Duchemin, d’un regard expert, a choisi l’emplacement qu’il destine à son canon ; c’est une voie empierrée conduisant à la porte de la ferme, terrain plan et solide, conditions très-avantageuses pour la justesse du tir. Au moment où cette pièce arrive la première sur le mamelon, conduite par les charretiers, Duchemin a répété d’une voix sonore le commandement du capitaine.
– Demi-tour pour mettre la pièce en batterie… marche ! !
Cette manœuvre ayant pour but de présenter à l’ennemi la gueule du canon, puisqu’en marche il s’avance pour ainsi dire à reculons et sa culasse faisant face à la croupe des chevaux qui le traînent, cette manœuvre, commandée par Duchemin, ne s’exécute point avec la célérité désirable, en raison du mauvais vouloir du grand mulet ; cette bête têtue, malgré les cris de hue… de dia… vociférés par le petit gros homme à chapeau clabaud et accompagnés d’une grêle de coups de fouet, ne voulut pas démarrer, se mit à ruer avec furie, imprimant ainsi à son cavalier des haut-le-corps effroyables et arrêtant les mouvements des deux autres paires de l’attelage qui, plus dociles, obéissaient à l’impulsion du charretier coiffé d’un bonnet de coton. L’obstination du grand mulet exaspère Duchemin, non-seulement à cause des retards apportés à la mise en batterie de Carmagnole, mais parce que cet incident réveillait plus vives que jamais les douleurs du canonnier à l’endroit de l’hétéroclite attelage de sa pièce. Combien de fois, hélas ! ne s’était-il pas dit, ainsi qu’en ce moment : – Les six plus beaux chevaux des écuries du ci-devant Capet n’auraient pas été trop magnifiques pour charroyer Carmagnole !… La voir traînassée par des haridelles qui feraient rougir des coucous de Saint-Denis ! – Et Duchemin tombant à coups de plat de sabre sur l’animai rétif, s’écria :
– Brigand de mulet ! il rue pour le compte de Pitt et Cobourg, c’est sûr… Gredin de charretier ! ! ne savoir pas seulement conduire ton porteur ! Est-ce que tu as peur de lui ?… Tape donc dessus, sinon je tape sur toi !
– Las, mon Dieu ! il n’y a point plus maligne bête au monde ! – répond le charretier d’un ton lamentable, parvenant cependant à vaincre à force de coups de fouet la résistance du mulet. – On dirait qu’il devine qu’on va ouvrir le feu… il flaire la poudre, da ! et il renâcle !
– Et tu fais comme ton mulet… triple poltron !
– Écoutez donc, canonnier… Je suis roulier de mon état… et que non point soldat… moi ! Il y a déjà bien assez de danger, mon Dieu ! à amener vos pièces pour cracher leur feu… Aussi, de peur des éclaboussures, je vas joliment me cacher sous le ventre à mes bêtes quand elles seront dételées.
Enfin l’attelage a fait demi-tour, Duchemin et ses huit servants ont sauté à bas de leurs chevaux confiés à deux canonniers chargés de les tenir en main. La cheville ouvrière qui relie l’affût à l’avant-train est enlevée ; la pièce se trouve ainsi en batterie sur ses deux roues et séparée de l’avant-train, où est fixé le caisson contenant les gargousses. Les charretiers s’empressent d’aller, au galop de leurs chevaux, se mettre à l’abri des bâtiments de la métairie, distante d’une cinquantaine de pas du mamelon, où sont bientôt établies les six bouches à feu. Les officiers commandant l’escadron de hussards et les deux compagnies d’infanterie de garde à la batterie profitent aussi de la disposition des lieux, afin de garantir autant que possible leurs soldats lors du moment prochain sans doute où une batterie autrichienne répondra au feu de la batterie républicaine. L’une des compagnies de volontaires parisiens, masquée par la lisière du bouquet de bois, par les arbres et par les haies du verger, est placée de façon à pouvoir tirailler à couvert dans le cas où l’ennemi tenterait d’enlever la batterie. L’autre compagnie est abritée par une muraille de pierres sèches, clôturant la cour de la ferme, et par ses bâtiments derrière lesquels s’étaient déjà rendus les attelages de l’artillerie et l’escadron de hussards rangé en bataille.
