Le soleil de mai jetait ses premiers rayons sur ces sites enchantés ; nous cheminions silencieux à travers des pelouses qu’ombrageait une admirable végétation, réfléchie dans le miroir des pièces d’eau. Ailleurs, des vases, des statues de marbre se dessinaient sur la verdure des charmilles ; puis, c’étaient des fontaines jaillissantes entourées de massifs de rosiers alors en pleine floraison. Leur parfum embaumait l’air… Ces détails te sembleront puérils, mon frère… cependant ils ont leur importance…

– Je le conçois ; tu espérais sans doute rattacher ce malheureux enfant à la vie en lui montrant, par cette belle matinée de printemps, la nature dans son plus riant aspect ?

– Telle était ma pensée. J’observais Olivier ; sa physionomie, d’abord morne et sombre, s’épanouissait peu à peu. Il aspirait à pleins poumons la senteur matinale des bois, des prairies et des fleurs. Il prêtait l’oreille avec ravissement au gazouillement des milliers d’oiseaux nichés dans les feuilles. Sa pâleur maladive se colorait. Son regard, jusqu’alors éteint, brillait parfois de l’ardeur de la jeunesse. Il se reprenait à l’existence en s’abandonnant à ces douces sensations éveillées en lui par la contemplation de la nature. Je m’efforçais d’exalter encore ces impressions en poétisant de mon mieux, par mes remarques, ces tableaux déjà si poétiques. Je m’adressais aux cordes les plus sensibles, les plus délicates de l’âme de cet adolescent. Ma familiarité tempérait ce qu’il y avait eu jusqu’alors de grave, de maternel dans mes rapports avec lui ; je lui parlais, enfin plus en sœur… qu’en mère… Tu comprends cette nuance ?

– Sans doute, et en un pareil moment, elle était d’une nécessité extrême.

« – Ah ! – s’écria bientôt Olivier les yeux humides de larmes, – ah ! ce serait le paradis sur la terre que de vivre ici ! – Vivons-y donc, Olivier ; ne sommes-nous pas libres ? – Quoi !… vous consentiriez à partager avec moi cette solitude, mademoiselle Victoria ? – Sans doute puisque je vous ai conduit ici dans cette espérance, Olivier. » – Il rayonnait… Mais soudain s’attristant il me demande ce que, dans cette solitude, je serais pour lui. – Votre sœur, lui dis-je. Mais le voyant redevenir sombre, j’ajoutai en souriant : « Hier, mon ami, je ne voulais être que votre mère… je consens aujourd’hui à me rajeunir assez pour être votre sœur… n’est-ce pas déjà un grand progrès ? – Ainsi ! s’écria-t-il transporté, vous me laissez espérer… – Je vous laisse espérer ce que j’espère moi-même, Olivier ; c’est qu’un jour bientôt peut-être je ressentirai pour vous un sentiment plus tendre que la fraternité… Cela dépend de vous, encore plus que de moi. – Et pour cela que faut-il donc faire, mademoiselle Victoria ? – Il faut devenir un homme, Olivier… un homme dont je puisse être fière… Alors sans doute j’oublierais mon passé, la différence d’âge qui nous sépare, et je serais à vous comme vous seriez à moi. » – Olivier s’abandonna d’abord avec transport à cette espérance ; puis soit qu’il doutât de mes intentions soit qu’il craignît de paraître lâche en renonçant au suicide, puisque je ne m’engageais envers lui par aucune promesse formelle, il reprit avec l’expression d’un soupçon navrant : « – Vous ne prenez envers moi aucun engagement… vous voulez m’éloigner de vous. – Au lieu de vouloir vous éloigner, Olivier, voici ce que je vous propose : nous resterons dans cette charmante solitude jusqu’à votre complet rétablissement, nous partirons ensuite pour l’armée, où nous nous enrôlerons dans le même régiment. » – Et répondant à un mouvement de stupeur d’Olivier, j’ajoutai : « – Serais-je donc la première femme qui ait partagé les périls de nos soldats en conservant le secret de son déguisement ?… Ainsi je vous verrais monter de grade en grade à mesure que se développerait en vous votre vocation militaire… Viendrait enfin le jour prochain peut-être, où, une action d’éclat vous élevant à la hauteur que je rêve pour vous, notre commune espérance se réaliserait… Et maintenant, Olivier, choisissez entre un stérile et lâche suicide et le glorieux avenir qui s’offre à vous. »

– Tout m’est expliqué maintenant, digne et vaillante sœur ! – s’écrie Jean Lebrenn. – La santé d’Olivier rétablie dans la solitude de Sceaux, vous êtes tous deux partis pour l’armée, où cet intrépide garçon a déjà donné des preuves de son aptitude militaire ?

