À la sortie l’air bouleversé de son filleul lui sembla de fort bon augure et, quoique le jeune lord, en tant que sujet britannique, n’eût point le droit de faire partie du cerveau du monde, d’espérer devenir la plus petite cellule du grand corps paneuropéen, sa marraine, touchée par son émotion ne craignit pas de lui exposer quelques vues de politique internationale. Elle reconnut du reste très vite que ce bel adolescent était mieux doué pour choisir des cravates que pour se retrouver dans les arcanes du temps d’aristocratisation dont elle était la grande prêtresse.
La Monte Putina s’était trouvée une des premières et des plus acharnées à inviter, cajoler, flatter Augusta.
C’est elle-même qui a décidé la divine lady à donner le déjeuner historique d’aujourd’hui. Marie Torchon, Synovie, un jeune ménage américain et même une chanteuse seront au nombre des invités. Tout le monde est en retard. Espéranza pourtant avait promis d’arriver très tôt pour recevoir l’archiduchesse et donner le ton. Primerose a peur de gaffer. Le prince des journalistes ne semble pas trop maître de lui. Par bonheur, Augusta daigne, elle-même, remettre d’aplomb sa cousine qui s’est empêtrée dans les jambes compliquées de son pantalon de pyjama et a risqué, au temps le plus profond de sa révérence, de tomber bel et bien sur le derrière.
Augusta qui a dû prendre l’autocar (elle n’est pas riche) et faire deux kilomètres à pied sous le soleil (ce qui n’est pas gai pour une personne de son volume), Augusta apparaît toute douceur, tout sourire. Le prince des journalistes lui donne de l’altesse tant qu’il peut, mais elle, avec l’exquise condescendance des personnes trop bien nées pour avoir à craindre d’exagérer la simplicité, elle lui dit : « Appelez-moi donc Augusta. Si je suis Habsbourg par le mariage, je suis hongroise par la naissance, tchécoslovaque par le cœur, paneuropéenne par l’intelligence, oui paneuropéenne et presque végétarienne. »
IV
LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ
Le jeune lord est allé mettre un pantalon et une chemise car, bien que son slip se trouve on ne peut mieux assorti à la lumière du jour, il s’est senti honteux d’être aussi peu vêtu devant son archiduchesse de marraine qui, certes, n’est point encore parvenue au stade nudiste de son évolution.
Le prince des journalistes a offert son bras droit à Augusta et le gauche à Primerose pour les mener sous la tonnelle où leur trio s’assied. L’ex-pseudo-amant d’Espéranza, doué d’une conscience patriotique qui n’a d’égal que le sens de la dignité, de la grandeur, pourrait-on dire, si durant soixante et dix années il n’a en ce qui concerne ses rapports avec les femmes, tenu qu’à s’afficher juste assez pour imposer le silence aux échotiers, c’est que, de l’une à l’autre de leurs modes, ses contemporaines avaient peu à peu laissé se perdre le secret de cette noblesse, de ce quelque chose d’impérieux que l’empire romain a, parmi tant d’autres trésors, légué au monde. De tout ce qu’il a vu de grands et de petits atours, il n’a d’autre robe à se rappeler que celle dont les ruchés, volants, bavolets, nœuds, bouillonnés, strapontins, biais d’écossais, pèlerines et suivez-moi-jeune-homme donnaient à feu sa mère, malgré la bosse pourtant d’un maigre secours décoratif, une majesté telle que, maintenant encore, il se sent capable d’en vouloir à son regretté père, l’épileptique, d’avoir partagé l’ombrelle-auréole de la tarabiscotée, pendant les promenades aussi tendres que matrimoniales, entre les murs jamais franchis de ce parc où un amour avait su, au long d’un demi-siècle, se conserver intact.
Aujourd’hui, non seulement Primerose a réussi à combiner un pyjama qui impose le respect, mais l’on peut encore et surtout dire d’Augusta que, la chaleur aidant, elle éclate de nobilité sous la soie noire qui la cuirasse. Si Espéranza était là, ce serait une vraie trinité de magnificence.
Enfant, le prince des journalistes chantait :
Greli,
Grelot,
J’ai combien d’sous dans mon sabot ?
Quand, plus tard, ses parents lui eurent appris, pour remplir les longues soirées d’hiver, non le baccara mais le trente et un, jeu dont la bossue et l’épileptique estimaient que, du fait même qu’il remontait au temps de Molière, il était pur de la crapulerie hasardeuse à l’ordinaire inhérente aux cartes, le rythme de greli-grelot servit de squelette à ces nouvelles paroles, bien dignes d’encourager une puberté naissante :
Brelan,
Branlant,
Combien d’amours pour mon p’tit gland ?
Ah ! les vieilles chansons françaises ! Leurs chanteuses ont bien raison de réclamer la Légion d’Honneur.
Pour certains, quand ils étaient jeunes,
Y avait dix filles dans un pré,
Dix filles d’âge à marier.
Y avait Chine, y avait Line,
Y avait Martine et Caline.
Pour le fredonneur de Brelan-branlant, la chanson avait vite tourné à l’angoisse interrogatrice immortalisée par Villon dans la célèbre ballade : Mais où sont les neiges d’antan ?
