Elle continue à parler, à évoquer les boababs, les panthères, les nègres qui la prenaient pour une déesse, et son auditeur, tout au charme incantatoire de la voix, n’a pas besoin de se retenir aux mots pour savoir qu’il n’est rien de ce qu’elle dit qui ne soit parfait, admirable.
La bossue, puisque la mémoire tourne autour de la bossue, la bossue n’était pas une vraie femme, avec sa poitrine qui rentrait pour lui ressortir, et comment, dans le dos. Il n’a donc pas eu de mère. Il aurait pu la tuer sans être parricide. Et il l’aurait tuée et il la tuerait en intention rétroactive si la divine lady l’exigeait. Pour Primerose, il tuerait n’importe qui et même ce beau jeune homme qui, là-bas, une imposante dame en noir à l’un de ses bras, l’autre chargé de roses, s’avance vêtu d’un caleçon de bain assorti à la couleur du jour. De si loin, il peut reconnaître (il doit en effet à l’âge d’être presbyte, mais honni soit qui mal y pense) son voisin de Notre-Dame. Malgré la complaisance et la discrétion de ce dernier, il sait qu’il aura grand’peine à lui pardonner d’être le fils de celle dont il lui a suffi de vingt minutes pour se sentir possédé. Cette campagne digne des demi-dieux attiques, ces pergolas, ce paysage, à la fois grandiose et familier, la lumière de cette heure chaude, ne voilà-t-il pas tout ce qu’il faut pour créer l’ambiance, l’atmosphère d’une tragédie grecque ? Se doutait-il hier, quand son professeur de gymnastique lui apprenait à lancer le disque, se doutait-il que, par l’âme aussi bien que par le corps, il mériterait de figurer sur les vases où des femmes savamment drapées entraînent dans leur sillage un homme au masque d’orateur, c’est-à-dire un homme qui eût été journaliste s’il eût vécu deux mille ans plus tard…
L’adolescent fleuri remorque, d’un bout à l’autre de l’immense paillasson qui tient lieu de prairie, sa marraine, la majestueuse Augusta. Ce chéri du sort qui ne songe qu’à cueillir des bouquets et à faire le joli cœur auprès des vieilles dames, alors que sa fortune et sa naissance lui ont permis, dès l’âge le plus tendre, d’assister sans coup férir à des funérailles nationales, il en est un qui a bien le droit de penser qu’à sa place il profiterait autrement des possibilités diverses pour triompher du Times, de la presse Northcliffe et couper l’herbe sous le pied du Manchester Guardian.
Enfin, inutile de s’énerver.
Mieux vaut écouter Primerose qui semble devenue quelque Ulysse femelle narrant des aventures où, Pénélope mâle, le maître de l’opinion se plaît à rêver qu’il ne fut pas sans tenir un rôle.
Aussi, lorsque parvenue à la mort de son mari (dont les mauvaises langues osèrent prétendre, sans d’ailleurs pouvoir le prouver, qu’elle l’avait assassiné de complicité avec son amant d’alors, un adjudant français absinthique), la divine lady raconte comment le noble vieillard, la chère créature qui aimait tant la chasse au tigre, assis dans sa petite voiture, fut labouré par les griffes du prince des animaux, le prince des journalistes, c’est-à-dire le plus raisonnable des animaux raisonnables, la narine gonflée au souvenir de tout le sang répandu, acquiesce : « Oui, Primerose, je labourai de ma griffe le marquis of Sussex, et pour vous je suis prêt à recommencer. »
Elle qui s’est déjà levée pour aller au-devant de son fils et d’Augusta ne sait plus que murmurer : « Oh ! darling ! »
III
UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES
Quand elle parle de son fils dans l’intimité, pour peu qu’elle rapporte quelque trait de son caractère fantasque, Primerose ne manque jamais de conclure : « Dame, que voulez-vous, c’est un Crapulet de Monte-au-cul. »
Ainsi entend-elle, non point blâmer la fréquentation et les mœurs de son fils, mais rappeler que l’épouse ramenée d’Italie au XVe siècle par un marquis of Sussex était la fille de Roméo et Juliette dont les Capulet et les Montaigu, malgré leur pacte de réconciliation sur le tombeau de leurs enfants, avaient commencé par se disputer la tutelle pour bientôt n’en plus vouloir ni les uns ni les autres. La pauvrette que les Capulet offraient aux Montaigu, alors que les Montaigu prétendaient la confier aux Capulet, serait morte de faim si elle n’avait été recueillie par la nourrice de Juliette qui, à son tour, fut trop heureuse de la marier à un gentilhomme anglais passant par Vérone. D’après la tradition, c’était de cette aïeule, elle-même fruit des amours des amants les plus amants, que les lords Sussex tenaient leur nature sensuelle, chevaleresque et mélancolique. Certes, il y aurait eu quelque témérité à prétendre que l’Italienne se réincarnait dans chacun de ses descendants, mais son sang, pour mêlé à d’autres qu’il fût, n’en continuait pas moins de couler dans les veines du jeune homme nu qui remorquait Augusta, sa marraine, vers la tonnelle.