– Olivier est d’une bravoure héroïque. Son intelligence de la guerre grandit chaque jour. Il a valeureusement conquis ses premiers grades. Soldats et officiers disent de lui : Il ira loin…

– Telles ont toujours été, tu le sais, mes prévisions à son sujet.

– Mais, selon tes prévisions, le développement de sa vocation militaire n’étouffait pas ses vertus civiques… et je crains qu’un jour Olivier…

– Que dis-tu, ma sœur, et d’où te vient cette crainte ?

– De la prééminence qu’Olivier accorde à l’état militaire sur les carrières civiles ; il a surtout l’orgueil du commandement ; il témoigne d’une hauteur inflexible dans l’autorité très restreinte qu’il exerce ; aimant la bataille pour la bataille, il serait indifférent à l’équité ou à l’iniquité d’une guerre. Tout contrôle du pouvoir militaire le révolte. Il le rêve absolu, sans contre-poids ; enfin, que te dirai-je, Jean ? il subit non sans regrets la simplicité républicaine. Je te citerai à ce sujet un trait caractéristique. Dernièrement, dans une charge où il s’est montré d’une folle témérité, Olivier a fait prisonnier un colonel autrichien… son brillant uniforme était couvert d’ordres de chevalerie… Le soir, au bivac, Olivier me disait, en parlant de son prisonnier : « – As-tu remarqué les croix d’or et d’émail dont était bardé l’uniforme de ce colonel ?… Voilà du moins les signes visibles que l’on s’est conduit en brave… Combien ces décorations rehaussent l’habit militaire : comparez donc ces brillantes récompenses à notre fameuse formule : Un tel a bien mérité de la patrie ! »

– Je suis aussi surpris qu’affligé de pareilles tendances… Je te l’avoue, ma sœur, j’augurais mieux de ce jeune homme.

« – Quoi ! – lui ai-je dit, – la conscience d’avoir fait ton devoir aux yeux de tous et aux tiens ne te suffit pas !… Quoi ! ta misérable vanité préférerait quelques hochets monarchiques à cette rémunération républicaine d’une grandeur antique : Olivier a bien mérité de la patrie ! – Soit, me répondit-il, mais vous ne pouvez porter cette mention civique écrite sur votre uniforme. – Non, mais on la porte fièrement écrite dans son âme… lorsqu’on a l’âme d’un patriote, » ai-je dit à Olivier. Il a senti le reproche, a rougi et s’est tu.

– Plus je t’écoute, Victoria, plus je m’étonne et m’afflige de l’aberration de ce jeune homme… Comment des idées si différentes de celles qu’il a reçues dans notre famille ont-elles pu ainsi influencer son esprit ?

– Oh ! mon ami, c’est qu’il faut avoir le caractère fermement trempé pour résister aux velléités d’orgueil et d’autorité despotique que donne l’habitude du commandement militaire ! L’on exige de ses inférieurs l’obéissance muette, aveugle, passive que l’on témoigne à ses supérieurs. Les âmes faibles se dégradent, se dépravent dans ces alternatives d’autorité absolue et de sujétion absolue ; tout autre pouvoir que le pouvoir militaire devient insupportable à ces hommes de guerre pour la guerre. Olivier me disait tout à l’heure encore que, général, il ne reconnaîtrait jamais comme égale… encore moins comme supérieure à la sienne, l’autorité d’un représentant du peuple auprès des armées.

– Cette tendance est détestable. Tous les généraux montagnards vraiment patriotes, Hoche, Jourdan, Marceau, Joubert, Pichegru, loin de redouter la surveillance et l’autorité souveraine des représentants du peuple auprès de leurs armées, la sollicitent au contraire. Seuls, les traîtres, les lâches ou les ambitieux peuvent la craindre… Ah ! plus j’y songe, plus je partage ton inquiétude en voyant Olivier qui, en ces temps d’avancement rapide, peut être un jour élevé à un grade important, témoigner des tendances si fâcheuses et heureusement rares dans l’armée… Mais il est tellement jeune encore !… et ton influence sur lui est si puissante que j’espère…

– Détrompe-toi, mon frère, – répond Victoria interrompant Jean Lebrenn, – je suis heureuse et affligée de reconnaître que mon influence, ou pour parler net, que l’amour d’Olivier pour moi… amour jadis si passionné… s’affaiblit de jour en jour.

– Que dis-tu ?

– Son ardeur guerrière, l’enivrement de ses premiers succès, l’activité de la vie des camps, ont, selon mon secret calcul, et de cela je me réjouis… dominé peu à peu la folle passion d’Olivier… Je m’y attendais.