Il lui envoyait chaque matin des bonbons, des fleurs. Comme il y avait le Corso entre le Danube et ses fenêtres, Augusta ne se donnait pas la peine de les jeter à l’eau, mais elle ne se donnait pas non plus la peine de remercier l’envoyeur qui continuait à envoyer. Or un beau jour il accompagna son bouquet, non plus de sucreries, mais d’une demande en mariage. Elle s’habilla en veuve, coiffa le petit chapeau Marie Stuart, décrocha du mur le portrait peint à l’huile de feu l’archiduc son époux, dont jamais, dans aucune de ses pérégrinations, elle ne s’était séparée, le serra contre son sein et sortit de chez elle.

Pour la première fois, le Turc, qui cependant ne pouvait manquer d’attendre sa réponse, n’ouvrit point sa porte, bien qu’elle eût pris soin de claquer la sienne à toute volée. Elle descendit donc et s’installa dans le hall où elle demeura deux heures sans s’impatienter le moins du monde. Elle n’avait pas oublié que la vengeance est un plat qui se mange froid, aussi prenait-elle bien garde de ne point se laisser aller à bouillir tandis qu’elle recevait les hommages de celui-ci, les compliments de celui-là et les félicitations de tous sur le grand air de l’archiduc en tenue de gala.

Enfin, arriva le Turc. Elle quitta son fauteuil prit le tableau et de toutes ses forces, car le cadre en était lourd, elle l’éleva à bout de bras, aussi haut qu’elle put et en assena au Turc un tel coup que le malheureux dont le crâne avait crevé la toile apparut, à la joie de tous, la tête prise dans un carcan de supplicié chinois. La leçon valait bien un chef-d'œuvre, mais Augusta trop grande dame pour abuser de son triomphe, laissa le malotru se dépêtrer et sortit, le port plus que jamais altier pour se rendre à l’église où elle avait coutume d’entendre sa messe quotidienne. Quand elle eut dit force prières pour le repos de l’âme de celui qui, même mort, savait encore la venger des affronts musulmans, elle rentra au Hungaria Palace où elle eut la satisfaction à la fois de recevoir les excuses du gérant et d’apprendre le départ des beys et pachas. Satisfaction passagère car, non seulement l’Empereur ne prit point fait et cause pour elle mais, au contraire, plus plat qu’un directeur d’hôtel, dès qu’il eut eu vent de la chose, il écrivit au Turc, et de sa propre main, qu’il désapprouvait la conduite d’Augusta, tandis qu’il faisait envoyer à la veuve de son cousin une lettre des plus sèches et tapée à la machine pour lui conseiller, s’il en était temps encore, de s’excuser, de renouer les relations et de mériter le pardon impérial en acceptant le mariage. Augusta eut un vertige à la lecture de cette missive. Décidément l’Europe s’écroulait et il fallait que la situation fût vraiment désespérée pour qu’on voulût ainsi la vendre. Mais quand bien même dût-il y aller de la destinée des Habsbourg, elle, entrer dans un harem ! elle, danser la danse du ventre ! ça jamais.

De ce jour, Augusta s’attendit au pire et put suivre, sans la moindre surprise, les péripéties de la débâcle qui chassa du trône le successeur de François-Joseph. Elle sut d’ailleurs quitter Budapest au bon moment, s’épargner la douleur d’être chassée du Hungaria, de voir son cher Palace devenir la maison des Soviets et Bela Kun, qu’elle détestait plus que tous les Turcs réunis, coucher dans le lit qui avait eu l’honneur d’abriter des rêves d’archiduchesse. À Prague où elle s’était installée, quoique la ville ne fût pas ce qu’elle eût été si elle y avait régné, elle n’avait pas trop à se plaindre. D’abord la jeune République tchécoslovaque n’était pas sans égard pour les Russes blancs dont chacun recevait d’elle la somme de mille couronnes par mois, ce qui, certes, n’était pas énorme, mais témoignait d’une bonne volonté qu’il fallait d’autant plus prendre en considération que le nouveau gouvernement n’était pas prodigue de ses deniers et, par exemple, ne se laissait en rien gruger par les chômeurs à qui, énergiquement, il avait refusé la moindre allocation.

