Double et fatale erreur de la Constituante ! D’abord, Louis XVI n’a jamais consenti, ses successeurs n’auraient jamais consenti, à accepter loyalement ce rôle subalterne. Ces rois, de race conquérante, intronisés par la grâce de Dieu, habitués à exercer depuis tant de siècles un pouvoir surhumain, devaient regarder comme une outrageante atteinte à leur omnipotence et à leur droit divin, ces humiliantes concessions à eux imposées par la force des choses, et toujours tenter soit par la ruse, soit par la corruption, soit par la violence, de rétablir leur absolutisme. Les autres potentats européens, se sentant solidaires de Louis XVI, leur frère, ne considéraient-ils pas la Déclaration des droits de l’homme et les principes constitutifs de 1789 comme une menace, comme une attaque à leur puissance despotique, sachant combien la liberté est contagieuse pour les nations voisines de son foyer ? Aussi, lors même que Louis XVI eût accepté loyalement la constitution, les souverains d’Europe se seraient ligués contre leur frère de France, devenu à leurs yeux un dangereux révolutionnaire. La RÉPUBLIQUE était donc la seule solution possible, parce qu’elle posait nettement la question entre les peuples et les rois. C’est ce que ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre la bourgeoisie de l’Assemblée nationale, dans la défiance et la crainte que lui inspirait le gouvernement populaire. Justement fière de ses gigantesques travaux, et pleine d’une généreuse mais aveugle confiance dans le serment d’un roi dépossédé de toute initiative, de tout pouvoir de fait, et privé désormais de l’appui de la noblesse et de l’Église, dépossédées comme lui de leurs privilèges, l’Assemblée nationale crut la révolution accomplie tandis que, pour le peuple, elle n’était, au contraire, qu’à son début… Elle affirmait et consacrait l’égalité civile et politique. C’était bien. Mais le peuple, travailleur par condition, espérait, voulait l’égalité devant l’instrument de travail, à savoir devant le CAPITAL, presque uniquement aux mains de la bourgeoisie ; le peuple, en un mot, attendait de la révolution des institutions de crédit démocratique qui l’eussent affranchi matériellement, de même qu’il l’était déjà moralement par l’égalité civile et politique. Enfin, le peuple sentait la révolution menacée de toute part, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur ; son instinct, guidé par les révélations de la presse patriote, ne le trompait pas ; l’Europe monarchique, secrètement d’accord avec Louis XVI, resserrait chaque jour le réseau de la coalition qui enserrait les frontières de la France ; ces despotes étrangers, en se liguant ainsi, obéissaient à la fois à l’épouvante, à l’horreur que leur causait la France révolutionnaire et à leur intérêt particulier. L’Autriche espérait s’agrandir ; l’Angleterre, se venger de l’appui prêté par la France à l’émancipation américaine ; la Prusse, raffermir son absolutisme ébranlé ; la Confédération germanique, reconquérir, pour ses princes d’Alsace, les possessions féodales dont la révolution les avait dépouillés ; le roi de Suède, chevalier du despotisme, le voulait rétablir en France, ainsi qu’il venait de l’imposer à son peuple ; la Russie espérait s’emparer complètement de la Pologne, grâce à la conflagration générale ; mais surtout, et avant tout, cette formidable coalition voulait exterminer la révolution. Les émigrés, par leurs promesses, où la haine le disputait à l’absurde ; la cour, par sa correspondance occulte et par ses envoyés secrets, exaltaient l’espoir des monarques étrangers, les assuraient d’une facile et prompte victoire : la France était, disait-on, livrée à une sauvage anarchie, sans finances, et, à bien dire, sans armée ; les troupes, désorganisées, ne connaissaient plus ni frein ni discipline ; la plupart de leurs officiers ou des généraux appartenaient à la noblesse ou à l’opinion royaliste. Enfin, le clergé attendait le moment