant, soit… moi aussi je le plains… mais de quoi ?… d’être fils de roi…
Cette réponse, simple et profonde, a vivement impressionné notre entourage ; elle n’éteignit pas la pitié qu’inspirait le dauphin, mais changea la nature de cette pitié en l’éclairant, en la raisonnant, en la dégageant de toute fausse sensiblerie et du dangereux fétichisme monarchique.
La seconde voiture contenait les personnes de la cour qui avaient partagé l’évasion du roi ; venait ensuite une petite calèche découverte ornée de rameaux de verdure auxquels flottaient des rubans tricolores. Dans cette voiture se tenaient debout, dans une attitude triomphale, le maître de poste Drouet et son postillon Guillaume ; tous deux avaient provoqué l’arrestation de Louis XVI à Varennes, dans le zèle excessif de leur patriotisme, et agitant leurs chapeaux, ils criaient : – Vive la nation !
– Vous êtes de bons citoyens… mes braves… vous avez cru faire pour le mieux en arrêtant Louis Capet… C’est bien ! votre civisme n’est pas suspect… mais, que diable ! quand le loup se sauve de la bergerie, on le laisse filer… à moins qu’on ne l’assomme… et vous… nom d’une pipe ! vous ramenez le loup au bercail ! ! – dit à haute voix le récent interlocuteur de la marchande de coco. Ces paroles, dans leur rudesse, exprimaient le sentiment général, Drouet et son postillon Guillaume, malgré leur patriotisme reconnu, n’obtinrent pas l’ovation populaire qu’ils attendaient sans doute.
Les gardes nationales, au passage du cortège, poussèrent des cris nombreux de : – Vive la constitution ! – Vive le roi constitutionnel ! – Mais ces cris, loin de prouver l’enthousiasme ou le dévouement de la bourgeoisie à la personne de Louis XVI, signifiaient au contraire :
– Ce n’est pas nous qui sommes à vous, beau sire… c’est vous QUI ÊTES À NOUS… Nous régnerons sous votre nom… Vous vous résignerez, bon gré mal gré, au rôle du soliveau de la fable, parce qu’il nous faut un fantôme de royauté sur le trône, afin d’empêcher la république de le renverser !
La marche du cortège était fermée par le bataillon du faubourg Saint-Antoine, commandé par Santerre. À son aspect, le peuple, jusqu’alors fidèle au majestueux silence qu’il s’imposait, acclame tout d’une voix : – Vive la loi ! Vive la nation ! ! – cris formidables que ne dominait pas le fracas du tonnerre ; car l’orage éclatait alors sur Paris, et Louis XVI put entendre ces menaçantes acclamations populaires mêlées aux roulements de la foudre, au moment où il rentrait en prisonnier dans le palais de ses pères.
– Quoi ! – me disait Victoria, en regagnant notre demeure, – quoi ! tel est l’aveuglement de l’Assemblée dans son égoïsme bourgeois, dans sa défiance du peuple, dans son absurde et folle haine du gouvernement républicain, qu’elle espère et prétend imposer à la France, révolutionnée jusqu’en ses dernières profondeurs, l’autorité de ce misérable roi avili, méprisé même de ses partisans… ce roi convaincu de parjure, de trahison, de complot à l’étranger… ce roi ramené piteusement par le collet comme un lâche déserteur… et cela aux yeux de tout un peuple résolu de faire justice et haussant les épaules de dégoût et de dédain… Quoi ! c’est pour accomplir cette révoltante comédie que l’Assemblée va exaspérer les divisions des partis, surexciter les haines incurables, déchaîner peut-être la guerre civile… et cette Assemblée est en majorité composée de gens éclairés ! patriotes ! Grand nombre d’entre eux se sont illustrés lors des admirables travaux de la Constituante ; ils ont acclamé la Déclaration des droits de l’homme, qui portait en ses flancs la république… et à cette heure les voilà qui reculent effarés, épouvantés comme des pygmées devant la grandeur colossale de leur œuvre… le croira-t-on jamais ! Qui l’expliquera jamais, ce mystère incompréhensible ! ! Qui le sondera jamais, ce noir abîme de contradiction !
