Oui, Impératrice de l’Arctique et de l’Antarctique (de même que la rose est reine des fleurs, le poireau asperge du pauvre) l’hippocampe, ton serviteur, n’a d’autre ambition que de devenir le prince consort de Votre Majesté. Trop sage pour aller chercher midi à quatorze heures, vous avez su vous épargner toute tentation, fût-ce de tulipes. Aussi, libre des crises de conscience, vous avez engraissé plus et mieux qu’une reine batave.

« Augusta, votre destin est d’apparat.

« Affaire de vocation : perd son temps qui s’applique à vous singer, mais, amazone des plus hautes mers, Grande Mademoiselle, pourquoi un hippocampe ne serait-il pas votre Lauzun ?

« La cousine de Louis XIV qui refusa les meilleurs partis, un roi d’Angleterre, un empereur, mais oui ma chère, envers et contre tous, choisit et prit pour époux un simple gentilhomme qui lui venait à l’épaule.

« Rappelez-vous aussi vos grand-mères. Ce n’était point de la bibine, eh bien ! Ces belles personnes qui toutes avaient de la poitrine, du cœur et, révérence parlée, de la fesse, Augusta, ma petite baleine, elles n’étaient pas sans vous ressembler.

« Votre aimable embonpoint évoque ces seins si lourds que les tulles directoire en craquaient et en ployaient les corsets 1830. De telles créatures ne permirent à leurs contemporains de penser qu’à l’amour. Elles vivaient dans une pénombre doucement capitonnée, préféraient au cristal l’opaline et, foi d’hippocampe, l’opaline on va vous montrer à quoi ça fait penser. Tu te trémousses, Augusta, tu te lèches, surlèches, pourlèches, calèches les babines. Mais ne t’agite pas tant, chérie, car, ma parole, qu’allons-nous devenir si les baleines se mettent à sauter comme des carpes ? Et tu sautes à la corde, à la perche, oui caresse-la, la péperche à ton popocampe. Tu sautes à la dynamite. Au fait, si ton sexe a ses frôleuses qui, de les effleurer à peine, chavirent les grands mâles, le mien, pourquoi n’aurait-il pas ses allumeurs ? Tu prends feu, ma grosse. Ne compte pas sur pour moi t’éteindre.

 

À nous les flammes
Et les flammèches,
J'ai pris ton âme
Prends ma bobèche…

…………………..

 

Augusta poussa un grand cri : « Le feu de l’enfer ! » et, l’incendie dont elle se sentait la proie n’allait pas être éteint par la neige noire qui pourtant s’était mise à tomber fort épaisse. L’univers était un immense catafalque sur lequel l’hippocampe, le plus haut dignitaire de la nouvelle apocalypse, célébrait l’office avec, pour enfants de chœur, des écureuils à mains de singe dont les rituels costumes à traînes de fourrure ne dispensaient point les visages d’une angoissante ressemblance avec les rats, car étaient venus les temps à la gloire des rongeurs. Pape noir des points d’interrogation, l’hippocampe faisait la quête et Augusta lui donnait tout ce qu’elle avait et se donnait elle-même pour un plancher digne de l’enfer qu’elle ne pouvait plus tolérer simplement pavé de bonnes intentions…

…………………..

 

Déjà, les lumières de Budapest scintillaient. La dame d’honneur qui, après l’avoir cherchée partout, avait fini par retrouver Augusta sur un tas de cordes, la relevait, remettait d’aplomb sa coiffure Marie Stuart, mais ne parvenait pas à la sortir de ses pensées. Au débarcadère, tout le monde s’écarta comme il convient au passage de l’archiduchesse dont les yeux demeuraient si pleins de l’affreuse vision qu’ils ne virent pas s’approcher le pickpocket qui, d’une main, arracha et de l’autre recueillit les perles de son plus beau rang.

Un saint ecclésiastique, prévenu de son arrivée, l’attendait pour la bénir sur le seuil de l’Hungaria Palace. Mais celle qu’il appelait la plus sage des altesses ne sut que se jeter à ses pieds et supplier : « Mon père, mon père, j’ai donné tout un sautoir au diable pour repaver l’enfer ! » Le saint homme avait beau lui assurer que Dieu lui accorderait son pardon si elle offrait au clergé de la capitale hongroise le centuple de ce qu’elle croyait s’être laissé extorquer par le malin, Augusta gesticulait, hurlait avec une telle violence que voyageurs en costumes civils, religieux ou militaires, portiers et maîtres d’hôtel dont la curiosité pourtant n’eût point voulu perdre une bouchée du spectacle, s’écartaient de la possédée.

Ses cheveux s’étaient défaits, entraînant dans leur naufrage le rouleau de crêpé qui faisait de sa coiffure un coussin pour couronnes et très altiers chapeaux. Un de ses gros seins avait jailli des loques du corsage. Enfin elle put se relever et marcher vers l’ascenseur. Mais le liftier, effrayé de se trouver dans une si petite cabine avec une si imposante démone, se prit à trembler, grelotter, claquer des dents, bref à donner les premiers signes de la fièvre cérébrale qui devait le mener au tombeau le mois suivant.

Il fut alors question de faire exorciser Augusta. Elle, toujours à l’affût de la nouveauté, préféra s’en remettre aux soins d’un professeur allemand qui était venu se documenter sur place pour une thèse qui devait traiter : De la psychologie tzigane et des réactions diverses qu’entraîne le passage des nomades parmi les peuples stables. Il diagnostiqua une tziganophobie qu’on avait tout lieu de redouter chronique.

Il ne déplaisait point à Augusta de se voir atteinte d’une maladie aussi subtile.

Sous ses fenêtres, on râclait du violon et, à entendre les musicanti du Corso, elle se laissait aller à aimer son mal. Elle n’avait pas la moindre envie de quitter l’Hungaria Palace pour aller s’enterrer vive dans son château sur les rives peu aimables du lac Balaton. Tout le monde était aux petits soins pour elle et quand vint le temps des lilas, elle éprouva un tel renouveau dans son cœur que, malgré son respect bien connu pour l’étiquette, elle quitta petit à petit ses voiles de veuve et commença, bien avant le temps protocolaire, à se vêtir d’un violet qui eut d’ailleurs vite fait de tourner au mauve, puis au rose. La seule ombre au tableau, c’était la présence de Turcs à l’hôtel. On avait dû, pour la nécessité de la guerre, s’allier avec l’ennemi ancestral et voilà que les descendants des affreux petits hommes qu’on avait eu tant de peine à chasser de la Hongrie, sous prétexte de collaboration militaire, de travail diplomatique, etc. y faisaient la pluie et le beau temps.

Quand elle pensait aux Turcs ou en rencontrait quelqu’un, Augusta étouffait. Elle devait très vite remonter dans ses appartements, demander à sa femme de chambre de lui desserrer son corset, s’appliquer des compresses au vinaigre glacé sur les tempes. Si sa tziganophobie était un mal complexe, romantique, son exécration des Turcs était sans mélange. Or un gros Ottoman qui habitait au même étage qu’elle la guettait dans les corridors, fasciné par une croupe qu’il ne pouvait apercevoir sans hennir. Pour fuir le Turc, Augusta montait du deuxième au troisième, puis redescendait à l’entresol et regrimpait au cinquième, mais le Turc, de plus en plus fou d’amour, la poursuivait à tous les paliers.