de souffler le feu de la guerre civile, en enflammant le fanatisme des populations crédules de certaines provinces, et les armant contre la révolution, au nom de l’Église outragée, dépouillée dans la personne de ses ministres. La cour et Louis XVI, s’abusant eux-mêmes par leurs folles et criminelles espérances, se croyaient à l’heure du triomphe. N’avaient-ils pas d’ailleurs récemment acheté le grand Mirabeau, le fougueux tribun, le sublime orateur qui avait si puissamment servi jusqu’alors la cause de la liberté ? Oui, ce traître, dans le vertige de son orgueil, immense comme son génie, promettait à Louis XVI de dompter la révolution, qu’il avait été l’un des premiers à déchaîner… s’engageait à raffermir, à rétablir sur ses bases traditionnelles cette monarchie chancelante encore des rudes coups qu’il lui avait portés… Hélas ! il n’était que trop vrai, fils de Joël… Mirabeau, ce puissant esprit, succombait à l’inexorable logique de son immoralité, aux conséquences des honteux désordres de sa jeunesse et de la corruption effrénée de ses mœurs ! Criblé de dettes, dévoré de la soif du luxe et des plaisirs, il se vendit, croyant vendre la révolution ! il se vendit à la cour, moyennant un million comptant et une pension de cent mille livres par mois… La mort ne lui permit pas de jouir des fruits de son infâme trahison, dont il est malheureusement impossible de douter. À peine eut-il ressenti les premières atteintes de la maladie qui l’emporta, que Duquesnoy, l’un des obscurs agents du comte de Lamarck, confident de la reine et de Louis XVI, et l’entremetteur de l’exécrable marché de Mirabeau, écrit précipitamment à M. de Lamarck :
« … Vous avez sûrement déjà senti la très-pressante et très-indispensable nécessité de faire porter chez vous les papiers de notre malheureux ami… De grâce, occupez-vous sans délai de ce soin, et pensez que si nous le perdons, très-certainement un créancier viendra apposer les scellés, et ALORS ON VERRA TOUT !(1) »
Le 2 avril 1791, Mirabeau mourut. Quelques heures avant d’expirer, il entendit tirer le canon et dit dans son orgueil titanique : – Sont-ce déjà les funérailles d’Achille ? – Ses dernières paroles, où se révèle sa trahison, furent celles-ci : – J’emporte le deuil de la monarchie… ses débris vont être la proie des factieux. – Le peuple, confiant et crédule, ignorant la félonie de son tribun, apprit sa mort avec une consternation profonde. J’ai parcouru Paris ce jour-là, partout le deuil fut immense. On eût dit qu’une calamité publique s’appesantissait sur la France ; l’on s’abordait par ces mots empreints d’un douloureux accablement : – Mirabeau est mort ! – Les larmes coulaient de tous les yeux. La foule éplorée suivit religieusement les cendres du grand orateur qui furent déposées au Panthéon. Deux voix cependant, deux voix prophétiques, s’élevant seules au-dessus de ce concert de regrets civiques, protestèrent contre ce pieux hommage rendu à la mémoire d’un traître :
« – Pour moi, – écrivit Camille Desmoulins dans son journal, – lorsque l’on eut levé le drap mortuaire qui couvrait le corps de Mirabeau, et à la vue d’un homme que j’avais idolâtré, j’avoue que je n’ai pas senti venir une larme… et je l’ai regardé d’un œil aussi sec que Cicéron regardait le corps de César percé de vingt-trois coups. »
Enfin MARAT, éclairé par l’inconcevable intuition dont il était doué, écrivait avec une exaltation farouche dans l’Ami du Peuple, le lendemain des imposantes funérailles de Mirabeau :