Le hasard de la guerre réunissait parmi les défenseurs de la batterie Olivier et Victoria, appartenant à l’escadron du troisième hussards ; Jean Lebrenn et Castillon, appartenant à la compagnie de volontaires commandée par le capitaine Martin, élève du grand peintre David ; enfin le jeune Parisien Duresnel, qui, selon son aveu naïf, avait tant de peur… d’avoir peur lors de son premier coup de feu, faisait aussi partie de cette compagnie.
– Eh bien ! camarade, – lui dit le capitaine Martin, – comment ça va-t-il ?
– Jusqu’à présent, capitaine, ça ne va pas trop mal… mais il faut voir la fin… ou plutôt le commencement… car nous n’avons pas encore été engagés.
– Tiens, voilà que ça commence, – répond le capitaine Martin souriant du violent soubresaut que vient de faire le nouveau soldat, surpris par l’assourdissante détonation de la première décharge de la batterie française qui ouvre en ce moment son feu et que l’on ne peut apercevoir de l’endroit où les fantassins sont à couvert.
– Je dois déclarer sur ma parole d’honneur qu’il me reste dans les oreilles un bourdonnement prodigieux, – reprend Duresnel ; – mais si je ne deviens pas sourd du coup, je suis curieux de savoir ce que je vais ressentir en entendant le premier sifflement des boulets. Voilà qui va être pour moi du dernier intérêt.
– Tu ne tarderas pas, mon brave, à avoir cette satisfaction-là, – reprend Castillon. – Les Autrichiens vont nous rendre politesse pour politesse… Mais quelles brutes ! ! je parie qu’il n’y en a pas un sur cent qui sache pourquoi il se bat !… tandis qu’il n’y a pas un de nous, dans l’armée, qui ne sache qu’il se bat pour défendre la France, la révolution et la république… et voilà pourquoi nous leur flanquons si souvent d’indignes ratapioles ! – Puis, s’interrompant et s’adressant à Jean Lebrenn, son serre-file, Castillon ajoute tout bas en désignant du geste le premier peloton de l’escadron de hussards : – L’ami Jean, vois tu ta sœur là-bas ?… Est-elle belle !… a-t-elle l’air crâne !… Qui est-ce qui croirait jamais que c’est une femme ?… Elle nous fait signe de la main… elle est à cheval à côté d’Olivier… la vois-tu ?…
– Oui… oui ! je l’avais tout de suite remarquée… mes yeux ne l’ont pas quittée depuis quelques moments, – reprend Jean Lebrenn aussi tout bas à Castillon ; et, soupirant, il ajoute : – Ah ! je ne sais si je dois regretter ou me réjouir de ce que Victoria et moi nous ayons été par hasard désignés pour le même poste en ce jour de bataille !
– Vaut mieux être ensemble, l’ami Jean… ça fait qu’au besoin on peut se donner un coup de main dans la bagarre… Il paraît que ça va chauffer… Nom d’une pipe !… quelle canonnade… quelle canonnade !… ça ne s’arrête pas plus que nos coups de marteau quand nous forgions sur l’enclume dans notre atelier de la rue d’Anjou… Eh bien ! foi d’homme ! l’ami Jean… la guerre finie, Pitt et Cobourg éreintés… la république victorieuse… je serai doublement content de quitter la giberne pour le tablier de cuir et le fusil pour le marteau !… Mais quelle canonnade !… – Et riant, Castillon ajoute : – C’est le camarade Duchemin qui, en ce moment, doit en faire cracher des litrons de prunes à sa Carmagnole… son amour de bouche à feu… comme il l’appelle. Je vas tâcher de l’apercevoir par-dessus le mur.
