Les Mystères du peuple - Tome XVI
Eugène Sue
LES MYSTÈRES DU PEUPLE
TOME XVI
HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES
(1857)
Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’Insurrection.
LE SABRE D’HONNEUR
OU
FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
1715-1851
(SUITE.)
Jean Lebrenn n’aperçut pas d’abord Victoria placée dans l’ombre à l’extrémité du vestibule ainsi qu’Olivier ; mais la jeune femme, doublement surprise de rencontrer à la fois son frère et le jésuite Morlet, qu’elle reconnut sous ses habits rustiques, fut au moment de s’élancer à la rencontre de Jean ; mais, craignant que celui-ci, incapable de maîtriser d’abord son saisissement, ne compromît le secret qu’elle voulait garder au sujet de son déguisement, elle dit tout bas à Olivier, non moins stupéfait qu’elle à l’aspect de son ancien patron :
– Mon frère est entré ainsi que ce paysan et cet enfant dans la chambre où se tiennent les aides de camp de service… Va prier le canonnier Duchemin de venir à l’instant me rejoindre dans la cour. – Et la jeune femme, prenant son sabre sous son bras gauche avec une aisance militaire, ajoute en se dirigeant vers la porte et désignant du regard les autres soldats d’ordonnance : – Je ne veux pas que ma première entrevue avec mon frère ait lieu en présence de nos camarades… son émotion pourrait me trahir.
– J’obéis, Victoria ! – répond tristement Olivier ; – ma surprise de rencontrer à l’armée votre frère m’a empêché de vous demander en quoi j’ai mérité les cruelles et outrageantes paroles que vous m’avez tout à l’heure adressées.
– Mon attachement pour vous, Olivier, me commande de ne vous jamais cacher la vérité, si sévère qu’elle soit ; c’est le seul moyen de vous éclairer à temps et de prévenir ainsi des entraînements dont vous n’avez peut-être pas même conscience… Nous reprendrons plus tard cet entretien ; – et, sortant du vestibule dont le pavé résonne sous ses bottines éperonnées, Victoria ajoute : – Envoyez-moi sans retard, dans la cour où je vais l’attendre, le canonnier Duchemin.
La cour qui précédait la maison commune était spacieuse ; l’on y voyait rangés les chevaux des divers cavaliers destinés au service d’ordonnance. Le brouillard se dissipait, les étoiles brillaient au ciel ; et, à la faveur de cette nuit claire et froide, Victoria, apercevant bientôt le canonnier s’avancer vers elle, fit quelques pas à sa rencontre, puis :
– J’ai désiré te parler, citoyen, pour te donner des renseignements importants au sujet de cet homme et de cet enfant, que toi et un volontaire vous venez d’amener prisonniers au quartier général.
– Ce sont deux espions de Pitt et de Cobourg tombés dans nos avant-postes, et arrêtés par un Parisien en faction en avant de nos grand’gardes.
– Ce volontaire se nomme Jean Lebrenn ?
– Oui ; est-ce que tu le connais, mon brave hussard ?
– Beaucoup… Mais voici le renseignement en question : L’homme arrêté est un prêtre français, un jésuite.
– Un jésuite !… Ah ! double brigand de calottin !
– Il se nomme l’abbé Morlet. Il est très-urgent que tu ailles à l’instant instruire de cette circonstance Jean Lebrenn, témoin sans doute de l’interrogatoire que subit à cette heure le révérend ?
– L’interrogateur donnera sa langue aux chiens, si le calottin répond dans le charabia qu’il nous dégoisait tout à l’heure, afin de dépister les soupçons.
– Se voyant reconnu, il ne persistera pas sans doute dans sa ruse… Va donc, mon camarade, apprendre à Jean Lebrenn que son prisonnier est le jésuite Morlet, qu’il connaît déjà d’ailleurs de réputation. Tu retiendras bien ce nom ?
– Parbleu ! le jésuite Morlet.
– Fais-moi ensuite le plaisir de dire à Jean Lebrenn, avant qu’il retourne à son poste, qu’un cavalier du troisième régiment de hussards voudrait l’entretenir un instant, et l’attend ici dans cette cour.
– C’est convenu, mon brave !… Ah ! double brigand de calottin, de jésuite ! ! Ça va drôlement lui river son vilain bec, quand on va lui dire : « – Connu, mon homme… tu es le jésuite Morlet ! » – se disait en regagnant la maison commune le canonnier, tandis que Victoria, se promenant pensive dans la cour :
– Cher frère !… il a tenu sa promesse… Loin de profiter de l’exemption dont jouissent les citoyens mariés, il a voulu, sa fabrication d’armes terminée, rejoindre nos soldats. Sa digne femme l’aura vaillamment encouragé à ce dévouement civique. Enfin, je vais pouvoir dévoiler à Jean le mystère et le but de ma conduite à l’égard d’Olivier !
Jean Lebrenn, instruit par le canonnier Duchemin qu’un hussard du troisième régiment désirait l’entretenir, sortit de la maison commune, et, avisant à quelques pas du seuil de la porte, grâce à la demi-clarté de la nuit, un cavalier de l’arme désignée, il se dirigea vers lui, et dit à Victoria :
– Est-ce vous, camarade, qui m’avez fait appeler par un sous-officier de canonniers à cheval ?
