Mais n’anticipons pas, bien que, en vérité, Augusta puisse, sans poser à la pythonisse, dire que, lors de l’inauguration du cénotaphe en l’honneur de Stéphanic, elle eut un pressentiment de la seconde catastrophe. Le dépit bien légitime s’ajoutait à sa douleur pour lui faire tout redouter de l’avenir.

Pourquoi, par exemple, n’avait-on pas mis, abîmée dans une douloureuse attitude, une statue de femme voilée que volontiers elle eût, elle, accepté de poser avec le chapeau Marie Stuart et les flots de crêpe qu’elle avait dû justement ressortir de ses armoires à l’occasion de la présente cérémonie funèbre ? Et pourquoi, elle qui était un peu la mère de la Tchécoslovaquie, lui fallait-il demeurer muette, ne point haranguer les sokols, boire ses larmes en silence ?

Il semblait à Augusta que l’univers entier, les puissances terrestres et divines eussent voulu la narguer.

Elle se sentait vivre son jardin des oliviers, sans soupçonner, toutefois, que son Golgotha dût être si proche. En effet, rentrée à l’hôtel, dès la loge du portier, elle apprenait que le bébé tralala s’était enfui de chez Bata, avait réussi à se glisser dans la chambre de sa bienfaitrice pour y dérober le pantalon, la veste et le képi de général.

Incapable de supporter l’idée de ces reliques polluées par l’un de cette race maudite, Augusta promit une récompense décisive à qui lui ramènerait, en quelque état qu’ils fussent, l’auteur et les objets du larcin. Mais encore fallut-il trois jours pour les retrouver au fond de la rivière.

Le bébé tralala, déjà presque décomposé, pieds nus comme pour narguer dans la mort sa bienfaitrice dans la vie, était revêtu de l’uniforme-souvenir où l’on aurait pu en mettre au moins quatre de sa taille. À cette nouvelle et malgré tant d’atroces détails, Augusta ne put s’empêcher de pousser un cri de victoire : « J’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable », répétait-elle sur un rythme à la fois lyrique et épique. Le lendemain, après avoir jeté au feu la tenue profanée, elle partait pour Vienne afin d’en commander une nouvelle chez le meilleur tailleur militaire, fournisseur jadis de feu l’archiduc.

Comme elle ne voulait pas confier au chemin de fer son trésor, elle décida d’attendre qu’il lui eût été livré, avant de regagner son quartier général, Prague. Elle vivait des heures assez mornes dans la capitale de l’Autriche où ses pairs ne lui avaient point pardonné sa conduite avant et après la guerre, lorsqu’un jour qu’elle passait sous les guichets de la Hoffburg, elle lut, écrit sur une porte : Paneuropa. Dans ce palais, autrefois, elle avait trop entendu parler de panslavisme, de pangermanisme et même de panthéisme pour s’étonner d’y voir, aujourd’hui, installé un nouveau pan.

Elle poussa donc la porte de Paneuropa et la rencontre d’Augusta et de Paneuropa fut aussi simple mais aussi décisive que celle de Newton et de la pomme.

Avant d’acheter les brochures, elle commença par demander des explications. Ainsi apprit-elle non sans plaisir que l’Angleterre était destinée à ne plus faire partie de l’Europe et à former une confédération, bien entendu britannique, avec métropole insulaire et dominions. Malgré ses liens de parenté avec les marquis of Sussex, ou plutôt à cause de ses liens et bien que depuis 1914 elle n’eût rencontré ni le défunt lord qui aimait tant la chasse au tigre, ni Primerose, ni leur fils dont elle était la marraine, Augusta que ne séduisaient ni l’excentricité londonienne ni la folie irlandaise, ni la mélancolie écossaise, était fort aise de voir à jamais rejeté du continent le plus sage, le plus central, le plus catholique, cet îlot d’orgueil et de protestantisme. Cette initiative si pertinente l’avait tout de suite conquise. Elle applaudissait : « Très bien, très bien », et elle vida son sac pour avoir le droit d’emporter livres et revues où se trouvait exposée la doctrine.