Et Castillon, se guindant sur la pointe des pieds, se hisse suffisamment au-dessus du mur de pierres sèches pour pouvoir jeter un coup d’œil sur les canons encore à demi enveloppés de la fumée produite par leurs dernières salves. Il voit Duchemin, un genou en terre, qui, après avoir examiné une batterie ennemie à l’aide d’une petite lorgnette de poche, s’occupe de rectifier le tir de sa pièce déjà pointée par le brigadier, tandis que les servants de droite et de gauche, armés de leur écouvillon, de leur refouloir, de leur levier, sont immobiles aux côtés de l’affût. L’un d’eux tient la lance à feu qui, au commandement, doit enflammer l’étoupille. Les cinq autres pièces, rangées parallèlement à Carmagnole, sont également entourées de leurs servants et pointées en ce moment par des sous-officiers. Le capitaine d’artillerie et ses lieutenants sont à cheval et surveillent la manœuvre. Au loin, la ligne des Autrichiens et les colonnes françaises disparaissent presque complètement au milieu de la fumée de la canonnade engagée de toutes parts. Cependant les pointeurs de la batterie française ont distingué une masse d’infanterie déjà si fortement entamée, ébranlée par leur tir nourri et d’une grande justesse, que le général ennemi a fait prendre position à quatre obusiers et à quatre pièces de six destinés à éteindre le feu de l’artillerie républicaine. Aussi, Duchemin, après avoir rectifié soigneusement le tir de Carmagnole, se redresse et, avisant, grâce à sa lorgnette, le premier obusier de gauche de la batterie ennemie, il murmure sous sa large moustache :
– Ah ! c’est toi qui prétends faire taire Carmagnole ? bigre de nez camard ! (Ingénieuse allusion à la structure courte et véritablement camuse des obusiers.) Je vas te prouver, moi, que tu n’es pas fichu pour couper la parole à mes amours.
En ce moment, obéissant à un signe du capitaine, le trompette donne le signal de faire feu en faisant entendre une sonnerie convenue, puisque la voix humaine est presque toujours impuissante à dominer le fracas de la bataille et des détonations de l’artillerie.
– Allons, mon cadet, – disait Duchemin au servant chargé d’enflammer l’étoupille, – la soupe est trempée… il n’y a plus qu’à servir… allume… allume… ça ira !
Le canonnier approche sa lance à feu de la lumière, le coup part quelques secondes avant la charge générale de la batterie, et Duchemin, se servant de nouveau de sa lorgnette, afin de juger de la portée de son coup, s’écrie bientôt avec une joie triomphante, et caressant de sa main Carmagnole fumante et frémissant encore sur son affût :
– Bonne pièce ! amour de pièce… ça y est !… Le nez camard est démonté d’une roue… deux servants de droite sont déquillés !… Vive la république !
Le boulet de Carmagnole avait en effet brisé une des roues de l’obusier et renversé deux canonniers autrichiens un instant avant que les autres pièces de cette batterie ennemie n’eussent ouvert leur feu ; mais presque aussitôt elle se couronna de plusieurs petits nuages de fumée blanche et épaisse traversés d’éclairs enflammés… une détonation prolongée se fit entendre, et Duchemin s’écria, se tournant vers la muraille de pierres sèches derrière laquelle s’abritaient les fantassins volontaires : – Citoyens ! attention aux obus ! v’là qu’il en pleut… gare dessous ! ça mouille !…
À peine Duchemin a-t-il donné cet avertissement aux volontaires, que l’ouragan de fer vomi par les canons ennemis arrive rapide comme la foudre, les boulets rugissent, les obus ricochent et éclatent… Le commandant de l’artillerie républicaine est coupé en deux par un boulet ; ses restes informes se balancent encore un moment sur son cheval, qui s’abat sous le choc du contre-coup. Un obus éclate entre deux des pièces, l’un des servants est tué, deux autres gravement blessés tombent, puis se traînent à l’ambulance placée à l’abri de la ferme.
