Puis Guzman chanta la

 

RONDE DES MALADIES

 

dont je ne rapporterai que la fin :

 

... A Damiette, je pris les fièvres.

A Singapore, je vis mon corps s'orner d'efflorescences blanches et mauves.

A la Terre de Feu, toutes mes dents tombèrent.

Sur le Congo, un caïman me mangea un pied.

Dans les Indes, me prit une maladie de langueur,

Qui fit ma peau admirablement verte et comme transparente ;

Mes yeux semblaient sentimentalement agrandis.

 

Je vivais dans une cité lumineuse ; tous les soirs il s'y commettait tous les crimes et pourtant, non loin du port, continuaient de flotter des galères que l'on ne parvenait pas à remplir. Un matin je partis sur l'une d'elles, le gouverneur de la ville ayant mis à ma fantaisie la force de quarante rameurs. Quatre jours et trois nuits nous naviguâmes ; ils usèrent pour moi leurs forces admirables. Cette fatigue monotone endormait leur turbulente vigueur ; ils se lassaient à remuer sans fin l'eau des vagues ; ils devenaient plus beaux, rêveurs, et leurs souvenirs du passé s'en allaient sur la mer immense. Et nous entrâmes vers le soir dans une ville sillonnée de canaux, une ville couleur de l'or ou de la cendre et qu'on nommait Amsterdam ou Venise, suivant qu'elle était brune ou dorée.

IV

Le soir, dans les jardins qui sont au pied de la colline de Fiesole, à mi-chemin entre Florence et Fiesole, dans ces mêmes jardins où, du temps de Boccace, Pamphile et Fiametta chantaient, – le jour trop lumineux achevé – dans la nuit point ténébreuse, Simiane, Tityre, Ménalque, Nathanaël, Hélène, Alcide et quelques autres étaient assemblés.

Après un demi-repas de friandises que la grande chaleur nous avait permis de prendre sur la terrasse, nous étions descendus dans les allées et maintenant, après des musiques, nous errions sous les lauriers et les chênes, attendant l'heure où nous étendre sur l'herbe, près des sources qu'un bosquet de chênes verts abritait, et nous reposer longuement de la fatigue du grand jour.

J'allais de groupe en groupe, et n'entendais que des propos sans suite, encore que tous parlassent de l'amour.

– Toute volupté, disait Eliphas, est bonne, et a besoin d'être goûtée.

– Mais non toutes par tous, disait Tibulle ; il faut opter.

 

Plus loin, à Phèdre et à Bachir, c'était Térence qui racontait :

– J'aimais, disait-il, une enfant de race kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l'ennui de mes jours et les délices de mes nuits.

Et Simiane avec Hylas :

– C'est un petit fruit qui demande à être souvent mangé.

 

Hylas chantait :

– Il y a des petites voluptés qui ont été pour nous, comme, sur les bords des routes, ces petits fruits de maraude, aigres, et qu'on aurait voulu plus sucrés.

 

Sur l'herbe, près des sources, nous nous assîmes :

... un chant d'oiseau de nuit, près de moi m'occupa pendant un instant plus que leurs paroles ; quand je recommençai d'écouter, Hylas parlait :

 

... Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j'ai voulu rentrer en moi, j'ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n'ai plus eu la plus petite place où m'asseoir. La place d'honneur était occupée par la Soif ; d'autres soifs lui disputaient la belle place. Toute la table était querelleuse ; mais ils s'entendaient contre moi. Quand j'ai voulu m'approcher de la table, ils se sont tous levés contre moi, déjà ivres ; ils m'ont chassé de chez moi ; ils m'ont traîné dehors, et je suis ressorti pour aller leur cueillir des grappes.

Désirs ! Beaux désirs, je vous apporterai des grappes écrasées ; j'emplirai de nouveau vos énormes coupes ; mais laissez-moi rentrer dans ma demeure – et que je puisse encore, quand vous dormirez dans l'ivresse, me couronner de pourpre et de lierre, – couvrir le souci de mon front sous une couronne de lierre.

 

L'ivresse s'emparait de moi-même, et je ne pouvais plus bien écouter ; par instants, quand le chant de l'oiseau se taisait, la nuit semblait devenir silencieuse comme si j'eusse été seul à la contempler ; par instants il me semblait de partout entendre des voix jaillissantes qui se mêlaient à celles de notre nombreuse société : –

 

Nous aussi, nous aussi, disaient-elles, nous avons connu les lamentables ennuis de nos âmes.