Et elle en eut pour son argent car, rentrée à la maison, quelles délices de lire sous la plume d’un général français un article dont l’auteur disait, avec toute l’impartialité désirable, comment il avait, lors de l’occupation de la Ruhr, compris que les Allemands, après tout, n’étaient point faits pour être exterminés par leurs voisins occidentaux. Le général adhérait donc à Paneuropa dans l’espoir d’une alliance avec eux qu’il avait jusqu’alors méprisés, combattus, tués et même traités de boches. Cette alliance permettrait de prochaines et justes guerres dont la première, il ne se gênait point pour le donner à entendre, serait entreprise contre les Soviets. Augusta pleura d’émotion en pensant combien ce général aurait plu à Stéphanic. Et elle allait d’émerveillements en émerveillements. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie offraient le meilleur d’elles-mêmes à des taches de couleur européenne, car il était bien entendu que la nouvelle confédération garderait ses colonies anciennes et même s’arrangerait pour en faire de nouvelles. Cette dentelle de pays sauvages ne pouvait que plaire à une archiduchesse qui, pour avoir un grand sens politique, n’en gardait pas moins toute sa féminité. L’empire britannique, d’une part, l’Amérique, d’autre part, et surtout l’Europe, il y avait bien là de quoi répondre au soi-disant réveil des races noires et jaunes et aux communistes.

Celle qui avait osé, dans le feu de l’enthousiasme, écrire au vieux Tigre pour le féliciter d’avoir, par sa ruse à triompher de Bela Kun, effacé jusqu’au souvenir de ses anciennes jacobineries, comment eût-elle pu hésiter à entrer dans le mouvement paneuropéen, où, sans se flatter, les lumières que l’expérience lui avait values n’allaient certes pas être inutiles pour éclairer les questions juive, turque et tzigane que (c’était la seule ombre au tableau) l’on avait omis de poser.

L’activité paneuropéenne d’Augusta ne devait point tarder à la mener en France. Elle avait tenu à faire un pèlerinage à Cocherel, où le mieux inspiré des paneuropéens, Briand, dort son dernier sommeil. Elle n’avait pas eu le bonheur de le connaître, car, lors de sa conversion, il était déjà dans la tombe, ce dont elle avait été la première à le féliciter. En effet, tel qu’elle l’avait entendu célébrer lui et son charme et sa voix de violoncelle, comment aurait-elle pu manquer de s’en éprendre ? Et alors, le pauvre, au lieu de mourir dans son lit, fut, ainsi que Stéphanic, ainsi que Bata, tombé d’avion, oui, tombé d’avion, ainsi qu’il se pourrait fort qu’il advint au comte Coudenhove Kalergi celui-là même à qui, malgré sa naissance mi-japonaise, mi-autrichienne, il a été donné d’être le fondateur de Paneuropa.

Quel fier langage il sait parler ce cher Coudenhove et aussi quelle joie quand on est sur le bord de la Seine, de lire, traduit dans un journal français, un article que vient de publier le Neues Wiener Journal, où justement il traite, avec sa maestria coutumière de la Révolution mondiale par la technique : Le but de la technique, écrit-il, est la généralisation de la richesse, de la liberté, du pouvoir, de la beauté, de la civilisation et du bonheur ; non la prolétarisation mais l’aristocratisation de l’humanité.

Non la prolétarisation, mais l’aristocratisation de l’humanité. Augusta répéterait ces mots charmants durant des heures et des heures. Elle se gargarise de cette profession de foi. Qu’on vienne maintenant lui parler du prolétariat et l’on verra bien.

La France a reçu Augusta au moins aussi bien, certes, qu’une vedette de cinéma. Dès le quai de la gare de l’Est ce ne furent qu’interviews, éclairs de magnésium. On put la voir et l’entendre aux actualités dans tous les cinémas. Le prince des journalistes lui-même, malgré sa méfiance systématique pour tout ce qui se réclame d’un internationalisme ou d’un autre, eût cru, dans son âme et conscience, manquer à tous ses devoirs d’éclaireur de l’opinion s’il ne lui avait envoyé, l’après-midi même de son arrivée, le plus célèbre de ses interviewers. La présidente de l’Association pour l’essor littéraire et artistique de l’élite féminine offrit un thé d’honneur où Augusta eut la grande joie de rencontrer la romancière populiste Marie Torchon et la poétesse des Épanchements, la fameuse Synovie. Elle fut invitée à l’Élysée, à la Préfecture de police et à des réceptions académiques.

Le jour des funérailles nationales qui donnèrent au prince des journalistes l’occasion de faire connaissance avec l’héritier des marquis of Sussex, à Notre-Dame, elle joua, plus et mieux que jamais, son rôle d’ambassadrice paneuropéenne et, malgré le maître des cérémonies qui voulait qu’elle s’assît du côté des dames, elle s’installa au beau milieu du corps diplomatique d’où l’on ne parvint point à la déloger, défendue qu’elle était par le nonce apostolique.