Des troncs d’arbres amoncelés avec profusion devant chaque maison prouvaient que chacun avait pris ses précautions contre la rigueur de l’hiver.

Le dernier rayon du soleil avait brillé sur nos voyageurs pendant qu’ils descendaient la montagne, après avoir quitté Richard. Les cimes des rochers étaient encore éclairées par cet astre qui allait les abandonner à leur tour, quand ils passèrent sur le pont ; mais l’obscurité se répandait déjà sur toute la vallée. Les bûcherons, la cognée sur l’épaule, rentraient chez eux pour se délasser, au coin du feu, des fatigues de la journée. Ils saluaient le juge avec respect, et faisaient un signe de tête familier à Richard, tandis que leurs femmes et leurs enfants accouraient à leurs portes et à leurs fenêtres pour les voir passer. On arriva enfin à la porte extérieure de la maison de M. Temple, et les chevaux entrèrent dans l’avenue de peupliers, alors dépouillés de leurs feuilles. La neige amoncelée sur la terre ne permettait d’entendre ni le bruit que faisait le sleigh dans sa course rapide, ni celui des pieds des chevaux ; mais les clochettes nombreuses dont étaient garnis les harnais des coursiers de M. John firent entendre un carillon qui, donnant l’éveil dans la maison, mit tout en rumeur.

Sur une plate-forme de pierre, très-petite en proportion de la grandeur du bâtiment, Richard et Hiram avaient élevé quatre petites colonnes de bois qui soutenaient le toit couvert en lattes de ce qu’ils appelaient le portique. On y montait par cinq ou six marches en pierre, qui, mal cimentées avaient déjà, par suite de cette négligence ou par l’effet des gelées d’hiver, dévié considérablement de leur position primitive. Mais ce n’était pas le seul, inconvénient qui fût résulté de cette mauvaise construction. On s’était contenté de placer les pierres sur la terre sans aucunes fondations ; le terrain avait fléchi, les pierres avaient baissé, et la plate-forme avait suivi les pierres, de sorte que le portique semblait suspendu en l’air, laissant un demi-pied d’intervalle entre la base des colonnes et la pierre sur laquelle elles reposaient primitivement. Heureusement, le charpentier chargé de la partie mécanique de ce travail avait attaché si solidement à la maison la charpente du toit, qu’au lieu d’être soutenu par les colonnes, c’était lui qui les soutenait alors. Cet inconvénient n’effraya pas le génie fertile de Richard et d’Hiram, et l’ordre composite leur offrant des ressources sans nombre, ils ajoutèrent une seconde base à leurs colonnes. Cependant le terrain avait encore baissé, et peu de temps avant l’arrivée d’Élisabeth dans la maison paternelle, on avait été obligé d’enfoncer des cales en bois sous leur seconde base, de crainte que leur poids ne finit par entraîner le toit qu’elles étaient censées soutenir.

De la grande porte qui s’ouvrait sous ce portique sortirent trois servantes et un domestique. Ce dernier avait la tête nue, était évidemment mieux vêtu que de coutume, et il mérite une description particulière. Sa taille s’élevait à peine à cinq pieds, mais il avait des formes athlétiques, et la carrure de ses épaules aurait fait honneur à un grenadier. Il paraissait encore plus petit qu’il ne l’était, par suite de l’habitude qu’il avait prise de pencher en avant la tête et la poitrine, peut-être pour donner plus d’aisance à ses bras qui effectuaient toujours le même mouvement qu’un balancier, chaque fois que leur maître faisait un pas. Il avait la figure longue, la peau du visage d’un rouge vif, le nez aplati, comme celui d’un singe, une bouche d’une dimension énorme, mais garnie de belles dents, et des yeux bleus qui semblaient regarder avec mépris tout ce qui l’entourait. Sa tête formait un bon quart de la longueur de son corps, et ses cheveux noués en queue en occupaient au moins un autre quart. Son habit, de drap très-léger, qui lui descendait jusqu’à mi-jambes, et qui était large en proportion, était garni de boutons de la taille d’un dollar, sur lesquels était gravée une ancre ; sa veste et ses culottes de peluche rouge avaient perdu depuis longtemps leur première fraîcheur ; enfin il portait des souliers à grandes boucles, et des bas de coton rayés bleu et blanc.

