– Il m’est impossible d’entendre affirmer de sang-froid que cet abominable carnage…
LE JÉSUITE MORLET. – Le comte disait tout à l’heure qu’en parlant de guerre je parlais de ce dont j’ignorais ; je vous dirai, monseigneur, qu’il ne vous appartient point de qualifier des faits dont vous ignorez. Vous n’assistiez pas aux journées de septembre, et j’y assistais, moi !
LE COMTE ET L’ÉVÊQUE. – Vous ?
LE JÉSUITE MORLET. – Certes, j’y assistais, déguisé en charbonnier, ainsi que mon fillot, déguisé en ramoneur. Oh ! je tiens parole ! Rappelez-vous, comte, ce que je vous disais à souper, il y a quatre ans, la veille de la prise de la Bastille : « Il faut que la bête féroce lèche du sang pour la mettre en rut de carnage. » Eh bien ! il en a été ainsi ; et, pour faire couler ce sang, j’ai retroussé mes manches jusqu’au coude, et à la besogne ! Donc, je reprends et je dis : les massacres de septembre ont eu pour nous ceci de bon, d’excellent, qu’ils ont soulevé en Europe une horreur générale, exaspéré les puissances étrangères, y compris l’Angleterre, jusqu’alors à peu près neutre, et qui va devenir l’âme de la coalition. À Paris même, cet exécrable foyer de la révolution, ces massacres, il faut le dire, considérés en un moment de vertige par la population de toutes les classes comme une mesure de salut public, ces massacres inspirent maintenant une indicible exécration contre les jacobins ; les révolutionnaires mêmes sont divisés en deux camps : les patriotes du 10 août et les septembriseurs, germe précieux de discordes intestines entre ces scélérats. Somme toute, il y a pour nous du bon, beaucoup de bon dans les journées de septembre ; la terreur qu’elles causent maintenant à Paris pourrait venir en aide au complot en question. Tout est prêt ; les postes sont désignés, les dépôts d’armes indiqués, les proclamations imprimées ; Lehiron, homme maintes fois éprouvé, est chargé de la conduite de la bande de faux sans-culottes qui doit assaillir l’escorte du roi, aux cris de : Mort au tyran ! L’on peut répondre de l’intelligence et du courage de Lehiron, il attend les derniers ordres dans la pièce voisine ; enfin, ce soir même, Louis XVI, malgré la surveillance dont on l’entoure, a dû recevoir de son valet de chambre Cléry communication du projet de demain, à seule fin que ce prince ne s’effraye point du tumulte, et suive de confiance ceux qui lui donneront pour mot d’ordre : Dieu et le roi ! Pilnitz et Brunswick ! Tel est donc actuellement l’état des choses : un complot a été tramé, l’on est à la veille de passer à l’action. Or, je pose nettement cette question : le moment d’agir est venu… faut-il agir ?
Le comte, le marquis, l’évêque, se regardent avec une surprise extrême, qui, pendant un moment, les rend muets.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – Comment ! vous venez d’exposer les détails, les moyens, le but du complot, dont l’exécution est forcément fixée à demain, puisque demain l’on conduit le roi de la prison du Temple à la Convention…
L’ÉVÊQUE. –… Et maintenant vous semblez mettre en doute qu’il faille agir ?
LE MARQUIS. – Hi ! hi ! hi ! c’est très-plaisant. Ah ! ah ! ah ! qu’il est donc plaisant, le révérend !
LE JÉSUITE MORLET. – Cet étonnement, ces exclamations sont puérils ; quoi d’étonnant à ce que, la veille d’une expédition, l’on modifie ses moyens, on la suspende ou que même on l’abandonne tout à fait ? Je propose donc de délibérer sur ceci : premièrement, serait-il plus opportun d’attendre jusqu’au jour de l’exécution de Louis XVI (sa condamnation n’est pas douteuse), et de tenter seulement alors le coup de main, dans l’espoir que l’horreur de ce régicide augmenterait le nombre de nos partisans ? secondement, et c’est moi, proprio motu, qui pose cette grave question, sous ma responsabilité : ne serait-il point expédient, dans l’intérêt bien entendu de l’Église et de la monarchie, de laisser purement et simplement guillotiner… Louis XVI ?
Cette proposition, aussi étrange qu’inattendue, formulée par le jésuite avec un calme glacial, jette ses auditeurs dans une telle stupeur qu’ils restent muets et la bouche béante. Le silence est interrompu par le bruit de trois coups frappés discrètement à la porte de la chambre.
LE JÉSUITE MORLET. – C’est mon fillot (D’une voix plus haute :) Entrez !
Le petit Rodin entre : il est vêtu d’une carmagnole et d’un bonnet rouge à l’instar du révérend ; il salue benoîtement la compagnie.
LE JÉSUITE MORLET. – Quoi de nouveau, mon enfant ?
LE PETIT RODIN. – Doux parrain, il y a en bas, chez le portier, un homme déguisé en femme ; il a exactement donné le mot de passe et de ralliement ; mais le portier, ne connaissant pas cet individu, a répondu qu’il ne savait pas ce qu’il voulait lui dire avec ses mots de passe, le portier craignant d’être dupe d’un mouchard. Et il a vite envoyé sa femme me prévenir de ce qui arrive.
LE COMTE DE PLOUERNEL. – C’est sans doute quelqu’un des nôtres, obligé de recourir à ce déguisement, afin de se soustraire aux poursuites dont il est l’objet.
L’ÉVÊQUE. – C’est fort grave ; comment s’assurer que ce personnage est des nôtres ?
LE MARQUIS. – Un homme déguisé en femme : quel carnaval ! hi ! hi ! hi !
LE JÉSUITE, au petit Rodin. – Tu connais de vue tous nos amis ?
LE PETIT RODIN. – Oh ! oui, doux parrain, car dès que j’ai vu quelqu’un une fois, je n’oublie jamais sa figure : le Seigneur Dieu (il se signe) a gratifié son indigne petit serviteur de ce don de réminiscence…
LE JÉSUITE MORLET. – Descends dans la loge du portier ; examine attentivement ce personnage : si tu le reconnais, dis au portier de le laisser monter ; sinon, reviens me prévenir.
LE PETIT RODIN. – Oui, doux parrain. (Il sort.)
L’ÉVÊQUE. – Mais cet enfant ne peut-il se tromper ?
LE JÉSUITE MORLET. – Mon fillot se tromper ? jamais ! C’est un prodige de finesse et de pénétration.
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