– Canonniers ! charge à volonté… Pointez aux pièces ! – crie le plus ancien des lieutenants d’artillerie, qui prend dès lors le commandement. Le trompette traduit cet ordre par une sonnerie précipitée. Les canonniers rivalisent d’ardeur à la charge de leurs pièces, tandis que les cris : Au feu… au feu… se font entendre derrière les bâtiments de la ferme. Un nuage de noire et épaisse fumée l’enveloppe bientôt : un obus faisant explosion dans un grenier rempli de fourrage a causé l’incendie.
– D’un côté, ça n’est pas mauvais, cette flamberie-là, attendu qu’il fait un froid de chien ! – dit Castillon ; – mais trop est trop, et tout à l’heure nous allons roussir… – Puis, avisant le volontaire novice Duresnel, pâle, immobile, appuyé sur son fusil qu’il serrait de ses mains convulsives, agitant ses lèvres comme s’il eût parlé quoique aucun son ne sortît de sa bouche : – Eh bien ! voisin, nous y voilà… paole d’honneur… Que diable vois-tu donc là-bas, pour écarquiller les yeux de la sorte ?… – ajoute Castillon suivant la direction du regard fixe, effaré, de Duresnel ; et, avançant la tête par-dessus l’épaule de son serre-file, Castillon, soudain devenu sérieux, ajoute en frissonnant et attirant à lui le jeune volontaire : – Allons, camarade, ne regarde plus de ce côté… tu n’as pas encore l’habitude de la chose, ça t’émouve trop.
– Mon Dieu ! – balbutie Duresnel en suivant le conseil de Castillon, et il se retourne vers lui, tenant son fusil d’une main, tandis qu’il met l’autre sur ses yeux en murmurant encore d’une voix tremblante : – Mon Dieu ! c’est horrible…
C’était en effet quelque chose d’horrible ! Un boulet, ricochant à peu de distance et en dedans du mur de pierres sèches, derrière lequel s’abritaient les volontaires serrés les uns contre les autres, avait atteint une de leurs files, tuant ceux-ci… mutilant ou blessant ceux-là… Les cadavres et les blessés gisaient pêle-mêle dans une mare de sang… Le capitaine Martin, frappé le dernier par le boulet dont la force de projection expirait, avait été renversé, mais seulement contusionné à l’épaule, au moment où, dans sa passion pour son art, il occupait son loisir à croquer sur son carnet les singuliers attelages et les charretiers de l’artillerie républicaine ; mais se relevant, après le premier étourdissement du choc, il s’empresse d’aider les soldats de sa compagnie, et parmi eux Jean Lebrenn, à conduire ou à transporter les blessés au poste des chirurgiens établi à quelque distance. Ils donnaient leurs soins à des canonniers et à quelques hussards du troisième régiment, un obus ayant aussi éclaté au milieu de leur escadron. Jean Lebrenn et l’un de ses camarades portaient à cette ambulance un volontaire dont la cuisse ne tenait plus qu’à des lambeaux de chair. Ce jeune homme de vingt-cinq ans, rentier comme Duresnel, oubliant son affreuse mutilation, tantôt criait : – Vive la république ! tantôt disait avec un accent de regret déchirant à ses camarades qui le transportaient : – Vous entrerez à Landau, vous autres ! êtes-vous heureux !
Jean Lebrenn eut le cœur navré d’appréhension, lorsque, approchant de l’ambulance, il vit de loin amener deux hussards ; il reconnaissait leur uniforme, mais ne pouvait distinguer leurs traits… Était-ce Olivier ?… était-ce Victoria ?… Il fut allégé d’une cruelle inquiétude lorsqu’il fut certain que ni sa sœur ni Olivier n’étaient jusqu’alors blessés. En vain il les cherche tous deux des yeux. L’escadron, toujours en bataille, disparaissait presque entièrement au milieu des tourbillons de noires vapeurs qui s’exhalaient de la métairie enflammée, et auxquels se joignait la fumée des canons de la batterie française. Le feu de celle-ci, malgré la nouvelle perte de quelques hommes, ne ralentissait pas.
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