Personne n’a la parole si je ne la lui donne… et je la prends…
L’ÉVÊQUE. – Vous présidez, révérend, vous présidez, c’est bientôt dit. Et de quel droit ?
LE JÉSUITE MORLET. – Du droit que l’homme sensé a sur les fous tels que le marquis ! du droit que me donne mon âge, car je suis ici, et de beaucoup, votre aîné à tous.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Soit, présidez !
L’ÉVÊQUE. – S’il s’agit uniquement d’une préséance d’âge, j’y consens.
LE MARQUIS. – Moi de même… hi ! hi ! hi !
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Mon Dieu ! marquis, c’est à te jeter par les fenêtres ; je te demande un peu pourquoi tu ris ?
LE MARQUIS. – Dame ! je ne sais pas, je ris, hi ! hi ! hi ! parce que je suis très-gai, je l’ai toujours été ; à ce point qu’une fois, étant tout petit, je…
LE JÉSUITE MORLET. – Taisez-vous, marquis, vous n’avez pas la parole. Je vais poser en deux mots la question, la voici : Demain Louis XVI sera conduit de la prison du Temple à la barre de la Convention. L’occurrence a semblé favorable pour enlever le roi durant le trajet ; voici le moyen proposé : cinq ou six cents hommes résolus, armés, sous leurs habits, de pistolets et de poignards, se réuniront en différents lieux convenus, se rendront ensuite par groupes isolés sur le passage du prince, se mêleront à la foule ; affecteront le langage de forcenés sans-culottes et répéteront ce bruit propagé à dessein depuis quelques jours, à savoir : que la majorité de la Convention est résolue d’épargner la vie de Capet, et qu’il faut que le peuple en fasse justice lui-même. Nos gens s’efforceront ainsi de soulever la populace ; lors du passage du roi, ils pousseront le cri de : Mort au tyran ! À ce cri, signal convenu, ils attaqueront résolument l’escorte à coups de pistolets et de poignards ; l’on espère, à la faveur du tumulte, enlever Louis XVI par un audacieux coup de main, et ensuite le conduire en un lieu sûr préparé d’avance. Nos gens marchent alors sur la Convention et exterminent ses membres ; ceci heureusement effectué, des proclamations déjà imprimées seront placardées dans Paris, appelleront les honnêtes gens aux armes contre la république. Une portion des anciennes compagnies d’élite de la garde nationale, tous les royalistes et les constitutionnels de Paris, les émigrés qui sont arrivés depuis quinze jours, malgré la surveillance de la police, répondront à cet appel aux armes et conduiront le roi aux Tuileries. De nombreux émissaires se rendront aussitôt dans l’Ouest, dans le Midi, à Lyon, prêts à se soulever à la voix des nobles et des prêtres qui y sont cachés. La guerre civile se déchaîne à la fois sur plusieurs points du royaume, les armées étrangères, démoralisées par la victoire de Valmy, opèrent un retour offensif sur la frontière ; et l’on espère que, moyennant la guerre civile, le chaos des événements, les coalisés reprendront l’avantage qu’ils avaient au début de la campagne, s’avanceront à marches forcées sur Paris, auquel ils infligeront un châtiment terrible. Cette conjuration, préparée de longue main (sauf le mode à employer pour délivrer le roi), était près d’éclater lors des massacres de septembre ; or, ces massacres ont eu un bon et un mauvais côté.
L’ÉVÊQUE. – Un bon côté ! Vous osez dire que ce carnage…
LE JÉSUITE MORLET. – Monseigneur n’a point la parole. Les massacres de septembre ont eu, dis-je, un bon et un mauvais côté. Voici le mauvais : les chefs les plus actifs de la conspiration, détenus comme suspects dans les prisons où elle se tramait, grâce à de nombreuses intelligences avec le dehors ; ces chefs ayant été égorgés, les royalistes de Paris et des provinces, frappés de terreur et ainsi privés de haute direction, sont restés cois, il a fallu près de trois mois pour renouer chaque fil de la conspiration brisée par la mort de ses chefs ; le massacre de septembre a encore eu pour nous ce mauvais côté, qu’il s’est combiné avec un prodigieux élan de patriotisme ; les volontaires courant en masse aux frontières ont changé complètement, par l’irrésistible furie de leur attaque, l’ancienne tactique de la guerre. L’infanterie prussienne, la meilleure de l’Europe, a été culbutée par ces forcenés ; il est à craindre qu’elle demeure longtemps sous l’influence de la panique que lui a causée la première charge à la baïonnette des volontaires, à la bataille de Valmy.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Morbleu ! mon révérend, ne parlez pas de guerre, vous n’y entendez rien ! Je servais dans le corps d’émigrés qui a enlevé la position de la Croix-au-Bois à la bataille de l’Argonne ; j’étais à côté du duc de Brunswick lors de l’affaire de Valmy, et j’affirme que si l’infanterie prussienne a été, il est vrai, ébranlée par ces va-nu-pieds, qui se précipitaient sur elle comme des sauvages, en poussant des hurlements de damnés, elle est maintenant remise de cette panique et ne demande qu’à venger son affront ; oui, et vienne la guerre, la vraie guerre, la grande guerre, les coalisés feront une boucherie de ces hordes indisciplinées, car…
LE JÉSUITE MORLET. – Vous abusez, comte, de la parole que vous n’avez point ; de plus, vous dévoyez complètement de la question.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Morbleu ! mon révérend, je…
LE JÉSUITE MORLET. – Est-ce moi, oui ou non, qui préside cette délibération ?
LE MARQUIS. – Peste ! mon révérend, il ne vous manque qu’une étrivière pour nous donner la fessée… hi ! hi ! hi !
LE JÉSUITE MORLET. – Et vous la mériteriez particulièrement, marquis. Or, je continue, et j’arrive à ce que les massacres de septembre ont eu pour nous de bon, d’excellent…
L’ÉVÊQUE.
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