– Oui, c’est moi, – répond Victoria faisant deux pas vers Jean Lebrenn. Celui-ci, d’abord immobile de stupeur en entendant une voix qu’il croit reconnaître, se rapproche vivement. Victoria, incapable de le laisser plus longtemps dans le doute, se jette entre les bras du volontaire, en lui disant d’une voix étouffée : – Mon frère ! cher et tendre frère !… pardonne-moi les angoisses que je t’ai causées ! !
– Ah ! tout est oublié maintenant ! – murmure Jean Lebrenn pleurant de joie et étreignant sa sœur contre sa poitrine. – Enfin je te retrouve !… je te revois !
– Et bientôt, je l’espère, nous ne nous quitterons plus. Ma tâche touche à sa fin… – Puis, s’interrompant : – Et ta digne femme ?
– J’ai reçu avant-hier de ses nouvelles ; sa santé est bonne, et elle supporte courageusement mon absence. Ah ! Charlotte m’est doublement chère maintenant… car tu ignores…
– Quoi, Jean ?
– Elle est mère !
– Joies du ciel ! ! combien elle doit être heureuse ! !
– Oui ; et dans ce bonheur elle songeait encore à toi. Combien de fois ne m’a-t-elle pas dit et écrit : Si Victoria revient un jour près de nous, avec quelle tendresse elle aimera notre enfant ! !
– Bonne sœur ! je suis fière d’être si bien connue d’elle…
– Il n’était pas une de ses lettres dans laquelle elle ne me parlât longuement de toi, s’alarmant de plus en plus du mystère dont tu entourais ta vie depuis plusieurs mois… Mon Dieu ! te retrouver ici à l’armée, sous cet uniforme… je ne sais si je rêve ou si je veille… À peine mon émotion… mon trouble, me permettent de lier deux idées. – Et, se recueillant pendant un moment de silence, Jean Lebrenn ajoute : – Pardon, sœur !… me voici plus calme… Maintenant je crois deviner la cause qui t’a conduite à t’engager, à l’exemple de plusieurs héroïnes qui combattent virilement les ennemis de la république… Olivier sert sans doute dans le même régiment que toi ?
– Oui, et déjà, par sa bravoure, par sa rare et croissante intelligence de la guerre, il a conquis ses premiers grades. Le plus brillant avenir s’ouvre devant lui.
– Ma sœur, – reprend Jean Lebrenn avec une légère hésitation, – le résultat est inespéré… mais…
– Mais… comment… mais à quel prix l’ai-je obtenu, n’est-ce pas, Jean ?… Rassure-toi, je pénètre ta pensée. Je n’ai pas à rougir du moyen dont je me suis servi. Voici en deux mots ce qui s’est passé : Olivier, le jour de sa tentative de suicide, m’avait juré, tu le sais, de ne pas attenter à sa vie pendant vingt-quatre heures. Avant le jour, j’ai frappé à sa porte… Il ne s’était pas couché… Sa physionomie morne, désespérée, m’a paru aussi sinistre que la veille. « – Olivier, lui ai-je dit, partons à l’instant. – Où allons-nous ? – Vous le saurez… Vous m’avez juré de renoncer jusqu’à ce soir à vos projets de suicide… Peu vous importe de passer votre dernière journée ici ou ailleurs, venez… » Olivier m’a suivie.
– Où es-tu allée ?
– Dans la banlieue de Paris, à Sceaux, où j’avais passé quelques jours peu de temps auparavant, espérant en vain trouver dans la solitude l’apaisement de mes chagrins. Tu as peut-être oublié que lorsque le château de Sceaux est devenu propriété nationale, notre ancien portier de la rue Saint-Honoré, bon patriote, a été, grâce à ta recommandation auprès de Cambon, nommé…
– … L’un des gardiens du domaine national de Sceaux… je me le rappelle parfaitement…
– Ce brave homme occupait avec sa femme, à l’une des portes du parc, le rez-de-chaussée d’un pavillon d’entrée assez considérable. Le premier étage restant inhabité, j’y avais logé lors de mon récent séjour à Sceaux. Ce fut là que je conduisis Olivier. Je le présentai au gardien et à sa femme, comme l’un de nos parents à qui l’on ordonnait l’air de la campagne pour rétablir sa santé ; je devais rester auprès de lui pour le soigner. Ces bonnes gens nous accueillirent avec empressement. Ils disposèrent une chambre pour Olivier, grâce aux débris du garde-meuble du château, et ils se chargèrent de préparer nos repas. J’avais, tu le sais, emporté environ six cents livres, produit de mes économies. Cette somme devait pendant quelque temps subvenir à nos besoins. Mes arrangements terminés avec le concierge, j’emmenai Olivier dans le parc. Nous avions quitté Paris avant l’aube, et à notre arrivée à Sceaux, la nature était dans tout l’éclat de sa fraîcheur matinale.
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