Ce personnage original était né en Angleterre, dans le comté de Cornouailles. Il avait passé son enfance dans le voisinage des mines de plomb, et sa première jeunesse en qualité de mousse à bord d’un bâtiment qui faisait la contrebande entre Falmouth et Guernesey. La presse le retira de ce service et le fit entrer à celui du roi. Placé à bord d’une frégate, le capitaine le prit pour domestique, et le fit ensuite intendant du navire, ce qui, comme il aimait à le dire, lui avait donné occasion de voir le monde, quoique, dans le fait, il ne le connût pas plus que s’il fût resté dans le Cornouailles, allant sur un âne d’une mine à l’autre, puisqu’il n’avait jamais vu que Portsmouth, Plymouth, et un ou deux ports de France. Ayant reçu son congé à la paix de 1783, il annonça qu’ayant vu toutes les parties du monde civilisé, il voulait faire un tour en Amérique. Nous ne le suivrons pas dans toutes les aventures de ce voyage ; nous nous bornerons à dire qu’étant enfin entré au service de M. Marmaduke Temple, deux ans avant qu’Élisabeth eût été envoyée en pension, il y remplissait, sous la surintendance de M. Jones, les fonctions de majordome. Le nom de ce digne personnage était Benjamin Penguillan ; mais comme il racontait souvent l’histoire des fatigues qu’il avait essuyées en travaillant aux pompes du vaisseau à bord duquel il se trouvait, après la victoire de l’amiral Rodney, pour l’empêcher de couler à fond, on lui donnait généralement le sobriquet de Ben-la-Pompe.

À côté de Benjamin, et cherchant à se mettre en avant pour attirer l’attention, était une femme de moyen-âge, portant un déshabillé de calicot, dont la blancheur faisait un contraste frappant avec la couleur de sa peau. Elle avait le nez et le menton pointus, le front plat, les pommettes très-saillantes, la bouche grande, et le peu de dents qui y restaient d’un jaune de safran. Elle prenait du tabac en grande quantité, mais c’eût été calomnier cette poudre que de lui attribuer la couleur de la lèvre supérieure de la beauté qui en faisait usage, puisque la même teinte régnait sur tout le reste de sa figure : elle n’avait encore trouvé personne qui fût disposé à la tirer du célibat. Remarquable Pettibone, car tel était son nom, remplissait les fonctions de femme de charge, et veillait à tous les détails intérieurs de la maison de M. Temple ; mais n’y étant entrée que depuis le décès de son épouse, elle ne connaissait pas encore Élisabeth.

Au moment de l’arrivée des voyageurs, un concert général fut donné par tous les habitants du Chenil, dont Richard Joncs était le surintendant. Leur maître reçut les salutations bruyantes de ses chiens en imitant leurs aboiements, et il le fit avec tant de succès, que la honte de se voir surpasser par un artiste que la nature n’avait pas instruit, fut probablement ce qui les réduisit au silence. Un chien de la plus grande taille, qui portait un collier de cuivre sur lequel étaient gravées les lettres M. T., gardait seul le silence. Au milieu de ce tumulte il allait et venait avec une tranquille majesté sur les pas du juge, dont il recevait les caresses en remuant la queue. Élisabeth le caressa aussi en l’appelant du nom de Vieux-Brave, et l’animal parut la reconnaître ; il la regarda monter les degrés de la plateforme, appuyée sur le bras de M. Le Quoi et sur celui de son père qui la soutenait de crainte que la glace dont ils étaient couverts ne la fît glisser, après quoi il se coucha dans une niche qui était près de la porte, comme s’il eût pensé qu’il se trouvait alors dans la maison un nouveau trésor qu’il fallait garder avec plus de surveillance que jamais.

Élisabeth suivit son père, qui, après s’être arrêté un instant sous le vestibule pour donner des ordres à un domestique, entra dans un grand salon qu’éclairaient à peine deux chandelles placées dans de grands et antiques chandeliers de cuivre. On en ferma la porte dès que toute la compagnie fut entrée, et, après avoir supporté au dehors une température presque à zéro, on se trouva exposé tout à coup à une chaleur de soixante degrés. Au centre de cet appartement était un énorme poêle de fonte, dont les côtés étaient presque rouges, surmonté par un large tuyau qui gagnait le plafond en ligne droite pour emporter la fumée.