Des prairies marécageuses confinaient les rives de la Lauter, qui limitait le champ de bataille. Un corps de cavalerie autrichienne très-considérable, flanqué d’artillerie légère, se développait au pied des dernières pentes du plateau de Geisberg, et formait la première ligne de Wurmser. La seconde ligne, composée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, venait d’opérer un mouvement rétrograde, afin de prendre position à mi-côte du plateau. Ses hauteurs, que couronnait le château de Geisberg, étaient occupées par la troisième ligne ou réserve, du général ennemi et garnies d’une nombreuse artillerie.
Hoche, à l’aide de sa lunette, ayant observé les positions de l’armée autrichienne, dit à Saint-Just : – Wurmser, ainsi que je le prévoyais, surpris par notre marche qui lui enlève l’offensive, vient évidemment de modifier son plan de bataille en faisant rétrograder son infanterie à mi-côte du plateau de Geisberg. Il faut se hâter de profiter de l’hésitation que ce mouvement de recul défensif a dû causer dans l’armée autrichienne. – Puis, s’adressant à l’un de ses officiers d’ordonnance, Hoche ajouta : – Citoyen, va ordonner au général Férino de porter en avant la cavalerie et l’artillerie volante de sa division. Ses canonniers ouvriront le feu contre les escadrons ennemis, et lorsqu’ils seront ébranlés, le général lancera sa charge.
L’officier d’ordonnance s’éloigne au galop, afin de transmettre l’ordre de Hoche au général Férino, commandant l’avant-garde de l’armée républicaine formée sur trois colonnes, la cavalerie à sa droite, l’artillerie à sa gauche, et en seconde ligne les réserves, les parcs et les ambulances. Soudain, un bruit lointain, sourd et prolongé, se faisant entendre à gauche et dans la direction de Nothweiller, Hoche s’écrie :
– Le canon ! ! le canon ! ! Gouvion Saint-Cyr a exécuté mes ordres : il a débouché par la vallée de la Lauter ; il attaque la position de Brunswick… Voici les Prussiens engagés… ils ne pourront guère porter de secours à Wurmser… Si Desaix a aussi exécuté son mouvement et a attaqué le corps de Condé à Lauterbourg, l’armée autrichienne est réduite à ses seules forces… Les lignes de Weissembourg sont à nous, et nous débloquons Landau !
En ce moment, le général Férino, obéissant aux ordres de Hoche, approchait au grand trot à la tête de la cavalerie et de l’artillerie de sa division. Aux côtés de ce général chevauchait Lebas, représentant du peuple auprès des armées. Comprenant l’importance de cette première charge pour le succès de la journée, il voulait assister à l’attaque et marcher au premier rang. Saint-Just et Hoche, entouré de son état-major, assistèrent au défilé des escadrons et de l’artillerie.
– Allons, mon brave Férino, – dit Hoche à ce général lorsqu’il passa devant lui, – tu vas sabrer rondement cette cavalerie autrichienne, après l’avoir ébranlée d’abord à coups de canon !
– Compte sur moi, général ; je vais envoyer les habits blancs boire à la Lauter, qu’ils aient soif ou non, – répond Férino. – Puis, agitant son sabre, il s’écrie en se tournant vers ses escadrons : – En avant, mes enfants, en avant. Vive la république !…
– Vive la république ! – répétèrent les cavaliers en brandissant leurs sabres et défilant devant Hoche. – Nos camarades ont pris Toulon ; nous prendrons Landau !… Landau ou la mort !… Vive la république !… En avant… Ça ira ! Vive la république !
– Soldats ! – reprit Hoche de sa voix puissante, – montrez-vous dignes de vos victoires passées… La république compte sur l’armée de Rhin et Moselle.
