Et même, toujours prête à jouer de la fibre patriotique, Augusta ne défendait pas à la fille de Liszt de rêver qu’il pût s’agir de la Pologne. En tout cas, les frais du déménagement ne seraient pas à la charge des artistes et un pont d’or serait fait à Siegfried…
La correspondance avec les Wagner était, d’ailleurs, fort loin de résumer toute l’activité organisatrice d’Augusta. Ainsi cherchait-elle dans Prague et ses environs quelque Goethe local à installer dans son palais ou dans une dépendance immédiate de ce palais. Pour la gloire d’un règne qui malheureusement ne fut pas, elle sut encore si bien encourager les arts que l’impulsion donnée continua d’animer les esprits, les cœurs et les talents. C’est à elle, par exemple, qu’on doit l’actuelle renaissance de la peinture historique en Tchécoslovaquie.
En pleine guerre, elle n’avait pas craint d’organiser des expositions, des salons, d’ouvrir un concours dont le sujet était et ne pouvait être que la très célèbre Défénestration. Elle savait d’ailleurs payer de sa personne et alla jusqu’à dépouiller ses atours habituels pour poser en costume national chez un vieux peintre qui fut d’autant plus flatté d’avoir à représenter une archiduchesse sous l’aspect d’une paysanne de chez lui que, dans ses tableaux, tous consacrés à des scènes exaltantes pour le patriotisme d’un peuple opprimé, il avait coutume de mettre sur les épaules de ses personnages les têtes de sa femme, de ses amis et connaissances et même de sa bonne si elle avait bien fait le ménage et la cuisine.
Comme elle devait compter avec Israël, Augusta faisait la cour à tout ce qui pouvait se vanter d’une parenté proche ou lointaine avec les Rothschild. Elle laissait entendre que s’il n’avait tenu qu’à elle, depuis belle lurette elle se fût arrangée pour faire disparaître l’inscription en caractères hébreux qui orne le Christ du pont Charles et le reconnaît vrai fils du vrai Dieu. Depuis des siècles, les Juifs doivent, chaque année, redorer cette inscription, en châtiment du crachat dont un des leurs avait, au XVe siècle, gratifié la seconde personne de la Sainte Trinité.
Cette dernière promesse, comme l’on peut penser, était un pieux mensonge de la très pieuse Augusta qui, tout au contraire de ce qu’elle donnait à espérer aux fils de Judas, avait, dans son for intérieur, décidé de percevoir une dîme assez forte pour pouvoir incruster de pierres précieuses le Christ du pont Charles.
Le vieil empereur François-Joseph n’aimait guère à entendre parler des randonnées d’Augusta, non qu’il la soupçonnât de jouer les dames de la Fronde, mais simplement parce que lui qui avait juré (et tint serment jusqu’à la mort) de ne jamais toucher un bouton électrique et de ne jamais monter dans une auto, il ne pouvait souffrir qu’une archiduchesse d’un type si parfait conduisît elle-même. Aussi traitait-il Augusta de petite anarchiste. Il y avait, certes, un peu d’ironique indulgence dans cette accusation qu’il lui bougonnait de plus en plus souvent. Pour couper court à de tels reproches, elle devait – vrai tour de force – sans jamais manquer à l’étiquette, tous les jours inventer de nouvelles espiègleries. Mais faisait-elle la mutine, à l’occasion de chaque boutade, sous le couvert du paradoxe, elle trouvait le moyen d’exposer, concernant la politique extérieure ou intérieure de l’Empire, des vues assez originales pour qu’on pût même aller parfois jusqu’à la comparer à sa grand-tante par alliance, l’impératrice Marie-Thérèse.
Donc tout marchait bien. Augusta se voyait la tête couronnée. Déjà elle en était à combiner des appartements particuliers avec eau chaude et froide courante, tout-à-l’égout et chauffage central, tout un confort dont on n’avait pas plus idée à Schoenbrünn qu’à la Hoffburg, et elle dessinait des meubles gracieux et frais qui la vengeraient des fauteuils de salle d’attente, des armoires et des lits dont on avait gâté le blanc et or des palais impériaux, lorsque l’archiduc, son mari, mourut d’une indigestion sur le front roumain. Veuve, le trône lui échappait. Elle songea bien à chercher un nouveau mari qui pût lui faire faire une entrée triomphale à Prague, mais tout le monde était à se battre et, comble de disgrâce, l’empereur lui conseilla, d’un ton qui n’admettait pas la réplique, d’aller passer son deuil en Hongrie dans les terres dont elle avait hérité à la mort de ses parents.
C’était l’exil.
Augusta, par un sinistre matin de novembre, quitta Vienne.
Elle abandonnait sa meilleure amie, la vieille auto à bout de souffle et, comme une amazone sentimentale met un baiser sur le poitrail de son alezan, elle effleura de ses lèvres le capot dont le cœur n’avait battu que pour elle. Alors, au comble de l’émotion, elle n’eut pas le courage de demeurer une minute de plus en présence de cette compagne de ses plus chers espoirs désormais interdits. Malgré la neige qui commençait à tomber, elle s’en fut attendre dehors qu’on eût chargé ses bagages. Tandis qu’elle faisait les cent pas, elle put constater, au travers des persiennes et doubles fenêtres pourtant hermétiquement closes, que la fille du portier avait déjà pris possession du piano, où elle, Augusta, avait rêvé d’asseoir à ses côtés l’un ou l’autre des Wagner. Et la pécore, afin de mieux la narguer, jouait de toutes ses forces le Beau Danube bleu. Augusta, sur son trottoir, évoquait Marie Stuart dont un portrait l’avait heureusement inspirée pour la disposition de ses voiles de veuve. Comme Marie Stuart, elle allait adresser quelques mots bien sentis au rivage avant de s’embarquer car, toujours comme Marie Stuart, elle devait voyager par voie d’eau. Le beau Danube bleu n’était plus la valse à faire danser les chaises, le beau Danube bleu n’était même plus la rengaine massacrée par des doigts de concierge, le beau Danube bleu avait accepté de se métamorphoser en gendarme, en bourreau par qui allait être exécutée la sentence d’exil.
……………………………
Augusta était déjà sur l’embarcadère, depuis un bon moment, lorsqu’un petit lieutenant, du menu fretin de baron, d’une espèce aussi peu rare en Autriche que le hareng dans la mer du Nord, vint lui remettre, de la part de l’empereur, un bouquet de violettes, de violettes presque noires car, en haut lieu, on tenait moins à lui offrir des fleurs qu’à lui rappeler son deuil. Elle n’allait donc point se donner la peine de remercier. D’ailleurs, le blanc-bec, comme s’il voulait éviter une gifle bien méritée, se cassa en deux, dans un salut plus servile que respectueux. Quand il se fut redressé, il sortit de sa poche une petite boîte ronde qu’il remit à Augusta. Elle, exaspérée, lui demanda si le ridicule carton contenait de la crotte de bique ou un collier de perles. Le jeune officier, effrayé du face-à-main qu’elle avait braqué sur lui avec une tendresse de mitrailleuse, bégaya qu’il s’agissait de caviar. Il eut le tort d’ajouter une phrase qui vantait les œufs d’esturgeon.
Augusta, d’une main, le souffleta tandis que, de l’autre, elle jetait ses présents dans le fleuve. Puis elle releva sa robe à traîne et, sans un regard à cette ville et à ses habitants qu’elle maudissait, elle s’embarqua.
Afin d’ajouter à la mélancolie des eaux naturellement glauques mais qui, sous la première neige, semblaient noires, le bateau qui devait la conduire de Vienne à Budapest s’appelait « Impératrice Élizabeth ».
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