« – Rends grâce aux dieux, peuple ! Ton plus redoutable ennemi n’est plus ! il meurt victime de ses nombreuses trahisons, de la barbare prévoyance de ses complices (longtemps sa mort a été attribuée au poison). La vie de Mirabeau fut souillée de crimes. Qu’un voile désormais en cache le tableau hideux ! Ce récit scandaliserait les vivants, et ton ennemi ne peut plus te nuire, ô peuple ! garde tes larmes pour tes défenseurs intègres. Souviens-toi qu’il ne fronda la cour que pour capter tes suffrages… Tu lui dois les funestes décrets qui t’ont remis sous le joug d’un roi, et rivé tes fers : – Le décret de la loi martiale ; – le décret du veto suspensif (accordé au roi), de l’initiative de la proposition de paix ou de guerre (aussi accordé au roi) ; le décret de l’indépendance des députés ainsi soustraits à la vigilante surveillance du peuple ; – le décret du pouvoir exécutif suprême (la royauté) ; – le décret de la félicitation des assassins de Metz ; – le décret de la permission d’émigrer accordée aux conspirateurs. – Jamais Mirabeau n’éleva la voix en faveur du peuple que dans des circonstances insignifiantes… Quoi ? au Panthéon ? Mirabeau… lui… lui ! au Panthéon ! Quel homme intègre voudra reposer auprès de lui ! Les cendres de Rousseau, de Montesquieu frémiraient de se trouver en compagnie de ce traître ! Et moi, l’Ami du peuple, j’en serais inconsolable ! Ah ! si jamais la liberté s’établissait en France, si jamais quelque législateur, se souvenant de ce que j’ai fait pour la patrie, était tenté de me décerner les honneurs du Panthéon, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront ! J’aimerais mieux ne jamais mourir ! »
Étrange prophétie ! Les papiers secrets de Mirabeau, découverts le 10 août 1792, dans l’armoire de fer des Tuileries, ayant révélé les preuves irrécusables de sa trahison, la Convention nationale, le 27 novembre 1793 rendait cet arrêt mémorable :
« – La Convention nationale, considérant QU’IL N’Y A PAS DE GRAND HOMME SANS VERTU, décrète que le corps d’Honoré-Gabriel Riquetti Mirabeau sera retiré du Panthéon. Le corps de MARAT y sera transféré. »
Ah ! fils de Joël ! n’oubliez jamais ces paroles sacrées : Il n’y a pas de grand homme sans vertus… Car nul ne fut plus grand par le génie que Mirabeau ! Et si la probité, le désintéressement, l’amour du peuple, méritaient les honneurs insignes du Panthéon, combien d’autres patriotes en eussent été dignes ; car à ces vertus civiques incontestables chez Marat, ils ne joignaient pas son exécrable monomanie de meurtre, sinistres hallucinations d’un esprit malade et d’un cerveau souvent égaré.
La mort inattendue de Mirabeau, déconcertant la cour, lui ôtant l’espoir de dominer, de désarmer, de vaincre la révolution par l’Assemblée nationale, dont le grand tribun avait eu l’audacieuse présomption de répondre comme de lui-même, la cour et Louis XVI résolurent d’exécuter un projet dès longtemps mûri, et déjà vainement tenté à Versailles, lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Tel était le projet :
« – Le roi se réfugierait dans une place forte de nos frontières ; et là, au milieu de troupes dévouées, commandées par un général royaliste (le Marquis de Bouillé), Louis XVI protesterait solennellement à la face de l’Europe contre l’usurpation et les actes de l’Assemblée nationale, invoquerait hautement la royale solidarité qui devait liguer tous les souverains contre la révolution française et l’exterminerait avec leur concours. »
Ce projet criminel, Louis XVI fut sur le point de le réaliser. Cependant MARAT, toujours vigilant, toujours prophétique, ou incroyablement bien renseigné, avait, quelques jours avant la fuite du roi, dénoncé le fait en ces termes dans L’AMI DU PEUPLE (16 juin 1791) :
« –… L’on veut à toute force entraîner le roi dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois de l’Europe ! Vous serez assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Parisiens… insensés Parisiens ! ! je suis las de vous le répéter ! retenez le roi et le dauphin dans vos murs, gardez-les avec soin ; renfermez la reine, son beau-frère et sa famille. La perte d’un jour peut être fatale à la nation et creuser la tombe de trois millions de Français. »
Moi, Jean Lebrenn, je joins ici quelques fragments de mon journal où j’ai écrit presque quotidiennement les événements de cette immortelle époque.
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