– Citoyens ! – ajouta Saint-Just, – la patrie vous regarde… vous ferez votre devoir…
– Oui… oui… Vive la Convention ! – crièrent les escadrons. – En avant !… Vive la république !…
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La bataille est engagée, l’artillerie du général Férino a ébranlé, par la fréquence de son feu, la cavalerie autrichienne, première ligne de l’armée de Wurmser ; et, profitant de ce désordre, enlevant ses escadrons, chargeant intrépidement à leur tête, ainsi que Lebas, représentant du peuple, Férino a culbuté l’ennemi et l’a ramené le sabre aux reins jusqu’aux carrés d’infanterie de la seconde ligne placée à mi-côte du plateau de Geisberg, et derrière laquelle la cavalerie autrichienne, après sa déroute, est allée se reformer. Hoche alors a lancé sa colonne d’attaque sur le centre de Wurmser, tandis que l’aile gauche de ce général était exposée au feu de plusieurs batteries d’artillerie volante. L’une de ces batteries, composée de six pièces de quatre, venait prendre position sur un mamelon où se trouvait une ferme isolée. L’on pouvait de ce mamelon battre à revers le flanc gauche des Autrichiens. Un escadron du troisième hussards et deux compagnies du onzième bataillon de volontaires parisiens avaient été détachés pour être de garde auprès de cette artillerie et au besoin la défendre. Telle est la disposition des lieux que vient de reconnaître le capitaine commandant de la batterie, suivi d’un trompette. Le bâtiment de la métairie occupe à peu près le centre d’un tertre de trois cents pas environ de surface. Il forme, du côté de l’ennemi, un talus d’une pente rapide et d’une élévation d’une trentaine de pieds, tandis qu’il est presque de niveau du côté de la plaine où se tient la réserve de l’armée républicaine. Un bouquet de bois et un verger clos de haies vives s’étendent à droite, et un peu en arrière du mamelon où va s’établir la batterie française. Les habitants de la métairie ont pris la fuite depuis le commencement de la bataille, emmenant leurs bestiaux et emportant leurs objets les plus précieux. Les bouches à feu arrivent successivement, afin de se placer en batterie. La première de ces pièces est Carmagnole, si tendrement affectionnée par le maréchal des logis chef Duchemin ; elle offre, par la singularité presque grotesque de son attelage, un curieux spécimen de l’étrange aspect que présentent en ce temps-ci les charrois de l’artillerie, fournis, bêtes et gens, par les entrepreneurs de ce service. Six chevaux de taille et de robe différentes étaient attelés avec des cordes à l’affût de Carmagnole et conduits par deux charretiers : le premier, coiffé d’un bonnet de coton et vêtu d’une blouse bleue, chaussé de sabots, enfourchait un petit cheval hongrois pris à la guerre, noir comme l’ébène, et avait pour acolyte une énorme bête de labour d’une blancheur immaculée ; puis venaient, non montés, un vieux cheval de carrosse gris pommelé, accosté d’une jument baie ; enfin, la troisième paire de l’attelage la plus rapprochée du train du canon se composait d’un sous-verge rouan et d’un grand mulet, servant de porteur : ce mulet, décharné, osseux et dont le poil roux et bourru se hérissait sous ses harnais de cuir blanchâtre, rafistolés avec des ficelles, était monté par un gros petit homme joufflu, vêtu d’un sarrau de laine blanche à raies brunes et coiffé d’un chapeau clabaud de feutre gris, rabattu sur ses oreilles (vu la froidure de décembre) moyennant un mouchoir à tabac noué en mentonnière. Tel était l’attelage de Carmagnole.
Mais de même que les soldats de la république, souvent sans chaussure et vêtus parfois de haillons, n’en combattaient pas moins avec héroïsme, l’artillerie républicaine, malgré la bizarrerie de son attelage et la tournure grotesque de ses charretiers-conducteurs, n’en était pas moins redoutée de l’ennemi. Dix servants montés, commandés par Duchemin chevauchant sur Rouget, escortaient Carmagnole. La sévérité de leur uniforme bleu à tresses rouges, usé, couturé par la guerre, seyait bien à leurs mâles figures.
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