Fermes laborieuses ; travaux inestimables des champs ; fatigue ; immense sérénité du sommeil…
Partons ! et ne nous arrêtons que n’importe où !…
II
LE VOYAGE EN DILIGENCE
J’ai quitté mes vêtements de la ville qui m’obligeaient à garder trop de dignité.
*
Il était là, contre moi ; je sentais aux battements de son cœur que c’était une créature vivante, et la chaleur de son petit corps me brûlait. Il dormait contre mon épaule ; je l’entendais respirer. J’étais gêné par la tiédeur de son haleine, mais je ne bougeais point de peur de l’éveiller. Sa tête délicate ballottait aux grands cahots de la voiture où nous étions horriblement entassés ; les autres aussi dormaient encore, épuisant un reste de nuit.
Certes oui, j’ai connu l’amour, l’amour encore et beaucoup d’autres ; mais de cette tendresse d’alors est-ce que je ne pourrai rien dire ?
Certes oui, j’ai connu l’amour.
Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde : je me suis épris de tendresse pour tout ce qui ne sait où se chauffer, et j’ai passionnément aimé tout ce qui vagabonde.
*
Il y a quatre ans, je me souviens, je passai la fin d’un jour dans cette petite ville que je retraverse à présent ; la saison était, comme à présent, l’automne ; ce n’était non plus pas un dimanche et l’heure chaude était passée.
Je me promenais, je me souviens, comme à présent, dans les rues, jusqu’à ce que sur le bord de la ville s’ouvrît un jardin en terrasse dominant la belle contrée.
Je suis la même route et je reconnais tout.
Je remets mes pas sur mes pas et mes émotions… Il y avait un banc de pierre où je m’assis. – Voici. – J’y lisais. Quel livre ? – Ah ! : Virgile. – Et j’entendais monter le bruit des battoirs des laveuses. – Je l’entends. – L’air était calme, – comme aujourd’hui.
Les enfants sortent de l’école ; je m’en souviens. Des passants passent, comme ils passèrent. Le soleil se couchait ; voici le soir ; et les chants du jour vont se taire…
C’est tout.
– Mais, dit Angèle, cela ne suffit pas pour faire une poésie…
– Alors laissons cela, répondis-je.
*
Nous avons connu le lever hâtif d’avant l’aube.
Le postillon attelle les chevaux dans la cour.
Des seaux d’eau lavent le pavé. Bruit de la pompe.
Tête enivrée de qui n’a pu dormir à force de pensées. Lieux que l’on doit quitter ; petite chambre ; ici, pendant un instant, j’ai posé ma tête ; j’ai senti ; j’ai pensé ; j’ai veillé. – Qu’on meure ! et qu’importe où (dès qu’on ne vit plus, c’est n’importe où et nulle part). Vivant, je fus ici.
Chambres quittées ! Merveille des départs que je n’ai jamais voulu{3} tristes. Une exaltation me vint toujours de la possession présente de CECI.
À cette fenêtre, penchons-nous donc encore un instant… Il vient un instant de partir. Celui-ci je le veux immédiatement qui le précède… pour me pencher encore dans cette nuit presque achevée, vers l’infinie possibilité du bonheur.
Instant charmant, verse à l’immense azur un flot d’aurore…
La diligence est prête. Partons ! que tout ce que je viens de penser se perde comme moi dans l’étourdissement de la fuite…
Passage de forêt. Zone de températures parfumées. Les plus tièdes ont l’odeur de la terre ; les plus froides, l’odeur des feuilles rouies. – J’avais les yeux fermés ; je les rouvre. Oui : voilà les feuilles ; voici le terreau remué…
Strasbourg.
Ô « folle cathédrale ! » – avec ta tour aérienne ! – du sommet de ta tour, comme d’une nacelle balancée, on voyait sur les toits les cigognes
orthodoxes et compassées
avec leurs longues pattes,
lentement, – parce que c’est très difficile de s’en servir.
Auberges.
La nuit, j’allais dormir au fond des granges ;
Le postillon venait me retrouver dans le foin.
Auberges.
… à mon troisième verre de kirsch, un sang plus chaud commença de circuler sous mon crâne ;
à mon quatrième verre, je commençai de ressentir cette légère ivresse qui, rapprochant tous les objets, les mettait à portée de ma prise ;
au cinquième, la salle où j’étais, le monde me sembla prendre enfin des proportions plus sublimes, où mon sublime esprit, plus librement, évoluait ;
au sixième verre, en étant un peu fatigué, je m’endormis.
(Toutes les joies de nos sens ont été imparfaites comme des mensonges.)
Auberges.
J’ai connu le vin lourd des auberges, qui revient avec un goût de violette et procure le sommeil épais de midi. J’ai connu l’ivresse du soir, quand il semble que toute terre vacille sous le seul poids de votre puissante pensée.
Nathanaël, je te parlerai de l’ivresse.
Nathanaël, souvent le plus simple assouvissement me fut une ivresse, tant, avant, j’étais ivre déjà de désirs. Et ce que je cherchais sur les routes, ce n’était pas d’abord tant une auberge que ma faim.
Ivresses – du jeûne, quand on a marché de très bon matin, et que la faim n’est plus un appétit mais un vertige. Ivresse de la soif, lorsqu’on a marché jusqu’au soir.
Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme une débauche et je goûtais lyriquement l’intense sensation de ma vie. Alors, l’apport voluptueux de mes sens faisait, de chaque objet qui les touchait, comme mon palpable bonheur.
J’ai connu l’ivresse qui déforme légèrement les pensées, je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnette ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. Je me souviens d’un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement. D’autres fois c’en était deux qui, parallèles, semblaient vouloir croître ainsi jusqu’au fond de l’éternité.
J’ai connu l’ivresse qui vous fait croire meilleur, plus grand, plus respectable, plus vertueux, plus riche, etc.
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