Mais où sont ces touloupes
Dont le trio était une troupe ?
Mais où sont ces guenipes
Aux triples tripes ?
Brelan,
Branlant,
Y a plus d’amour pour mon p’tit gland.
Malgré le tour classique d’une imagination qui évitait le monstrueux même au plus haut des élans, même au plus fou des vertiges masturbatoires, durant des années et des années, touloupes et guenipes ne parvenaient point à prendre traits humains. Fées absentes, leurs doux noms dans la réalité demeuraient insaisissables. Or aujourd’hui, si Primerose semble touloupe, Augusta, elle, apparaît guenipe. Et réciproquement. C’est clair, lumineux, éblouissant même. Et jamais deux sans trois. Si à chacun de ses côtés est assise une de ces créatures toujours invoquées, jamais entrevues, une autre encore ne peut, dans la personne d’Espéranza, manquer de bientôt faire son entrée.
Donc, le prince des journalistes de se frotter les mains en récapitulant :
Augusta : symbole de l’intelligence politique en dépit d’un internationalisme téméraire.
Primerose : symbole de la beauté en dépit du monticule de paraffine sous la peau d’une de ses joues.
Espéranza : symbole de la clarté française avec levain d’esprit gaulois et, grâce à son mariage, fumet de sens juridique romain, en dépit des airs évaporés qu’il lui arrive parfois de se donner.
La somme de ce trio touloupard et guenipin doit être, au moins égale à celle de ces dames historiques, elles aussi au nombre de trois, que le prince des journalistes a depuis toujours particulièrement admirées : Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand.
Or justement parce que la Beauté est en train d’arroser de gin les compliments que l’Intelligence lui a prodigués à la vue des valets de pied disposés chacun devant un de ces lauriers-sauce qui se meurent d’une mort si poétique au trop grand soleil, parce que l’Intelligence elle-même se tait, afin de mieux s’inspirer de la livrée portée par les gens des lords Sussex pour l’uniforme de la future armée paneuropéenne qu’il faudra bien finir par lever et envoyer jusqu’à Moscou montrer de quel bois une Augusta se chauffe, parce que, seul, le bourdonnement de la canicule met un peu de relatif dans le silence absolu de ces hiératiques, Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand doublent Primerose toute à son alcool, Augusta toute à ses projets de réorganisation mondiale et Espéranza toute à son absence.
Brelan,
Branlant,
Quand vous avez une touloupe
Caressez-lui donc la croupe.
Quand vous avez une guenipe
Chatouillez-la sous ses nippes.
Brelan, branlant. Rythme d’enfer. Et quel jeu en main ! Mme de Maintenon, dame de trèfle (c’est la plus sérieuse) Mme Roland, dame de cœur, (ah ! ces beaux girondins !) George Sand, dame de pique (les plaisantins moquent son audace vestimentaire).
Mais quoi ! Mme de Maintenon parle déjà de se retirer. Son époux, le roi Soleil, n’aime pas à se coucher avant la prière du soir qu’ils ont coutume de dire en commun, entre chien et loup.
Georges Sand
La prière en commun ! Je connais ça. Mon cher Alfred de Musset, mais oui, Madame, l’auteur de l'Espoir en Dieu, à Venise, y allait de ses petites (oh ! bien petites, et le mâle d’une dame de lettres ne devrait pas être forcément un homme de lettres) mais je me perds dans les parenthèses, c’est la faute à Alfred, à Alfred qui… qui… ah oui ! je m’y retrouve, Alfred, qui à Venise, y allait de ses petites dévotions, au fond d’une chapelle, ma foi, digne d’être berrichonne, dont je lui avais montré le chemin :
La chapelle de chez nous
Où l’on entre qu’à genoux.
comme ça se chante à Nohant.
Mme De Maintenon
Vous dites ?
Georges Sand
Je disais, morganatique au menton lisse, que les femmes de génie ont toujours de la barbe. Sapho portait des favoris, Jeanne d’Arc une grosse paire de moustaches noires et cirées et la Joconde un petit bouc, comme vous le sauriez si vous ne vous étiez pas confinée dans votre province.
Mme De Maintenon
En fait de province, Nohant vaut bien Versailles.
Georges Sand
N’empêche que la cour et la ville savent que vous avez gardé les dindons à Fouillis-les-Oies et les oies à Fouillis-les-Dindons. Pour un roi dévot, s’envoyer les restes d’un Scarron, quel sûr moyen de faire pénitence !
Mme Roland
Un roi dévot qui fait pénitence. Mais, au fond, avec les girondins, nous n’en demandions pas davantage. Fouillis-les-Oies ! Fouillis-les-Dindons ! Noms bucoliques. Manger du fromage à la crème, boire du lait, cueillir des bleuets, des marguerites, des coquelicots, nouer d’un ruban leur bouquet tricolore et revenir dans le crépuscule en chantant quelque ariette, ô Caïus ! ô Gracchus ! ô Brutus ! ô Mucius ! ô Crocus ! ô Anus ! mes chers romains, une citoyenne aspire à la douceur des soirs champêtres. Je suis née au Pont-Neuf, mais j’aime les framboises et l’angélus. J’ai fait un beau mariage.
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