Il y avait, au soir, des oasis merveilleuses, plus fraîches encore d'avoir été souhaitées tout le jour. J'ai, sur l'étendue sablonneuse, au soleil accablée et comme un immense sommeil – mais tant la chaleur était grande, et dans la vibration même de l'air, – j'ai senti la palpitation encore de la vie qui ne pouvait pas s'endormir, à l'horizon trembler de défaillance, à mes pieds se gonfler d'amour.

« Chaque jour, d'heure en heure, je ne cherchais plus rien qu'une pénétration toujours plus simple de la nature. Je possédais le don précieux de n'être pas trop entravé par moi-même. Le souvenir du passé n'avait de force sur moi que ce qu'il en fallait pour donner à ma vie l'unité : c'était comme le fil mystérieux qui reliait Thésée à son amour passé, mais ne l'empêchait pas de marcher à travers les plus nouveaux paysages. Encore ce fil dut-il être rompu... Palingénésies merveilleuses ! Je savourais souvent, dans mes courses du matin, le sentiment d'un nouvel être, la tendresse de ma perception. – “Don du poète, m'écriais-je, tu es le don de perpétuelle rencontre” – et j'accueillais de toutes parts. Mon âme était l'auberge ouverte au carrefour ; ce qui voulait entrer, entrait. Je me suis fait ductile, à l'amiable, disponible par tous mes sens, attentif, écouteur jusqu'à n'avoir plus une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne tenais plus rien pour mal plutôt que de protester devant rien. Au reste je remarquai bientôt de combien peu de haine du laid s'étayait mon amour du beau.

« Je haïssais la lassitude, que je savais faite d'ennui, et prétendais que l'on tablât sur la diversité des choses. Je me reposais n'importe où. J'ai dormi dans les champs. J'ai dormi dans la plaine. J'ai vu l'aube frémir entre les grandes gerbes de blé ; et sur les hêtraies s'éveiller les corneilles. Au matin je me lavais dans l'herbe et le soleil naissant séchait mes vêtements mouillés. Qui dira si jamais la campagne fut plus belle, que ce jour où je vis les riches moissons rentrer parmi les chants, et les bœufs attelés aux pesantes charrettes !

« Il y eut un temps où ma joie devint si grande, que je la voulus communiquer, enseigner à quelqu'un ce qui dans moi la faisait vivre.

« Au soir, je regardais dans d'inconnus villages les foyers, dispersés durant le jour, se reformer. Le père rentrait, las de travail ; les enfants revenaient de l'école. La porte de la maison s'entrouvrait un instant sur un accueil de lumière, de chaleur et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien de toutes les choses vagabondes n'y pouvait plus rentrer, du vent grelottant du dehors. – Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. – Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché sur une vitre, à longtemps regarder la coutume d'une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d'un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait ; – et mon cœur se gonfla du désir de l'emmener avec moi sur les routes.

« Le lendemain je le revis, comme il sortait de l'école ; le surlendemain je lui parlai ; quatre jours après il quitta tout pour me suivre. Je lui ouvris les yeux devant la splendeur de la plaine ; il comprit qu'elle était ouverte pour lui. J'enseignai donc son âme à devenir plus vagabonde, joyeuse enfin – puis à se détacher même de moi, à connaître sa solitude.

« Seul, je goûtai la violente joie de l'orgueil. J'aimais me lever avant l'aube ; j'appelais le soleil sur les chaumes ; le chant de l'alouette était ma fantaisie et la rosée était ma lotion d'aurore. Je me plaisais à d'excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que toute sensation me devenait une sorte d'ivresse. J'ai bu de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand matin ce vacillement de la plaine, avant que, le soleil venu, je ne dorme au creux d'une meule.

« Le pain que j'emportais avec moi, je le gardais parfois jusqu'à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu'elle me pénétrait mieux ; c'était un afflux du dehors ; par tous mes sens ouverts j'accueillais sa présence ; tout, en moi, s'y trouvait convié.

« Mon âme enfin s'emplissait de lyrisme, qu'exaspérait ma solitude et qui me fatiguait vers le soir. Je me soutenais par orgueil, mais regrettais alors Hilaire qui me départissait l'an d'avant de ce que mon humeur avait sinon de trop farouche.