Si Augusta, bel et bien archiduchesse et lointaine cousine de feu le marquis, avait passé sur la différence de confession et la peu reluisante origine de Primerose lorsqu’il s’était agi de tenir un nouveau-né sur les fonts baptismaux, c’était que, non seulement l’ancienneté de la maison plaidait en faveur de son filleul, mais surtout, sentimentale comme elle ne craignait pas de l’avouer, Augusta s’était sentie solidaire de celui qui peut-être avait reçu et aurait à transmettre les qualités de la fille de Roméo et Juliette qu’elle-même, par l’entremise d’une arrière-grand-mère née des marquis of Sussex, elle n’était point sans rappeler par des traits sinon physiques, du moins moraux.
Hongroise de naissance, Habsbourg par le mariage et veuve par le cœur d’un héros national tchèque, Augusta n’a jamais habité plus de trois mois une ville qui ne compte plusieurs maisons de Beethoven, un appartement de Mozart, une chambre de Schubert. Elle se rappelle avec un peu de honte les semaines passées à Salzbourg où Mozart seul est à l’honneur. Mais, très musicienne, Augusta ne se limite pas aux classiques. Malgré la répulsion que lui inspirent les tziganes, elle raffole des czardas et elle a su, parmi les plus nerveuses d’entre elles, faire un choix, pour un saisissant contraste avec les marches funèbres qu’elle joue tous les matins à la mémoire du général Stéphanic, le grand patriote, fondateur avec Mazarik et Benès de la vaillante République tchécoslovaque, car, bien que de famille impériale par alliance et demeurée à l’Autriche lors du partage de cette grande nation, Augusta ne s’est pas plus laissée contaminer par l’humeur tyrannique des Habsbourg que feu sa cousine l’impératrice Élisabeth.
Durant la guerre, Augusta ne s’était pas privée de conspirer à la fois pour l’indépendance de la Hongrie et la reconstitution du royaume de Bohême.
Jusqu’au drame de Sarajevo, elle avait méprisé la comtesse Sophie Chotek, épouse morganatique de l’archiduc François-Ferdinand. Comme tout le monde, elle l’appelait la servante parce qu’elle avait été dame d’honneur, et la comtesse tchèque dut, pour remonter dans son estime, attendre l’occasion d’avoir à faire un rempart de son corps à son mari assassiné.
Peu de temps avant sa mort, l’archiduc avait eu en Bohême une entrevue avec Guillaume II, au cours de laquelle avait été discuté un nouveau partage de l’Europe pour ses enfants momentanément écartés du trône. François-Ferdinand adorait d’ailleurs les Tchèques et les Slaves du Sud et usait de toute son influence pour le leur prouver. À sa mort, Augusta décida de continuer cette politique, et elle misa donc sur les Tchèques.
Elle était déjà une imposante personne qui, malgré ses idées libérales et ses goûts raffinés, n’avait certes rien d’une excentrique et même ne badinait pas sur l’étiquette. Ainsi pouvait-on, jusqu’au volant de son vieux tacot, la voir, un chapeau à plumes au sommet de sa haute coiffure d’altesse sérénissime, un cache-poussière cachant d’ailleurs fort mal de la poussière la majestueuse robe sur laquelle ruisselaient les perles de vingt majorats. Pour refuser les chauffeurs qu’on mettait à sa disposition, elle invoquait ses sentiments chrétiens et l’universelle nécessité de faire pénitence si l’on voulait gagner la guerre.
