Mais, de même que le petit Lacédémonien avait payé de sa peau du ventre et de ses boyaux son héroïque mutisme, ainsi le vaillant garçonnet épileptique dut-il, par la suite et toute sa vie, subir les ravages du mot transport. Ces deux syllabes inoffensives pour le reste de l’humanité avaient, en lui, commencé leur travail de cannibale le jour de l’enterrement.

Soudain la formule lui était restée dans le gosier. Les lettres durcies par la répétition lui avaient vrillé le palais, s’étaient insinuées par un trou d’abord minuscule mais que leur insistance avait peu à peu élargi. Ainsi s’était ouverte une voie triomphale à la lourde mâchoire qui servait de tête au mot transport. Les deux syllabes, l’une en guise de corps, l’autre de figure, n’avaient qu’une insuffisante peau de voyelle collée à des os de consonne. Mais il faisait si chaud dans la cervelle de l’orphelin que squelette et boîte crânienne du substantif se mirent à fondre pour, assez promptement, se coaguler, gélatine elle-même vite scindée en deux tronçons, le premier (qui était le dernier, comme dans l’Évangile) lourdement écraseur. Transport. Port. Transe. Port. Port se retournait comme un ver, devenait trop et cela donnait trop de transes. Mais trop, lui-même réversible, reprenait sa forme initiale, et, avec le remords supplémentaire de voir l’orthographe violée, le garçonnet constatait la pesante naissance, derrière son front, d’un porc qui s’appelait trans. « Les petits cochons n’ont jamais mangé les gros » affirme la sagesse des nations. Et pourtant, sa tête de laquelle est né le porte-groin a pris feu, tant et si bien que sa cervelle déjà bouillante n’a plus qu’à fondre et devenir le lait dont se nourrit justement tout petit cochon dit de lait. Et l’orphelin de s’évanouir pour ressusciter, quelques minutes plus tard, dans les bras des cousines, aux cahots d’une haute et pompeuse voiture de deuil dont il s’entend dire qu’elle et d’autres semblables transportent la famille au cimetière. Mais, si la conséquence d’un prétendu transport au cerveau est un transport au cimetière, comment échapper au mot ennemi ?

Ce rongeur pas même grand de dix lettres ne perdit jamais une occasion de l’assaillir par l'œil, par l’oreille. Ainsi, le jour de sa majorité, quand le notaire lui eut remis sa petite fortune, l’orphelin déjà se réjouissait de voir son patrimoine en grande partie constitué par des actions de la Compagnie des Omnibus. Soudain, il lut ce sous-titre : Transports en commun. Alors, malgré un sens inné de l’économie, il jeta tout le paquet au feu. Sacrifice héroïque mais inutile. Un cannibale de deux syllabes peut valoir en férocité ceux de deux mètres. Il leur est toujours supérieur par la souplesse et la ruse. Le lendemain de son mariage avec une délicieuse petite bossue, du haut d’un perron harmonieusement déployé devant le ravissant petit castel qu’elle lui avait apporté en dot, notre épileptique, les pouces dans les entournures du gilet, ses autres doigts voletant sur les revers de son veston, tels les pigeons de la place Saint-Marc, à Venise, attendait ses meubles et effets qui ne pouvaient tarder d’arriver, quand, justement, les deux percherons qui tiraient la précieuse cargaison apparurent. Déjà, il en était à de poétiques remarques sur le contraste entre le sable admirablement ratissé et les roues grossières qui le marquaient. La puissance des braves bêtes de somme ne faisait-elle pas ressortir la délicatesse d’une façade où le gothique se mariait si joliment à des souvenirs romans, à quelques constatations Renaissance, à une découverte algérienne et à deux hypothèses extrêmement orientales ? Des oiseaux chantaient autour du grand toit Mansard qui venait s’achever sur la véranda de la salle à manger par ses volants de tuiles vernissées dont les Chinois recouvrent leurs pagodes. La vie était belle. Après un demi-tour où les percherons avaient mis toute leur coquetterie de grands costauds bonasses, on commençait à décharger les meubles. Alors, sournoisement, le sort mit sous les yeux du jeune marié une inscription dont les lettres gigantesques couvraient toute la voiture : Transports et déménagements.

Pour que le transport au cerveau ne fût pas contesté, l’on avait laissé entendre dans la famille que, plusieurs mois avant sa mort, la sodomisée malgré elle s’était mise à déménager. Transport et déménagement… Un grand diable va droit devant soi, écarte tout et tous, pour faire un chemin plus glorieux au chandelier hollandais de sinistre mémoire, lequel, avec sa garniture de sombres bougies complétées on ne sait comment, semble quelque insolite ostensoir destiné à une messe, certes, ni blanche, ni bleue, ni rose.

Une crise d’épilepsie n’est jamais une petite affaire. À plus forte raison du haut d’un perron.