– Ah ! ma sœur… rappelle-toi ces prophétiques paroles dernièrement prononcées au Club social, par CLAUDE FAUCHET, et reproduites par le journal la Bouche de fer (n° LVIII) :
« – Le tiers état, en accomplissant la révolution, a cru, en majorité, travailler presque pour lui seul, tout en témoignant, reconnaissons-le, d’un intérêt sincère, mais plus théorique que pratique, pour la masse du peuple ; celui-ci, il est vrai, est déjà civilement, politiquement affranchi par la révolution… C’est un pas immense, qui, cependant, pour être décisif, doit être suivi de l’affranchissement matériel du peuple ; en un mot, de l’avènement du travailleur à la libre possession de l’instrument de travail, en d’autres termes, du CAPITAL, grâce à des institutions de crédit démocratiques, à l’aide desquelles le prolétaire des villes et des campagnes puisse enfin échapper à la dépendance, au servage où le réduit encore une mercantile oligarchie à son immense profit ! Or, dans la constitution du vieux monde, pétri d’inégalités, d’iniquités sociales, basé sur le despotisme et sur les privilèges de quelques-uns au détriment de tous, matière corvéable, exploitable à merci, et laissée à dessein dans une ignorance aussi profonde que sa misère, les exploiteurs sont devenus fatalement, par l’irrésistible logique du mal, complices et solidaires les uns des autres ; de sorte que le prêtre a soutenu le roi ; le roi a soutenu le capitaliste et le propriétaire ; il est ainsi advenu qu’attaquer l’autel, c’était attaquer le trône, qu’attaquer le trône, c’était, tôt ou tard, attaquer le capital et la propriété… Voilà ce dont s’aperçoit aujourd’hui le tiers état… De là vient le brusque temps d’arrêt… la réaction contre-révolutionnaire du parti bourgeois ; oui, pour défendre et sauver les privilèges de ses écus, il va tenter de se rattacher à la monarchie qu’il a détruite à demi, et, au besoin, il se rattachera même à l’Église, à laquelle il ne croit point ; mais il est trop tard, l’impulsion est donnée, la révolution lancée ; aussi, quoi qu’il advienne, et dans un temps plus ou moins prochain, il en sera des privilèges de la bourgeoisie capitaliste ce qu’il en a été des privilèges de l’Église, de la noblesse et de la royauté… Seulement, n’oubliez jamais ceci… La révolution ne sera complète, affermie, triomphante et féconde que lors de l’avènement de la république, de la VRAIE RÉPUBLIQUE, entraînant l’abolition radicale du privilège de l’ÉCU… parce qu’alors le peuple sera matériellement affranchi, de même qu’il est à cette heure moralement affranchi… sinon la révolution ne sera que partielle ; elle ne portera pas tous les fruits qu’elle doit porter… Alors le peuple, déçu dans ses légitimes espérances, épuisé par la lutte, éprouvera une passagère, mais déplorable défaillance, dont profiteront ses éternels ennemis, et ce sera peut-être à une seconde génération révolutionnaire de reprendre et d’accomplir l’œuvre laissée inachevée par ses pères… En un mot, chaque classe cherche dans le gouvernement la satisfaction de ses intérêts personnels :
» – La noblesse et le clergé veulent la MONARCHIE ABSOLUE ;
» – La bourgeoisie veut la ROYAUTÉ CONSTITUTIONNELLE ;
» – Le peuple veut la RÉPUBLIQUE SOCIALE, que prêche Claude Fauchet dans le Club social… » – Dis, ma sœur, – ai-je repris voyant Victoria pensive, – ces sages et prophétiques paroles ne sont-elles pas l’explication du mystère en apparence incompréhensible de cette Assemblée bourgeoise, qui, tu l’as dis, recule épouvantée devant son œuvre, et, dans son égoïsme aveugle, tente de mettre ses privilèges à l’abri d’un fantôme de roi, à cette heure où elle reconnaît que l’inexorable niveau de la république doit passer également sur tous les privilèges de race ou de caste, de naissance ou de fortune ?
– Tu dis vrai, mon frère… Claude Fauchet explique ces apparentes contradictions qui me semblaient incompréhensibles.
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17 JUILLET 1791 (dimanche minuit). – Il y a une heure… je suis revenu dans notre logis ; j’étais frappé d’épouvante et d’horreur… Hélas ! fils de Joël, le mois dernier, lors du retour de Louis XVI à Paris, la garde nationale promettait au peuple une journée… Cette journée vient d’avoir lieu… Elle s’appellera désormais : LE MASSACRE DU CHAMP DE MARS…
Après avoir échappé miraculeusement à la mort, j’ai quitté ce lieu funèbre jonché de cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants… Mon esprit est calme maintenant ; je vais, fils de Joel, vous retracer ce déplorable événement et ses causes, si étroitement liées à la fuite et au retour de Louis XVI. Telle a donc été l’égoïste opiniâtreté de l’Assemblée à tenter de sauvegarder encore les privilèges de la bourgeoisie, grâce à un fantôme de royauté, que cette Assemblée, que ses prétoriens, les gardes nationaux, n’ont pas reculé devant le massacre ! ! pour entraver l’irrésistible élan de la révolution…
Ah ! malheur ! malheur irréparable… il existe maintenant un abîme de sang entre le peuple et la bourgeoisie, dont les intérêts sont pourtant communs ! Où s’arrêtera désormais cette lutte fratricide… seulement profitable à nos ennemis éternels ?…
Vous avez vu, fils de Joël, avec quelle imposante dignité le peuple, dédaignant de répondre aux provocations de la garde bourgeoise, avait assisté à la rentrée de Louis XVI passant sous les yeux de ses sujets silencieux.
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