Le ciel s’était chargé d’orage et toute la nature attendait. L’instant était d’une solennité trop oppressante, car tous les oiseaux s’étaient tus. Il monta de la terre un souffle si brûlant que l’on sentit tout défaillir ; le pollen des conifères sortit comme une fumée d’or des branches. – Puis il plut.

J’ai vu le ciel frémir de l’attente de l’aube. Une à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés de rosée ; l’air n’avait que des caresses glaciales. Il sembla quelque temps que l’indistincte vie voulût s’attarder au sommeil, et ma tête encore lassée s’emplissait de torpeur. Je montai jusqu’à la lisière du bois ; je m’assis ; chaque bête reprit son travail et sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le mystère de la vie recommença de s’ébruiter par chaque échancrure des feuilles. – Puis le jour vint.

J’ai vu d’autres aurores encore. – J’ai vu l’attente de la nuit…

Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l’accueil. Attends tout ce qui vient à toi ; mais ne désire que ce qui vient à toi. Ne désire que ce que tu as. Comprends qu’à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l’amour, et que ta possession soit amoureuse. Car qu’est-ce qu’un désir qui n’est pas efficace ?

Eh quoi ! Nathanaël, tu possèdes Dieu et tu ne t’en étais pas aperçu ! Posséder Dieu, c’est le voir ; mais on ne le regarde pas. Au détour d’aucun sentier, Balaam, n’as-tu vu Dieu, devant qui s’arrêtait ton âne ? parce que toi tu te l’imaginais autrement.

Nathanaël, il n’y a que Dieu que l’on ne puisse pas attendre. Attendre Dieu, Nathanaël, c’est ne comprendre pas que tu le possèdes déjà. Ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l’instant.

J’ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l’Orient pâle, sur elles, leur complète fortune. À chaque petit instant de ma vie, j’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l’addition de beaucoup de choses particulières, mais par mon unique adoration. J’ai constamment tenu tout mon bien en tout mon pouvoir.

Regarde le soir comme si le jour y devait mourir ; et le matin comme si toute chose y naissait.

Que ta vision soit à chaque instant nouvelle.

Le sage est celui qui s’étonne de tout.

Toute ta fatigue de tête vient, ô Nathanaël, de la diversité de tes biens. Tu ne sais même pas lequel entre tous tu préfères et tu ne comprends pas que l’unique bien c’est la vie. Le plus petit instant de vie est plus fort que la mort, et la nie. La mort n’est que la permission d’autres vies, pour que tout soit sans cesse renouvelé ; afin qu’aucune forme de vie ne détienne cela plus de temps qu’il ne lui en faut pour se dire. Heureux l’instant où ta parole retentit. Tout le reste du temps, écoute ; mais quand tu parles, n’écoute plus.

Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres.

RONDE POUR ADORER CE QUE J’AI BRÛLÉ

Il y a des livres qu’on lit, assis sur une petite planchette

Devant un pupitre d’écolier.

Il y a des livres qu’on lit en marche

(Et c’est aussi à cause de leur format) ;

Tels sont pour les forêts, tels pour d’autres campagnes,

Et nobiscum rusticantut, dit Cicéron.

Il y en a que je lus en diligence ;

D’autres couché au fond des greniers à foin.

Il y en a pour faire croire qu’on a une âme ;

D’autres pour la désespérer.

Il y en a où l’on prouve l’existence de Dieu ;

D’autres où l’on ne peut pas y arriver.

Il y en a que l’on ne saurait admettre

Que dans les bibliothèques privées.

Il y en a qui ont reçu les éloges

De beaucoup de critiques autorisés.

Il y en a où il n’est question que d’apiculture

Et que certains trouvent un peu spéciaux ;

D’autres où il est tellement question de la nature,

Qu’après ce n’est plus la peine de se promener.

Il y en a que méprisent les sages hommes

Mais qui excitent tes petits enfants.

Il y en a qu’on appelle des anthologies

Et où l’on a mis tout ce qu’on a dit de mieux sur n’importe quoi.

Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie ;

D’autres après lesquels l’auteur s’est suicidé.

Il y en a qui sèment la haine

Et qui récoltent ce qu’ils ont semé.

Il y en a qui, lorsqu’on les lit, semblent luire,

Chargés d’extase, délicieux d’humilité.

Il y en a que l’on chérit comme des frères

Plus purs et qui ont vécu mieux que nous.

Il y en a dans d’extraordinaires écritures

Et qu’on ne comprend pas, même quand on les a beaucoup étudiées.

Nathanaël, quand aurons-nous brûlé tous les livres !

Il y en a qui ne valent pas quatre sous,

D’autres qui valent des prix considérables.

Il y en a qui parlent de rois et de reines,

Et d’autres, de très pauvres gens.

Il y en a dont les paroles sont plus douces

Que le bruit des feuilles à midi.

C’est un livre que mangea Jean à Patmos,

Comme un rat ; mais moi j’aime mieux les framboises.

Ça lui a rempli d’amertume les entrailles

Et après il a eu beaucoup de visions.

Nathanaël ! quand aurons-nous brûlé tous les livres ! !

Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent… Toute connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile.

Je n’ai jamais rien vu de doucement beau dans ce monde, sans désirer aussitôt que toute ma tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre, l’effloraison de ta surface est merveilleuse. Ô paysage où mon désir s’est enfoncé ! Pays ouvert où ma recherche se promène ; allée de papyrus qui se referme sur de l’eau ; roseaux courbés sur la rivière ; ouvertures des clairières ; apparition de la plaine dans l’embrasure des branchages, de la promesse illimitée. Je me suis promené dans les couloirs de roches ou de plantes. J’ai vu se dérouler des printemps.

VOLUBILITÉ DES PHÉNOMÈNES

Dès ce jour, chaque instant de ma vie prit pour moi la saveur de nouveauté d’un don absolument ineffable.