– Je me souviens de ces myrtilles des montagnes que je cueillis un jour de grand froid dans la neige.

– Je n'aime pas la neige, dit Lothaire ; c'est une matière toute mystique et qui n'a pas encore pris son parti de la terre. Je hais son insolite blancheur où s'arrête le paysage. Elle est froide et se refuse à la vie ; je sais qu'elle la couve et la protège, mais la vie n'en surnaît qu'en la fondant. Ainsi je la veux grise et sale, à demi fondue et déjà presque en eau pour les plantes.

– Ne parle pas ainsi de la neige, car elle aussi peut être belle, dit Ulrich. Elle n'est triste et douloureuse que là où trop d'amour la fera fondre ; et toi qui préfères l'amour, la préfères à demi fondue. Elle est belle où elle triomphe.

– Là nous n'irons pas, dit Hylas. Et où je dis : tant mieux, tu n'as pas à dire : tant pis.

*

Et cette nuit chacun de nous chanta, sous forme de ballades : Mœlibée la

 

BALLADE DES PLUS CÉLÈBRES AMANTS

 

Suléîka ! pour vous je m'arrêtais de boire

Le vin que me versait l'échanson.

C'est pour vous que, Boabdil, à Grenade,

J'arrosai les lauriers-roses du Generaliffe.

Je fus Soleiman quand, Balkis, vous vîntes des provinces du Sud pour me proposer des énigmes.

Tamar, je fus Amnon votre frère, qui se mourait de ne pouvoir vous posséder.

Bethsabée, quand, suivant une colombe d'or jusque sur la plus haute terrasse de mon palais, je vous vis, prête au bain, descendre nue, je fus David qui fit se tuer pour moi votre mari.

J'ai chanté pour vous, Sulamite, des chants tels qu'on les croit presque religieux.

Fornarine, je suis celui qui criait d'amour dans tes bras.

Zobéide, je suis l'esclave que vous rencontrâtes au matin, dans la rue qui menait à la place publique ; je portais un panier vide sur ma tête, et vous me le fîtes emplir, vous suivant, de cédrats, de limons, de concombres, d'épices variées et de diverses friandises ; puis, comme je vous plus et que je me plaignais de ma fatigue, vous voulûtes me garder la nuit, près de vos deux sœurs, et des trois kalendars fils de roi. Et nous nous occupâmes chacun, tour à tour, à écouter les autres, chacun racontant son histoire. Quand vint mon tour de raconter : Avant de vous avoir rencontrée, Zobéide, dis-je, je n'avais pas d'histoire en ma vie ; maintenant comment en aurais-je ? N'êtes-vous pas toute ma vie ? – Et ce disant le porteur se bourrait de fruits. (Je me souviens que, tout enfant, je rêvais des confitures sèches dont il est tant question dans les Mille et une Nuits. J'en ai mangé depuis, qui sont à l'essence de roses, et un ami m'a parlé de celles qu'on fait avec les letchis.)

 

Ariane, je suis le passager Thésée

Qui vous abandonne à Bacchus

Pour pouvoir continuer ma route.

 

Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée

Qui d'un regard, dans les enfers, vous répudie,

Importuné d'être suivi ;

 

puis Mopsus chanta la

 

BALLADE DES BIENS IMMEUBLES

 

Quand la rivière commença à monter,

Il y en eut qui se réfugièrent sur la montagne,

D'autres qui se dirent : le limon engraissera nos champs ;

D'autres qui se dirent : c'est la ruine ;

D'autres qui ne se dirent rien du tout.

 

Quand la rivière eut bien monté.

Il y avait des endroits où l'on voyait encore des arbres,

D'autres où l'on voyait des toits de maisons,

Des clochers, des murs, et plus loin des collines ;

D'autres endroits où l'on ne voyait plus rien du tout.

 

Il y avait des paysans qui firent monter leurs troupeaux sur les collines ;

D'autres qui emportèrent dans un bateau leurs petits enfants ;

Il y en eut qui emportèrent de la bijouterie,

Des mangeailles, des papiers écrits, et tout ce qui pouvait flotter d'argent.

Il y en eut qui n'emportèrent rien du tout.

Ceux-ci, qui avaient fui dans des barques entraînées.

Se réveillèrent dans des terres qu'ils ne connaissaient pas du tout.

Il y en eut qui se réveillèrent en Amérique ;

D'autres en Chine, et d'autres sur les rives du Pérou.

Il y en eut qui ne se réveillèrent pas du tout.