Aggy, prends soin de mon daim, dit-il au nègre en appuyant sur le mot mon, et en lui faisant un signe qui lui recommandait la discrétion ; et ce soir tu recevras une visite de Saint-Nicolas [23]

Aggy comprit fort bien que le juge lui promettait une récompense pour qu’il ne dît pas de quelle manière le daim avait été mis à mort, et il fit un sourire ou plutôt une grimace de satisfaction, pendant que Richard faisait le soliloque suivant :

– Apprendre à conduire, cousin ’Duke ! Et qui sait mieux conduire que moi dans ce pays ? Qui est-ce qui a dressé votre jument baie que personne n’osait monter ? Il est vrai que votre cocher a prétendu qu’il l’avait domptée avant que je la prisse sous mes soins, mais tout le monde sait que c’est un mensonge. – Quoi ? un daim ! ajouta-t-il pendant que le sleigh de M. Temple s’éloignait. Et il s’en approcha pour l’examiner. – Oui vraiment, s’écria-t-il, et un daim magnifique ! Il a, ma foi ! reçu deux coups de feu, et tous deux ont porté. Comme Marmaduke va se vanter ! il n’y a, plus moyen de vivre avec l’auteur d’un tel exploit ! Au fond, c’est pur hasard, pur hasard. Quant à moi, je n’ai jamais tiré deux fois sur un daim ; ou je l’abats du premier coup, ou il court encore. Quand il s’agit d’un ours ou d’une panthère, on peut avoir besoin de deux balles ; mais un daim… Eh ! Aggy ! À quelle distance était le juge quand il a tué le daim ?

– Moi pas bien savoir, massa Richard, répondit le nègre en se baissant derrière un cheval, comme pour attacher une boucle du harnais, mais réellement pour cacher une envie de rire ; – peut-être à dix verges.

– À dix verges ! Belle merveille ! Je ne voudrais pas tirer de si près sur un daim ; c’est l’assassiner ! J’étais à plus de vingt verges de celui que j’ai tué l’hiver dernier. Oui, j’en étais bien à trente, et je l’ai tué d’un seul coup. Ne vous en souvenez-vous pas, Aggy ?

– Moi bien m’en souvenir, massa Richard. Natty Bumppo avoir tiré en même temps, et bien des gens soutenir que lui avoir tué le daim.

– C’est un mensonge, mauvais mauricaud ! Je crois que, depuis quatre ans, je n’ai pas même tué un écureuil sans qu’on en fit honneur à ce vieux coquin ou à quelque autre. Comme ce monde est plein d’envieux et de jaloux ! On croit relever son mérite en rabaissant celui des autres. Maintenant ils font courir une histoire dans toute la patente [24], et ils disent que c’est Hiram Doolittle qui a fait le plan du clocher de notre église de Saint-Paul, tandis que c’est moi seul qui l’ai fait ? Je conviens que je me suis un peu aidé du plan de celui de la cathédrale de Londres, qui porte le même nom ; mais tout le reste est de moi.

– Moi pas savoir qui l’avoir fait, massa Richard, mais le trouver admirablement superbe !

– Et vous avez bien raison, Aggy ; je puis dire, sans me vanter, que c’est l’église la plus belle et la plus scientifique de toute l’Amérique. Les habitants du Connecticut vantent beaucoup leur chapelle de Weatherfield, mais je ne crois pas la moitié de ce qu’ils en disent, parce que ce sont des glorieux ; et si on leur parle d’un beau monument dans une de nos provinces, comme mon église, ils ont toujours à citer chez eux quelque chose qu’ils prétendent encore plus beau. On ne voit partout que des gens qui veulent vivre aux dépens de la gloire des autres. Vous souvenez-vous que lorsque je peignis l’enseigne du Hardi Dragon, pour le capitaine Hollister, un drôle, qui n’avait d’autre métier que de badigeonner les maisons, vint un jour m’offrir de me broyer du noir pour faire la queue et la crinière du cheval ? Eh bien ! parce qu’il donna quelques coups de pinceau pour essayer la couleur, ne prétend-il pas m’avoir aidé à faire l’enseigne ? Si Marmaduke ne le chasse du village, je ne touche plus une brosse ni un pinceau de ma vie, et l’on verra où l’on trouvera un peintre en décors.

Richard se tut un instant, et toussa d’un air d’importance, tandis que le jeune nègre, gardant un silence respectueux, travaillait à mettre le sleigh en état de partir. Marmaduke, conservant encore quelques restes des principes religieux des quakers, ne voulait point avoir d’esclave à son service, et par conséquent Aggy était pour un temps [25] celui de Richard Jones, qui exigeait de lui respect et obéissance sans bornes. Cependant, quand il y avait quelque différence d’opinion entre son maître nominal et celui qui l’était en réalité, le nègre était assez bon politique pour éviter de donner la sienne. Richard reprit la parole :

– Je ne serais pas surpris que ce jeune homme qui était avec le juge, et qui est venu se jeter comme un fou à la tête de mes chevaux, prétendît nous avoir sauvé la vie à tous, tandis que, s’il était resté bien tranquille, en une demi-minute je faisais tourner la voiture sans verser. Rien ne gâte la bouche d’un cheval comme de le tirer en avant par la bride.