En réalité ses distributions d’images pieuses dans les casernes, ses visites aux hôpitaux, ses inspections de grande organisatrice à travers les campagnes abandonnées et même ses voyages au front n’étaient que des prétextes : si Augusta tenait à ce que nul ne pût rendre compte de ses allées et venues, c’était qu’elle conspirait. Toujours par monts et par vaux, son action rayonnait de deux centres : Prague et Budapest. Bien que née à Budapest, elle préférait Prague dont elle était sûre que le château dominant la foule des palais baroques lui irait comme un gant lorsque, se plaisait-elle à imaginer, son mari et elle auraient obtenu d’y entrer en roi et reine. Certes, on commencerait par demeurer vassal de la branche aînée, mais, grâce à l’organisation soi-disant gymnastique des sokols dont son sens politique lui permettait de prévoir le développement, en dix ou quinze ans, vingt au plus, on serait prêt, archiprêt pour une nouvelle expédition qui permettrait de secouer à jamais le joug de l’Autriche. Chez la noblesse et dans le peuple on assistait à un réveil du sentiment national. La mémoire tchèque sautait par-dessus des siècles de vexations exaspérantes pour se rappeler soudain comment l’empereur, jadis, eut à trembler devant son plus grand capitaine, fils de Hussites, Wallenstein dont les richesses, la puissance, l’armée étaient telles que dans une seule aile de son palais, à Prague, il pouvait loger assez de soldats pour vaincre les Turcs et les Vénitiens, disperser l’armée de Mansfeld à Dessau, chasser le roi de Danemark du Jutland et recevoir, après l’achat du Mecklembourg à Ferdinand II, le titre d’amiral de la Baltique.
Mais, comme Schiller l’a montré dans sa trilogie en vers iambiques à cinq pieds dont il n’en était pas un qu’Augusta ne sût par cœur, Wallenstein, non satisfait de sa haute fortune, aspirait à la couronne de Bohême, mais ne la ceignit point.
Or le royaume que le grand capitaine n’avait pas réussi à se tailler à coups d’épée, Augusta comptait sur son influence et son art de remuer l’opinion pour se l’offrir et triplé puisqu’elle ajoutait à la Bohême la Slovaquie et la Moravie.
Son espérance ne connaissait pas de bornes et, parfois, en rase campagne, elle arrêtait sa voiture rien que pour se frotter les mains et dire en français, langue diplomatique donc adéquate à ses petits travaux : « Laissons mijoter, puis jetons de l’huile sur le feu au bon moment ». Alors, accroupie, suivant la saison, dans la poussière ou dans la boue, elle tournait la manivelle d’un moteur qui ne permettait pas de soupçonner la mise en marche automatique. S’il faisait froid, il lui fallait donner bien des tours avant d’entendre le ronflement symptomatique sous le capot, mais que lui importait ?
Déjà elle savait quelles fêtes elle donnerait pour son couronnement et, comme elle était fine gueule, elle n’avait pas attendu pour composer les menus des banquets dont elle entrelarderait les cérémonies officielles. Elle avait écrit à Cosima Wagner et à son fils Siegfried qu’elle suppliait de quitter Bayreuth pour la suivre dans un éden qu’elle ne précisait d’ailleurs point. Cosima, tout de suite, de but en blanc, avait pensé qu’il s’agissait de Tahiti, et comme elle était fille de cœur et se rappelait les malheureuses pérégrinations de sa pauvre mère, la baronne d’Agoult, à qui le romantisme vagabond de son amant n’avait guère rendu la vie facile, Cosima, vestale du souvenir qui n’avait nulle envie d’abandonner les lieux de son culte et cependant tenait à pratiquer l’art d’accommoder au mieux de ses intérêts les têtes couronnées, art dont le grand Richard avait codifié les recettes à l’occasion de ses rapports avec Louis II de Bavière, Cosima qui songeait à se reposer sur ses lauriers plutôt qu’à trimballer les souvenirs de son génie parmi lesquels, rien qu’en jupons et froufrous à revêtir pour pouvoir composer, il avait laissé de quoi emplir un train, Cosima ne disait ni oui, ni non. Et Augusta, par retour du courrier, de donner à entendre que le nouvel Éden n’était pas si loin d’Allemagne qu’on semblait l’imaginer.
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