Mobilité des flots, c'est vous qui fîtes si chancelante
ma pensée ! Tu ne bâtiras rien sur la vague. Elle
s'échappe sous chaque poids.
Le doux port viendra-t-il, après ces décourageantes
dérives, ces errements de-ci, de-là ? où mon âme enfin
reposée, sur une solide jetée près du phare tournant,
regardera la mer.
LIVRE QUATRIÈME
I
Dans un jardin – sur la colline de Florence (celle qui fait
face à Fiesole) – où nous étions ce soir assemblés :
Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir,
Angaire, Ydier, Tityre, dit Ménalque (et je te le redis à
présent en mon nom, Nathanaël), la passion qui brûla
ma jeunesse. J'enrageais de la fuite des heures. La
nécessité de l'option me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire, que repousser ce que
je n'élisais pas. Je comprenais épouvantablement
l'étroitesse des heures, et que le temps n'a qu'une
dimension ; c'était une ligne que j'eusse souhaitée
spacieuse, et mes désirs en y courant empiétaient
nécessairement l'un sur l'autre. Je ne faisais jamais
que ceci ou que cela. Si je faisais ceci, cela m'en
devenait aussitôt regrettable, et je restais souvent sans
plus oser rien faire, éperdument et comme les bras
toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la
prise, de n'avoir saisi qu'une chose. L'erreur de ma vie
fut dès lors de ne continuer longtemps aucune étude,
pour n'avoir su prendre mon parti de renoncer à
beaucoup d'autres. N'importe quoi s'achetait trop cher
à ce prix-là, et les raisonnements ne pouvaient venir à
bout de ma détresse. Entrer dans un marché de
délices, en ne disposant (grâce à Qui ?) que d'une
somme trop minime. En disposer ! choisir, c'était
renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et
la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n'importe quelle unité.
De là me vint d'ailleurs un peu de cette aversion
pour n'importe quelle possession sur la terre ; la peur
de n'aussitôt plus posséder que cela.
Marchandises ! provisions ! tas de trouvailles ! que ne
vous donnez-vous sans conteste ? Et je sais que les
biens de la terre s'épuisent (encore qu'ils soient inépuisablement remplaçables) et que la coupe que j'ai
vidée reste vide pour toi, mon frère (bien que la
source soit voisine). Mais vous ! vous, immatérielles
idées ! formes de vie non détenues, sciences, et
connaissance de Dieu, coupes de vérité, coupes intarissables, pourquoi marchander votre ruissellement à
nos lèvres ? quand toute notre soif ne suffirait à vous
tarir et que votre eau déborderait toujours fraîche
pour chaque nouvelle lèvre tendue. – J'ai compris
maintenant que toutes les gouttes de cette grande
source divine s'équivalent ; que la moindre suffit à
notre ivresse et nous révèle la plénitude et la totalité
de Dieu. Mais, en ce temps, que n'eût point souhaité
ma folie ? J'enviais toute forme de vie ; tout ce que je
voyais faire par quelque autre, j'eusse aimé le faire
moi-même ; non l'avoir fait, le faire – entendez-moi –
car je ne craignais que très peu la fatigue, la souffrance, et les croyais instruites de la vie. Je fus jaloux de
Parménide trois semaines parce qu'il apprenait le turc ;
deux mois plus tard de Théodose qui découvrait
l'astronomie. Aussi ne traçai-je de moi que la plus
vague et la plus incertaine figure, à force de ne la
vouloir point limiter.
– Raconte-nous ta vie, Ménalque, dit Alcide, – et
Ménalque reprit :
« ... A dix-huit ans, quand j'eus fini mes premières
études, l'esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l'être, le corps exaspéré par la contrainte,
je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre
vagabonde. Je connus tout ce que vous savez : le
printemps, l'odeur de la terre, la floraison des herbes
dans les champs, les brumes du matin sur la rivière, et
la vapeur du soir sur les prairies. Je traversai des
villes, et ne voulus m'arrêter nulle part. Heureux,
pensais-je, qui ne s'attache à rien sur la terre et
promène une éternelle ferveur à travers les constantes
mobilités. Je haïssais les foyers, les familles, tous lieux
où l'homme pense trouver un repos ; et les affections
continues, et les fidélités amoureuses, et les attachements aux idées – tout ce qui compromet la justice ; je
disais que chaque nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers disponibles.
« Des livres m'avaient montré chaque liberté provisoire et qu'elle n'est jamais que de choisir son esclavage, ou du moins sa dévotion, comme la graine des
chardons vole et rôde, cherchant le sol fécond où fixer
des racines, – et qu'elle ne fleurit qu'immobile. Mais
ayant appris dans les classes que les raisonnements ne
mènent pas les hommes et qu'à chacun s'en peut
opposer un adverse qu'il ne s'agit que de trouver, je
m'occupais à le chercher, parfois, dans le milieu des
longues routes.
« Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, de
n'importe quel avenir. Je m'appris, comme des questions devant les attendantes réponses, à ce que la soif
d'en jouir, née devant chaque volupté, en précédât
d'aussitôt la jouissance. Mon bonheur venait de ce que
chaque source me révélait une soif, et que, dans le
désert sans eau, où la soif est inapaisable, j'y préférais
encore la ferveur de ma fièvre sous l'exaltation du
soleil.
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