Ces extraits vous donneront, fils de Joël, un tableau assez exact de la situation de Paris lorsque l’on y apprit la fuite du roi, effectuée dans la nuit du 21 juin (1791).

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21 JUIN 1791. – Aujourd’hui, dès le matin, le bruit du départ de Louis XVI a circulé dans Paris. Victoria, étant allée acheter nos provisions de la journée, est soudain revenue m’apprendre la fuite du roi, confirmée par cette proclamation des représentants du peuple, affichée, colportée dans les rues et dont ma sœur me remit un exemplaire :

Au nom de l’Assemblée nationale.

« Citoyens,

« Le roi est en fuite… Des mesures sévères sont prises pour suivre les traces des machinateurs de l’évasion. – Les représentants du peuple pourvoiront au salut public. – Toute émeute, toute atteinte aux propriétés seront considérées comme crimes de lèse-nation. – Les ministres seront admis aux séances. – Les décrets de l’Assemblée nationale auront force de loi dans le royaume. – Le comité militaire veillera à la sûreté intérieure.

» 22 juin 1791.

» Le Président de l’Assemblée nationale. »

– Frère… tu le verras… ces bourgeois de la Constituante perdront cette occasion légale, comme ils disent, et peut-être unique de longtemps, d’en finir avec leur système bâtard et de proclamer la république… Ne tentent-ils pas déjà de mettre Louis XVI hors de cause, de l’innocenter d’avance en parlant des machinateurs de son évasion… comme s’il n’était pas, lui, personnellement responsable de sa conduite.

Telles furent les premières paroles de ma sœur. Les événements lui ont, hélas ! donné raison. Nous sommes sortis afin de parcourir Paris, et de nous rendre compte de l’impression causée par la fuite du roi, nous attendant à quelque grand mouvement populaire dans cette circonstance décisive ; une foule innombrable encombrait surtout le jardin du Palais-Royal, la place du Palais-Royal, la place de l’Hôtel-de-Ville, les abords des Tuileries et de l’Assemblée nationale. À dix heures du matin, la municipalité fit tirer trois coups de canon en signe d’alarme au moment où l’on placardait le décret de l’Assemblée nationale relatif à l’évasion de Louis XVI ; le tocsin sonnait, les tambours de la garde nationale battaient le rappel : des dragons, des officiers de l’état-major de La Fayette, des Bleuets, comme on les appelle, passaient au galop dans les rues et portaient des ordres, tandis que de nombreuses patrouilles de la garde soldée parcouraient la ville. Les bourgeois semblaient généralement atterrés ; leur roi, par son évasion, qu’ils flétrissaient d’insigne lâcheté, – « les laissait sans bouclier exposés au déchaînement du peuple. » – Je cite ces paroles textuelles, nous les avons entendu prononcer aux abords du Louvre, tandis que des gens du peuple, montrant le bâtiment des séances de l’Assemblée, disaient énergiquement : « – Notre roi est là dedans. Louis XVI peut f…. le camp où il voudra. » – Nous avons rencontré, dans la rue du Coq, M. Hubert. Je le voyais pour la première fois depuis mon entrevue avec lui, lorsque j’avais demandé mademoiselle Desmarais en mariage. M. Hubert, vêtu de son uniforme, se rendait à sa section, où était convoqué le bataillon du district des Filles Saint-Thomas qu’il commandait, et plus que jamais composé de royalistes ou d’ardents contre-révolutionnaires : M. Hubert m’aborda brusquement et me dit avec une amertume courroucée :

– Hé bien… le roi est parti ?… Vous croyez triompher… citoyen ?… C’est trop tôt… l’Assemblée nationale, si pourrie qu’elle soit (textuel), ne veut à aucun prix de la république. La garde nationale n’en veut pas non plus, de la république !… et si les sans-culottes ont des piques, nous avons des fusils et des canons… nous allons le prouver au peuple, s’il bouge… Nous défendrons la constitution jusqu’à la mort !

– Il faudrait au moins savoir ce que vous prétendez défendre ? – reprit Victoria avec un rare bon sens. – La constitution reconnaît un roi héréditaire… ce roi s’évade nuitamment comme un larron ; il emmène avec lui l’héritier de la couronne… Les frères, les parents de ce roi ont émigré à l’étranger, qu’ils soulèvent contre la France ! Le duc d’Orléans a cent fois déclaré qu’il répudiait avec horreur tous ses droits éventuels au trône… Or, quel roi ? quelle dynastie nouvelle la constitution intronisera-t-elle en remplacement du fuyard ?… La force des choses impose donc la république.