À Prague, on respirait un air épique bien digne de griser des narines d’altesse. Le général Pelée, représentant Clemenceau, et son état-major eurent le rare honneur de bénéficier de cette atmosphère. Augusta se prit à moins détester, à aimer presque les Français qu’elle avait jusqu’alors, de tout son mépris, de toute sa haine, traités de jacobins.

La Commission des Quatre, c’est-à-dire Lloyd George, Wilson, Clemenceau, Foch, sous l’impulsion de son président, Clemenceau, avait décidé de soutenir la Tchécoslovaquie et la Roumanie en guerre contre Bela Kun, dont l’armée occupait déjà tout le sud de la Tchécoslovaquie. Augusta ne pouvait qu’approuver son ennemie d’hier, la collaboratrice de ses plus chers désirs, l’Entente dont les chefs avaient décidé qu’il fallait prendre entre deux feux les soviets, tuer une révolution que, ni la bourgeoisie des vieilles républiques, ni la noblesse des royaumes croulés ou croulants ne voulaient laisser vivre. Le triomphe de Bela Kun eût groupé uni, les populations danubiennes dans une paix communiste où rien n’eût été respecté des avantages de la classe aisée, des prérogatives séculaires d’une aristocratie qui, consciente de ses intérêts, entendait, sur les débris du grand empire, parmi le méli-mélo des races, créer, de toutes pièces et à n’importe quel prix, des petites patries dont l’unité nationale factice serait génératrice d’antagonismes irréductibles et assez bien balancés pour que le concert européen ne manquât point d’instruments et pût continuer sa musique traditionnelle si chère aux oreilles des grandes dames mélomanes.

Comme on était en train de rapetasser le vieux continent il s’agissait de ne point perdre de temps et de suggérer, intriguer avant la signature des traités. Ce fut une époque de suffocante activité, ce fut un des plus beaux temps de la vie d’Augusta. Tout le monde lui envoyait et elle envoyait à tout le monde des télégrammes chiffrés. Elle en recevait au moins cinq par jour et en expédiait le double. Elle prodiguait par la plus rapide des voies postales ses conseils à son compatriote le comte Bethlen qui, dans le sud de la Hongrie, avec l’aide du général Franchet d’Esperey, organisait la lutte contre les soviets triomphants. Des héros semblaient jaillir du sol, mais dans leur innombrable quantité, Augusta avait su choisir son dieu, le général Stéphanic.

Juin, juillet 1919.

Le 8 juin, Clemenceau, président de la Commission des Quatre, a télégraphié à Bela Kun : Les Gouvernements alliés et d’entente sont sur le point d’inviter le gouvernement hongrois à la Conférence de la Paix. Les Alliés ont déjà proclamé leur désir inébranlable de faire cesser toute hostilité superflue du fait que vous avez arrêté l’armée roumaine ainsi que l’armée française sur la frontière de la Hongrie. Dans ce cas, le gouvernement de Budapest doit cesser immédiatement toute attaque contre la Tchécoslovaquie sinon les gouvernements alliés sont résolus à prendre les mesures les plus énergiques.

Quelques jours plus tard, Bela Kun télégraphiait au représentant de Foch à Prague : quelles garanties donnez-vous au sujet de la retraite de l’armée royale de Roumanie sur le territoire désigné par Clemenceau ?

Le général Pelée répondait :

Je transmettrai au président de la Conférence de la Paix votre question au sujet des territoires occupés par l’armée roumaine dont l’évacuation est garantie par la décision de la Conférence de la Paix.

Ainsi, selon l’engagement pris le 13 juin par Clemenceau, au nom de la Commission des Quatre, l’armée roumaine devait évacuer les territoires hongrois qu’elle occupait, à la minute même que l’armée de Bela Kun se retirerait de Tchécoslovaquie.

Le 11 juillet, Bela Kun devait rappeler, mais vainement, Clemenceau à sa parole. L’armée rouge avait, en effet, cessé les hostilités le 24 juin. La troupe royale roumaine, au lieu de se retirer, envahit toute la Hongrie, de connivence avec la noblesse et le clergé hongrois qui avait pu quitter Budapest. Et Augusta de se féliciter de voir Horthy livrer son pays à des armées ennemies mais royales, donc purificatrices.