– que l’on n’est.
Automnes.
Il y avait de grands labours dans les plaines. Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux lassés prenaient une allure plus lente. Chaque soir m’enivrait comme si j’y sentais pour la première fois l’odeur de la terre. J’aimais alors m’asseoir au talus de l’orée, parmi les feuilles mortes ; écoutant les chants des labours, regardant le soleil exténué s’endormir au fond de la plaine.
Saison humide ; pluvieuse terre normande…
Promenades. – Landes, mais sans âpreté. –
Falaises. – Forêts. – Ruisseau glacé. Repos à l’ombre ; causeries. – Fougères rousses.
– Ah ! pensions-nous, que ne te rencontrâmes-nous en voyage, prairie, et que nous eussions voulu traverser à cheval. (Elle était complètement entourée de forêts.)
Promenades le soir.
Promenades la nuit. –
Promenades.
… Être me devenait énormément voluptueux. J’eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ; celles des poissons et des plantes. Entre toutes les joies des sens, j’enviais celles du toucher.
Un arbre isolé, dans une plaine, à l’automne, environné d’ondée ; ses feuilles roussies tombaient ; je pensais que l’eau abreuvait pour longtemps ses racines, dans la terre profondément imbibée.
À cet âge, mes pieds nus étaient friands du contact de la terre mouillée, du clapot des flaques, de la fraîcheur ou de la tiédeur de la boue. Je sais pourquoi j’aimais tant l’eau et surtout les choses mouillées : c’est que l’eau plus que l’air nous donne la sensation immédiatement différente de ses températures variées. J’aimais les souffles mouillés de l’automne… Pluvieuse terre de Normandie.
*
La Roque.
Les chariots sont rentrés chargés de moissons odorantes.
Les greniers se sont emplis de foin.
Chariots pesants, heurtés aux talus, cahotés aux ornières ; que de fois vous me ramenâtes des champs, couché sur les tas d’herbes sèches, parmi les rudes garçons faneurs !
Quand pourrai-je, ah ! couché sur les meules, attendre encore le soir venir ?…
Le soir venait ; on atteignait les granges – dans la cour de la ferme où les derniers rayons s’attardaient.
III
LA FERME
Fermier !
FERMIER ! Chante ta ferme.
Je veux m’y reposer un instant – et rêver, auprès de tes granges, à l’été que les parfums des foins me rappelleront.
Prends tes clefs ; une à une ; ouvre-moi chaque porte…
La première est celle des granges…
Ah ! que si les temps sont fidèles !… ah ! que dans la chaleur des foins ne reposé-je près de la grange !… au lieu de vagabonder, à force de ferveur, vaincre l’aridité du désert !… J’écouterais les chants des moissonneurs, et je verrais, tranquille, rassuré, les moissons, provisions inestimables, rentrer sur les chariots accablés – comme d’attendantes réponses aux questions de mes désirs. Je n’irais plus chercher de quoi les rassasier dans la plaine : ici je les gorgerais à loisir.
Il est un temps de rire – et il est un temps d’avoir ri.
Il est un temps de rire, certes – puis de se souvenir d’avoir ri.
Certainement, Nathanaël, c’était moi-même, moi, pas un autre, qui regardais ces mêmes herbes s’agiter – ces herbes maintenant qui pour l’odeur des foins sont flétries, comme toutes les choses coupées – ces herbes vivre, être vertes et blondes, se balancer au vent du soir. – Ah ! que ne revenir au temps où, couchés au bord des pelouses… l’herbe profonde accueillait notre amour.
Le gibier circulait sous les feuilles ; chacune de ses sentes était une avenue ; et quand je me penchais et regardais de près la terre, de feuille en feuille, de fleur en fleur, je voyais une multitude d’insectes.
Je connaissais l’humidité du sol à l’éclat du vert et à la nature des fleurs ; tel pré se constellait de marguerites ; mais les pelouses que nous préférions et dont profitait notre amour étaient toutes blanchies d’ombelles, les unes légères, les autres, celles de la grande berce, opaques et considérablement élargies. Vers le soir, elles semblaient, dans l’herbe devenue plus profonde, flotter, comme des méduses luisantes, libres, détachées de leur tige, soulevées par la brume montante.
*
La seconde porte est celle des greniers.
Monceaux de grains, je vous louerai. Céréales ; blés roux ; richesse dans l’attente ; inestimable provision.
Que notre pain s’épuise ! Greniers, j’ai votre clef. Monceaux de grains, vous êtes là. Serez-vous fous mangés avant que ma faim ne se lasse ? Dans les champs les oiseaux du ciel, dans les greniers les rats ; et tous les pauvres à nos tables… En reste-t-il jusqu’au bout de ma faim… ?
Grains, je garde de vous une poignée ; je la sème en mon champ fertile ; je la sème en la bonne saison ; un grain en produit cent, un autre mille…
Grains ! où ma faim abonde, grains ! vous aurez surabondé !
Blés qui poussez d’abord comme une petite herbe verte, dites quel épi jaunissant portera votre tige courbée !
Chaume d’or, aigrettes et gerbes – poignée de grains que j’ai semés…
*
La troisième porte est celle de la laiterie :
Repos ! silence ; égouttement sans fin des claies où les fromages se rétrécissent ; tassement des mottes dans les manchons de métal ; par les jours de grande chaleur de juillet, l’odeur du lait caillé paraissait plus fraîche et plus fade… non, pas fade : mais d’une âcreté si discrète et si délavée qu’on ne la sentait qu’au fond des narines et déjà plutôt goût que parfum.
Baratte qu’on entretient de la plus grande propreté. Petits pains de beurre sur des feuilles de choux. Mains rouges de la fermière. Fenêtres toujours ouvertes, mais tendues de toiles de métal pour empêcher les chats et les mouches d’entrer.
Les jattes sont alignées, pleines de lait toujours plus jaune jusqu’à ce que toute la crème en soit montée. La crème affleure lentement ; elle se boursoufle et se ride et le petit lait s’en dépouille. Quand il s’en est complètement appauvri on enlève… (Mais, Nathanaël, je ne peux te raconter tout cela. J’ai un ami qui fait de l’agriculture et qui pourtant en parle merveilleusement ; il m’explique l’utilité de chaque chose et m’enseigne comme quoi même le petit lait n’est pas perdu.) (En Normandie on le donne aux porcs, mais il paraît qu’il y a mieux à en faire que ça.)
*
La quatrième porte ouvre sur l’étable :
Elle est intolérablement tiède, mais les vaches sentent bon. Ah ! que ne suis-je au temps où, avec les enfants du fermier dont la chair en sueur sentait bon, au temps où nous courions entre les jambes des vaches ; nous cherchions des œufs dans les coins des râteliers ; nous regardions, pendant des heures, les vaches ; nous regardions choir, éclater les bouses ; on pariait à celle qui fienterait la première, et un jour je m’enfuis terrifié parce que je crus qu’il y en avait une qui allait tout d’un coup faire un veau.
*
La cinquième porte est celle du fruitier :
Devant une baie de soleil, les raisins sont pendus à des ficelles ; chaque grain médite et mûrit, rumine en secret la lumière ; il élabore un sucre parfumé.
Poires. Amoncellement des pommes.
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