Il fit encore une pause à ces mots, car sa conscience lui reprochait tout bas de parler ainsi d’un homme à qui il sentait qu’il devait la vie – Qui est ce jeune homme, Aggy ? je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu.

Le nègre, ne voulant pas perdre la récompense que le juge lui avait fait espérer, ne voulut entrer dans aucun détail, et se borna à dire qu’il le croyait étranger, et qu’il était monté dans le sleigh au haut de la montagne. Comme c’était un usage assez général dans le comté que ceux qui voyageaient en voiture offrissent une place aux piétons qu’ils rencontraient par un mauvais temps, cette explication lui parut suffisante.

– Au surplus, ajouta-t-il, il a l’air d’un honnête garçon, et si on ne l’a pas déjà gâté par de sots éloges, comme il n’a eu que de bonnes intentions, je ferai attention à lui. Mais que faisait-il sur la route ? Est-ce un colporteur ? se promenait-il ? chassait-il ?

Le pauvre nègre, fort embarrassé, levait et baissait les yeux alternativement et gardait le silence.

– Eh bien ! parleras-tu, moricaud ? Avait-il une balle sur le dos, un bâton à la main ?

– Non, massa Richard, répondit Aggy en hésitant ; lui avoir seulement un fusil.

– Un fusil ! s’écria Richard en remarquant la confusion du nègre ; de par le ciel, c’est donc lui qui a tué le daim ! J’aurais parié que ce n’était pas Marmaduke. Comment cela est-il arrivé, Aggy ? Ah ! cousin ’Duke, nous allons rire à vos dépens ! Eh bien, le jeune homme a tué le daim, et le juge le lui a acheté : n’est-ce pas cela ?

Le plaisir de cette découverte avait mis Richard de si bonne humeur que les craintes du nègre s’évanouirent en partie, et, voulant conserver à Marmaduke une partie de la gloire à laquelle il prétendait, il répondit : – Vous pas faire attention, massa Richard, que le daim avoir été tué de deux coups de feu.

– Point de mensonge, moricaud, s’écria Richard ; mais voici qui te fera dire la vérité ; et prenant son fouet, il le fit claquer vigoureusement, en s’approchant d’Aggy, comme pour lui en caresser les épaules. Le nègre tremblant de peur se jeta à genoux, et lui conta en peu de mots toute l’histoire, en le suppliant de le protéger contre le courroux du juge.

– Ne crains rien, Aggy, ne crains rien, répondit Richard en se frottant les mains ; mais ne dis rien, et laisse-moi le plaisir de bien railler le cousin ’Duke. Comme je vais m’amuser ! Mais partons, et allons grand train ; il faut que j’arrive à temps pour aider le docteur à extraire la balle, car ce Yankie [26] n’entend pas grand’chose en chirurgie. C’est moi qui ai tenu la jambe du vieux Milligan pendant qu’il la coupait.

Tout en parlant ainsi, il montait dans le sleigh ; Aggy prit les rênes, et ils partirent au grand trot. Chemin faisant, Richard continua à parler à Aggy ; mais il avait repris le ton de la cordialité.

– Ceci est une nouvelle preuve, dit-il, que c’est moi qui, par un coup de fouet judicieusement appliqué, ai forcé les chevaux à avancer. Car comment supposer qu’un jeune homme qui avait une balle dans l’épaule ait eu assez de force pour se rendre maître de ces démons incarnés ? Plus vite, Aggy ; un bon coup de fouet. Ainsi donc c’est lui et le vieux Bas-de-Cuir qui ont abattu le daim, et le cousin Duke n’a fait autre chose que de loger maladroitement une balle dans l’épaule d’un homme caché derrière un pin ! L’excellente histoire ! Oui, certainement, j’aiderai le docteur à l’extraire.

Comme ils allaient entrer dans le village, il vit que les hommes, les femmes et les enfants, se mettaient à leurs portes et à leurs fenêtres pour voir passer le juge. Arrachant aussitôt les guides des mains du nègre, il se chargea lui-même de la conduite du sleigh, et, faisant claquer son fouet, il entra en triomphateur dans Templeton.

Chapitre 5

 

L’habit de Nathaniel, Monsieur, n’est pas achevé, et les bottes de Gabriel n’ont pas encore de talons ; il n’y a pas de noir pour teindre le chapeau de Pierre, et la dague de Walter n’a pas encore son fourreau : il n’y avait personne de brave qu’Adam, Ralph et Gregory.

SHAKSPEARE.

Pour entrer dans le village de Templeton, il fallait traverser le ruisseau dont nous avons parlé, et qui n’était rien moins qu’une des sources du majestueux Susquehanna. On le passait sur un pont grossier, mais solide, et la quantité de bois qui était entrée dans sa construction prouvait que les matériaux n’étaient pas plus chers en ce pays que la main d’œuvre. Ce fut en cet endroit que les coursiers de Richard Jones rejoignirent le sleigh du juge, qui avançait d’un pas plus convenable à la gravité d’un magistrat. La rue pouvait avoir cent pieds de largeur, mais le chemin frayé pour les voitures n’avait que celle qui était indispensable. Au bout, on apercevait dans le lointain des milliers d’acres de forêt qui ne comptaient encore d’autres habitants que des animaux sauvages.