Les Mystères du peuple - Tome XV

Eugène Sue

LES MYSTÈRES DU PEUPLE

TOME XV

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

(1857)

Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’Insurrection.

LE SABRE D’HONNEUR

OU

FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1715-1851

(SUITE.)

Pendant que ces événements se passaient chez l’avocat Desmarais, un conciliabule royaliste se tenait rue Saint-Roch, au quatrième étage d’une vieille maison bâtie au fond d’une cour : un ex-bedeau de la paroisse, dévoué à l’abbé Morlet, et surtout largement payé par la caisse du parti prêtre et aristocratique, recevait les conspirateurs dans son logis, composé de deux pièces mansardées. Une issue secrète, pratiquée au fond d’un placard, communiquait de la dernière de ces deux pièces au grenier de la maison voisine, où les royalistes avaient aussi des intelligences salariées. À l’angle de ce grenier, masquée par un amas de paille, s’ouvrait une trappe donnant accès à une cachette, ainsi que l’on dit en ces temps-ci, cachette assez spacieuse pour contenir quatre lits, et recevant suffisamment d’air et de jour à l’aide d’un tuyau aboutissant à un corps de cheminée, dont la maçonnerie formait l’une des parois de ce lieu de refuge, parfaitement combiné ; car si l’on eût opéré une perquisition au domicile de l’ex-bedeau, celui-ci, prévenu par le signal du portier, aussi dans la confidence, avertissait les personnes réfugiées chez lui : elles sortaient alors par l’issue secrète et gagnaient la cachette, d’autant plus sûre que, l’issue du placard même découverte, l’on devait supposer que les fugitifs s’étaient évadés par l’escalier de la maison voisine. Il existe dans Paris une infinité de ces lieux de refuge, organisés grâce à l’or des royalistes et destinés aux prêtres réfractaires, aux ci-devant nobles et aux suspects, qui conspirent incessamment contre la république.

Donc, ce soir-là, un conciliabule royaliste se tenait dans le logis de l’ex-bedeau : le comte de Plouernel, son frère puîné, évêque in partibus de Gallipoli ; le marquis de Saint-Estève, ce rieur imperturbable et insupportable, qui, environ quatre ans auparavant, assistait au souper donné par le comte à la prétendue marquise Aldini ; le jésuite Morlet ; tels sont les membres présents du conciliabule ; ils sont assis sur des chaises d’église, autour d’un poêle de faïence ; tous sont vêtus bourgeoisement et portent leurs cheveux sans poudre ; seul le marquis est poudré à frimas, porte un élégant habit de drap amarante à boutons d’or, des culottes d’étoffe pareille à l’habit, et ses bas de soie blancs sont à demi cachés par les revers de ses bottes à la jockey ; sa bonne humeur ordinaire et sa jovialité ridicule se lisent sur ses traits, aussi épanouis que si, à cette heure, il ne jouait pas sa tête. L’évêque de Gallipoli, de quelques années moins âgé que le comte de Plouernel, est vêtu en laïque ; il ressemble beaucoup au comte, et ses traits, comme les siens, expriment en ce moment une sombre énergie : tous deux, ainsi que le marquis, depuis longtemps émigrés, sont récemment parvenus à passer la frontière et à gagner Paris, où ils se tiennent cachés, de même qu’un grand nombre d’autres aristocrates revenus des pays étrangers. La physionomie du jésuite Morlet est toujours calme et sardonique ; il porte une carmagnole et un bonnet rouge. Onze heures sonnent à l’église Saint-Roch.

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Onze heures… nous devions tous être réunis ici à dix heures, et nous ne sommes que quatre exacts au rendez-vous ! le comité se compose pourtant de vingt membres ! Une telle négligence est impardonnable !

L’ÉVÊQUE. – D’autant plus impardonnable qu’il n’y a pas à hésiter : il faut agir demain, puisque demain le roi est conduit à cette caverne de scélérats nommée la Convention !

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Il faut que nos amis soient retenus par quelque empêchement : des gentilshommes ne peuvent être soupçonnés de couardise !

LE MARQUIS. – Des gentilshommes ! Et ce maltôtier, ce M. Hubert ! Tête bleue ! je ne voulais point d’abord être de la partie, dès que j’ai su que je devais siéger à côté de ce bourgeois ; mais, après tout, il porte le nom du grand saint Hubert, patron des nobles veneurs. (Il rit.) Hi ! hi ! hi ! et en raison du patronage, j’ai…

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Pour Dieu ! marquis, mets un frein à ton hilarité ; parlons raison, si tu le peux. Ce mons Hubert est un drôle fort résolu, fort influent sur les anciens grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas. Et…

LE MARQUIS, riant. – Hi ! hi ! hi ! un bataillon de filles placé sous le vocable de saint Thomas, qui voulait toucher pour croire. Hi ! hi ! hi ! Vertuchoux ! comte, j’enseignerais bien à ce bataillon-là une évolution qui…

LE JÉSUITE MORLET, après réflexion. – Personne ne vient, nous perdons un temps précieux : délibérons. Le portier doit siffler en cas d’alarme. À ce signal, mon filleul, le petit Rodin, de guet au second étage, montera vite prévenir le bedeau, et nous aurons le temps de fuir ou de gagner la cachette, en passant par ce placard.

LE MARQUIS. – Ce placard à double fond me rappelle… hi ! hi ! hi ! certaine galante et bouffonne aventure dont je fus le héros, et que je vais vous narrer. C’était en 1787, et…

LE COMTE DE PLOUERNEL. – Au diable le fâcheux ! Fais-nous grâce, marquis, de tes histoires…

L’ÉVÊQUE. – Marquis, pourquoi es-tu rentré en France, au péril de ta vie ?

LE MARQUIS. – Tête bleue ! pour sauver mon roi.

L’ÉVÊQUE. – Et c’est ainsi que tu prétends le sauver, en interrompant nos délibérations par tes insupportables lazzi ?

LE MARQUIS. – Mais vous ne délibérez rien du tout ; vous restez là comme des coccigrues… Hi ! hi ! hi !

LE JÉSUITE MORLET. – Cet étourneau a raison. Nous n’en finirons point, si nous ne mettons d’ordre en ceci. Il faut que quelqu’un préside cette réunion, je la préside.