Ils ne le procréèrent qu’au déclin de leur âge, afin de compenser par une très solide expérience certains désavantages congénitaux et peut-être héréditaires. Les nobles cœurs, ils avaient bien tort de se mettre en peine. Leur fils, s’il est de petite taille et d’humeur vive, n’en apparaît pas moins droit comme un i et, au fond, toujours maître de ses réflexes. En vérité, il se trouve assez réussi, tant au moral qu’au physique, pour savourer, de toute sa reconnaissance, à travers le paysage actuel, le souvenir de la ruine que son père avait fait construire près d’un étang dont les eaux se limitaient d’exquises petites berges. Le sage vieillard, après avoir prié le valet qui ne le quittait jamais d’un pas de lui installer son pliant et de lui couvrir les épaules d’un plaid écossais, n’avait plus qu’à s’asseoir, viser, tirer (ne savait-il pas tout de la réfraction des rayons, ce pêcheur à la carabine ?) une, deux, trois, quatre fois. Il avait tué le père, la mère, le petit garçon, la petite fille ablette.
C’étaient les plus françaises des vertus qui avaient valu à ce pêcheur à la carabine d’être devenu une olympienne statue de chaudes étoffes, au bord des eaux de l’automne. Une telle majesté cachait son douloureux secret. La mère de notre pêcheur à la carabine, du temps qu’elle le portait, s’était trouvée attaquée au coin d’un bois et, sans même avoir eu le temps de dire « ouf », saillie et, qui pis est, du côté pile. Comment l’enfant à naître n’aurait-il pas subi le contrecoup de cette odieuse violence ? Prévoyant un péché originel supplémentaire et dont nul baptême ne pourrait laver son rejeton, le mari de la sodomisée malgré elle, grand ami de Cambronne, profita de ses relations pour s’engager sur-le-champ et se faire tuer en héros, à la tête de la petite troupe dont il n’avait pas été long à mériter le commandement.
À tout péché, même involontaire, miséricorde. Cette miséricorde, l’orphelin la paya, il est vrai, d’une épilepsie congénitale. L’enfance ne lui fut guère joyeuse. Du plus loin qu’il se rappelle, il voit un cercle de cousines moustachues, ni chair ni poisson, ni chèvre ni chou, mais poivre et sel et plus aigres que douces qui entouraient sa mère, la sodomisée malgré elle. Il s’agissait, à tout prix, d’éviter un nouvel accident. C’est pourquoi l’on habitait en pleine Beauce.
À l’horizon, nul bosquet qui pût servir de cache-satyre. Les blés atteignaient-ils certaine hauteur, la jeune veuve était consignée à la maison jusqu’au passage de la dernière glaneuse.
Elle avait, de son aventure, gardé un penchant à la mélancolie. L’automatisme doux et désespéré de certains gestes indéfiniment répétés lui valait de s’entendre traiter d’originale et même de maniaque par ses gardiennes. Ainsi passait-elle des jours à se caresser les cheveux qu’elle avait naturellement ondulés mais qu’on lui défrisait chaque matin. Elle n’ouvrait pour ainsi dire jamais la bouche. Un soir que, par exception, elle parlait d’abondance, le regard réprobateur d’une des vieilles lui fit-il peur ? Toujours est-il qu’elle bondit, prit son élan. Comme une des geôlières venait de s’assurer que portes et fenêtres étaient bien fermées à clef, nulle d’entre elles ne se donna la peine de la suivre. Et d’ailleurs la jeune femme n’alla pas loin, pas plus loin que la salle à manger, mais là, d’un candélabre hollandais, elle arracha une bougie violacée (tout était deuil et demi-deuil dans son charmant petit intérieur) puis en effleura d’un baiser pieux la cire, plus douce que la plus douce peau humaine.
À ce contact, une frénésie s’était répandue par les muqueuses de son palais jamais visité et, profitant de l’occasion, sa langue de veuve avait offert sa route d’extase, une route qui n’allait point s’arrêter là dès les premiers contreforts des amygdales, mais continuer plus loin, toujours plus loin. Déjà le soir tombait. Celle des cousines qui, le matin même, de ses propres mains avait garni le candélabre, se hâtait, avide de la petite féerie scintillante. Et voilà qu’une bougie manquait à l’appel. Cette bougie, elle avait émigré dans la bouche de la jeune femme étendue immobile sur le tapis. Toute couleur avait déjà déserté son visage. Le cylindre de cire n’en apparaissait que plus noir, démesuré, scandaleux.
Soixante ans de virginité ne purent empêcher de sourdre les eaux de l’instinct ni leur poussée d’avoir raison du granit des meilleures intentions, du roc de la plus irréprochable conduite.
La vieille demoiselle hurla une phrase à faire rougir le cadavre. Ses compagnes d’accourir et de constater que les lèvres de la sodomisée malgré elle n’étaient plus qu’une alliance passée au doigt d’elles ne savaient quel monstre de virilité meurtrière.
Réduit au rôle passif d’orphelin épileptique, le père du prince des journalistes put admirer la présence d’esprit, la solidarité familiale dont firent preuve ses parentes au cours des cérémonies mortuaires. Elles commencèrent par refuser l’entrée de la chambre où la pauvre petite, comme elles disaient, dormait son dernier sommeil avec, toujours entre les dents, la chandelle que la contraction cadavérique n’avait point permis d’extraire.
Comme ils ne pouvaient rien tirer des vieilles, les curieux, — qui entendaient ne pas en être pour leurs frais de déplacement, — posaient des questions insidieuses à l’enfant, mais lui se conformait aux instructions et répondait, quoi qu’on lui demandât : « Ma mère est morte d’un transport au cerveau. »
Déçus, les visiteurs se faisaient ironiques. Ils avaient un mauvais sourire, des haussements d’épaules à peine pitoyables, sifflaient « sincères condoléances » et, sous prétexte de le caresser, pinçaient de toutes leurs forces le cou de l’orphelin.
Lorsqu’il imagine l’enfance de son père, le prince des journalistes ne peut s’empêcher de le comparer à ce jeune Spartiate qui, nous rapporte l’histoire, se laissa dévorer l’abdomen par un renard plutôt que d’avouer qu’il cachait cet animal sous sa chlamyde.
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