M. Hubert, interdit de ce raisonnement d’une logique excellente, resta muet un moment, puis il reprit avec impatience :

– Citoyenne ! quand nous devrions forcer l’Assemblée de nommer provisoirement La Fayette protecteur du royaume, nous préférerions ceci à la république des sans-culottes et de la lanterne ; d’ailleurs, l’Assemblée a déjà envoyé des commissaires à la poursuite du roi. Ils l’atteindront, je l’espère, avant qu’il n’ait gagné la frontière.

– … De sorte, – dis-je à M. Hubert, – que s’ils le rattrapent, voilà ce souverain réfractaire condamné à la royauté constitutionnelle à perpétuité… par les bourgeois ?

– Peu nous importe ! Nous abhorrons la république et nous la combattrons jusqu’à la mort ! – s’écrie M. Hubert. – Et s’adressant à moi, il ajouta : – Voilà sans doute une de ces journées où nous allons nous trouver face à face et en armes… citoyen Lebrenn ?… ainsi que je vous l’ai prédit le jour où, confiant dans les principes égalitaires de mon avocat de beau-frère, vous êtes venu naïvement lui demander sa fille en mariage… – Et M. Hubert ajoute d’un ton sardonique : – À propos, avez-vous des nouvelles de Charlotte ?

– Oui, citoyen… elle m’a fait avant-hier l’honneur de m’écrire de Lyon, où elle réside toujours…

– Quoi !… elle a l’audace de vous écrire ?

– Mademoiselle Desmarais a la bonté d’avoir très-souvent cette audace-là, et moi j’ai l’audace de lui répondre…

– Citoyen Lebrenn, mon couard de beau-frère a beau voter avec l’extrême gauche de la Constituante et, par peur, affecter des opinions populacières que sa conscience réprouve, Charlotte ne sera jamais votre femme… retenez ceci !

– J’attendrai, citoyen Hubert.

– Vous attendrez cela plus longtemps que les balles que nous allons vous envoyer, si vous tentez quelque chose aujourd’hui… – dit M. Hubert en s’éloignant.

Un flot de la foule nous entraîna, Victoria et moi, vers le château des Tuileries(2). Les factionnaires, placés au pied du grand escalier, laissaient monter dans les appartements toutes les personnes qui se présentaient, se bornant à leur recommander de ne rien soustraire, de ne rien dévaster. Ces recommandations furent scrupuleusement observées. Nous avons été, ma sœur et moi, frappés de l’ordre incroyable qui présidait à cette étrange visite de milliers de curieux de toute condition, mais, en immense majorité, appartenant comme nous au populaire. L’on interrogeait les sentinelles placées dans l’intérieur du palais.

« – Mais par où et comment a-t-il pu filer… ce gros VETO ? – disait à nos côtés un artisan à l’un des factionnaires. – Il n’est pourtant pas capable de passer par le trou d’une serrure… celui-là ?

» – Nous n’en savons, ma foi, rien, citoyens ! – répondit la sentinelle. – Ce matin, nous avons été aussi surpris que vous en apprenant la fuite de l’exécutif. »

Nous avons vu dans la chambre de Marie-Antoinette, et tranquillement assise sur le lit royal, une marchande de cerises, son éventaire devant elle, et ne songeant qu’à son modeste commerce, sollicitant les acheteurs en criant :

« – Cerises de Montmorency ! qui veut des belles cerises ?

» – Quand les chats sont partis, les rats dansent ! » – criaient des enfants en dansant une ronde dans le grand salon, tandis que des gardes nationaux, décrochant des boiseries un portrait en pied de Louis XVI, tournaient la peinture du côté du mur en disant :

« – Va ! lâche ! va, traître ! tu n’es plus digne de voir la lumière du jour ! »

« – Vous n’avez pas su seulement garder le roi ! – disait à un factionnaire une des amazones des 5 et 6 octobre. – Vous, des hommes… vous le laissez s’enfuir… ce gros Veto, que nous, des femmes, nous avions ramené de Versailles !

» – Vous nous aviez fait là un joli cadeau, citoyennes ! – répondit le factionnaire. – Il n’y a, fichtre, pas de quoi vous vanter ! »

« – Moi, porter un bonnet de l’Autrichienne… fi donc ! » – disait, en foulant aux pieds un riche bonnet de la reine trouvé sur un meuble, une jeune fille que sa compagne voulait, en riant, coiffer de ce bonnet. Nous ne vîmes pas, ma sœur et moi, commettre aux Tuileries le moindre dégât, le moindre larcin. La foule semblait uniquement partagée entre une curiosité railleuse et une indignation légitime, en considérant les immenses et somptueux appartements de ce prince, « qui se plaignait de l’insuffisance des quarante millions de sa liste civile, qui, disait-il, ne lui permettait pas les commodités de la vie. » En sortant du château, nous avons descendu les boulevards, afin de gagner le faubourg Saint-Antoine.