Mais, hélas ! un unique passé propose un unique avenir – le projette devant nous, comme un pont infini sur l’espace.
On n’est sûr de ne jamais faire que ce que l’on est incapable de comprendre. Comprendre, c’est se sentir capable de faire. ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D’HUMANITÉ, voilà la bonne formule.
Formes diverses de la vie ; toutes vous me parûtes belles. (Ce que je te dis là, c’est ce que me disait Ménalque.)
J’espère bien avoir connu toutes les passions et tous les vices ; au moins les ai-je favorisés. Tout mon être s’est précipité vers toutes les croyances ; et j’étais si fou certains soirs que je croyais presque à mon âme, tant je la sentais près de s’échapper de mon corps, – me disait encore Ménalque.
Et notre vie aura été devant nous comme ce verre plein d’eau glacée, ce verre humide que tiennent les mains d’un fiévreux, qui veut boire, et qui boit tout d’un trait, sachant bien qu’il devrait attendre, mais ne pouvant pas repousser ce verre délicieux à ses lèvres, tant est fraîche cette eau, tant l’altère la cuisson de la fièvre.
II
Ah ! comme j’ai donc respiré l’air froid de la nuit, ah ! croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources – on semblait boire.
Ah ! croisées ! que de fois mon front s’est venu rafraîchir à vos vitres, et que de fois mes désirs, lorsque je courais de mon lit trop brûlant vers le balcon, à voir l’immense ciel tranquille, se sont évaporés comme des brumes.
Fièvres des jours passés, vous étiez à ma chair une mortelle usure ; mais comme l’âme s’épuise quand rien ne la distrait de Dieu !
La fixité de mon adoration était effrayante ; je m’y décontenançais tout entier.
Tu chercherais encore longtemps, me dit Ménalque, le bonheur impossible des âmes…
Les premiers jours de douteuse extase passés – mais avant d’avoir rencontré Ménalque – ce fut une période inquiète d’attente et comme une traversée de marais. Je sombrais en des accablements de sommeil dont dormir ne me guérissait pas. Je me couchais après le repas ; je dormais, je me réveillais plus las encore, l’esprit engourdi comme pour une métamorphose.
Obscures opérations de l’être ; travail latent, genèses d’inconnu, parturitions laborieuses ; somnolences, attentes ; comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être que je serais, qui ne me ressemblait déjà plus. Toute lumière me parvenait comme au travers de couches d’eaux verdies, à travers feuilles et ramures ; perceptions confuses, indolentes, analogues à celles des ivresses et des grands étourdissements. – Ah ! que vienne enfin, suppliais-je, la crise aiguë, la maladie, la douleur vive ! Et mon cerveau se comparait aux ciels d’orages, de nuages pesants encombrés, où l’on respire à peine, où tout attend l’éclair pour déchirer ces outres fuligineuses, pleines d’humeur et cachant l’azur.
Combien durerez-vous, attentes ? et finies, nous restera-t-il de quoi vivre ? – Attentes ! attentes de quoi ? criais-je. Que pouvait-il advenir qui ne naîtrait pas de nous-mêmes ? Et que se pouvait-il de nous que nous ne connussions déjà ?
La naissance d’Abel, mes fiançailles, la mort d’Eric, le bouleversement de ma vie, loin de finir cette apathie, semblèrent m’y replonger davantage, tant il semblait que cette torpeur vînt de la complexité même de mes pensées, et de mes volontés indécises. J’eusse voulu dormir, infiniment, dans l’humidité de la terre et comme une végétation. Parfois je me disais que la volupté viendrait à bout de ma peine, et je cherchais dans l’épuisement de la chair une libération de l’esprit. Puis de nouveau je dormais de longues heures, ainsi que les petits enfants que l’on couche au milieu du jour, assoupis de chaleur, dans la maison vivante.
Puis je me réveillais de très loin, en sueur, le cœur battant, la tête somnolente. La lumière qui s’infiltrait d’en bas, entre les fentes des volets clos, et renvoyait au plafond blanc les reflets verts de la pelouse, cette clarté du soir m’était la seule chose délicieuse, pareille à la clarté qui paraît douce et charmante, venue entre les feuilles et les eaux, et qui tremble, au seuil des grottes, après qu’on a longtemps senti vous envelopper leurs ténèbres.
Les bruits de la maison arrivaient vaguement. Je renaissais lentement à la vie. Je me lavais avec de l’eau tiède et j’allais plein d’ennui vers la plaine, jusqu’au banc du jardin où j’attendais venir le soir sans rien faire. Pour parler, pour écouter, pour écrire, j’étais perpétuellement fatigué. Je lisais :
« … Il voit devant lui
Les routes désertes,
Les oiseaux de la mer qui se baignent
Étendant leurs ailes…
Il faut que j’habite ici…
… On me contraint à demeurer
Sous les feuillages de la forêt,
Sous le chêne, dans cette caverne souterraine.
Froide est cette maison de terre ;
J’en suis tout lassé.
Obscurs sont les vallons
Et hautes les collines,
Triste enceinte de rameaux
Couverte de ronces, –
Séjour sans joie. »{1}
Le sentiment d’une plénitude de vie, possible, mais non encore obtenue, se laissait parfois entrevoir, puis revenait encore, de plus en plus obsédante. Ah ! qu’une baie de jour s’ouvre enfin, criais-je, qu’elle éclate au milieu de ces perpétuelles représailles !
Il semblait que tout mon être eût comme un immense besoin de se retremper dans le neuf. J’attendais une seconde puberté. Ah ! refaire à mes yeux une vision neuve, les laver de la salissure des livres, les rendre plus pareils à l’azur qu’ils regardent – aujourd’hui complètement clarifié par les récentes pluies…
Je tombai malade ; je voyageai, je rencontrai Ménalque, et ma convalescence merveilleuse fut une palingénésie. Je renaquis avec un être neuf, sous un ciel neuf et au milieu de choses complètement renouvelées.
III
Nathanaël, je te parlerai des attentes. J’ai vu la plaine, pendant l’été, attendre ; attendre un peu de pluie. La poussière des routes était devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n’était même plus un désir ; c’était une appréhension. La terre se gerçait de sécheresse comme pour plus d’accueil de l’eau. Les parfums des fleurs de la lande devenaient presque intolérables. Sous le soleil tout se pâmait. Nous allions chaque après-midi nous reposer sous la terrasse, abrités un peu de l’extraordinaire éclat du jour. C’était le temps où les arbres à cônes, chargés de pollen, agitent aisément leurs branches pour répandre au loin leur fécondation.
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