– Allons, allons, cousin ’Duke, ne soyez pas déconcerté : si vous avez manqué le daim, vous n’avez pas manqué ce pauvre diable ; et pour cette fois vous m’avez battu, car jamais il ne m’est arrivé d’en faire autant.

– Et j’espère que cela ne vous arrivera jamais, répondit M. Temple, s’il doit vous en coûter autant de chagrin et de regret que j’en éprouve. – Mais prenez courage, mon jeune ami ; la blessure ne peut être dangereuse, puisque vous remuez le bras avec facilité.

– Ne rendez pas les choses pires qu’elles ne le sont, en vous mêlant de parler de chirurgie, cousin ’Duke, s’écria M. Jones en faisant un geste de mépris ; c’est une science qui ne peut s’acquérir que par la pratique. Vous savez que mon grand-père était un docteur, et il n’y a pas une goutte de sang médical dans vos veines. Ce genre de connaissances se perpétue dans les familles ; toute la mienne, dans la ligne paternelle, a du goût pour la médecine ; et mon oncle, qui fut tué à Brandy wine, mourut deux fois plus facilement qu’aucun autre soldat de son régiment, uniquement parce qu’il savait comment cela devait se faire.

– Je ne doute pas, Dick, répondit le juge d’un ton enjoué, tandis que le jeune étranger ne pouvait s’empêcher de laisser échapper un sourire en dépit de lui-même, que votre famille n’entende fort bien l’art d’apprendre à ses patients à sortir facilement de la vie.

Richard l’écouta avec un air de sang-froid, mit ses mains dans ses poches en affectant beaucoup de dédain, et commença à siffler. Mais le désir de répliquer l’emporta sur sa philosophie, et il s’écria avec chaleur : – Vous pouvez en rire, si bon vous semble, mais il n’existe pas un homme, dans toute l’étendue de votre patente [28], qui ne sache qu’il y a des talents et des vertus héréditaires. – Ce jeune homme même, quoiqu’il n’ait jamais vu que des ours, des daims et des perdrix, vous dira qu’il n’en doute pas. – N’est-il pas vrai, l’ami ?

– Je crois du moins que le vice n’est pas héréditaire, répondit l’étranger, dont les yeux se portèrent rapidement du père à la fille, pendant qu’il parlait ainsi.

– Le squire a raison, juge, dit Benjamin en faisant à M. Jones un signe de tête qui indiquait de la cordialité entre eux ; dans le vieux pays [29], le roi touche les écrouelles, et c’est une maladie que le plus grand docteur d’une flotte et l’amiral lui-même ne sauraient guérir : cela n’est réservé qu’à Sa Majesté ou à la main d’un pendu [30]. – Oui, oui, M. Richard a raison ; car sans cela comment se ferait-il que le septième fils serait toujours un docteur ? Or, quand nous eûmes ce fameux engagement avec les Français sous l’amiral de Grasse, nous avions à bord un docteur qui…

– Fort bien, Benjamin, dit Élisabeth, vous me raconterez cette histoire et toutes vos aventures dans un autre moment. Quant à présent, il faut préparer une chambre où l’on puisse panser le bras de Monsieur.

– J’y veillerai moi-même, cousine, dit Richard d’un air important. Parce qu’il plaît au juge d’être obstiné, il ne faut pas que ce pauvre diable en souffre. Suivez-moi, l’ami, je vais examiner votre blessure.

– Je crois qu’il vaut autant attendre l’arrivée du chirurgien, répondit le jeune chasseur très-froidement ; il ne peut tarder, et cela vous en évitera la peine.

Richard le regarda un instant fixement, comme s’il avait peine à en croire ses oreilles ; mais ne pouvant douter qu’il n’eût bien entendu, il considéra ce refus comme un acte d’hostilité, et remettant ses mains dans ses poches, il se détourna brusquement. S’avançant alors vers M. Grant, et plaçant sa tête en face et tout près de celle du ministre, il lui dit à demi-voix :

– Faites bien attention à ce que je vais vous dire : on fera courir le bruit dans tous les environs que sans ce jeune drôle nous nous serions tous cassé le cou. Comme si je ne savais pas conduire. Vous auriez vous-même fait tourner les chevaux, Monsieur, il n’y a rien de plus facile ; il ne s’agissait que de serrer la bride sur la gauche, et d’allonger un grand coup de fouet sous les flancs du cheval de droite. J’espère que vous ne vous ressentez nullement de la chute ?

L’arrivée du docteur du village empêcha M. Grant de lui répondre.

Chapitre 6

 

Sur ces tablettes un misérable assemblage de boites vides, des pots de terre verte, des vessies [31], des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux gâteaux de roses, étaient étalés pour servir de montre.

SHAKSPEARE. Roméo et Juliette.

Le docteur Elnathan Todd, car tel était le nom du chirurgien de village, passait en général, parmi les cultivateurs du comté, pour un homme doué de talents peu ordinaires ; et assurément il était d’une taille peu commune, car il avait six pieds et quatre pouces [32]. Ses mains, ses pieds et ses genoux répondaient à cette stature formidable ; mais toutes les autres parties de son corps semblaient avoir été destinées à un homme d’une dimension beaucoup moindre. Il avait les épaules carrées, dans un sens du moins, car elles étaient en ligne droite de l’une à l’autre, mais si étroites que les longs bras qu’elles soutenaient semblaient lui sortir du dos. Son cou, long comme celui d’une cigogne, était surmonté d’une petite tête ronde offrant d’un côté un buisson de cheveux bruns hérissés, et de l’autre une petite figure grimacière qui semblait faire des efforts continuels pour se donner un air de dignité.

Il était fils cadet d’un riche fermier de Massachusetts, qui, par suite de l’aisance dont il jouissait, l’avait laissé atteindre cette taille démesurée sans l’avoir jamais occupé des travaux de défrichement qui employaient tous les instants du reste de sa famille. Il était redevable en partie de cette exception à cette croissance extraordinaire qui, le laissant sans couleurs, sans forces, sans énergie, porta sa mère à déclarer que c’était un enfant délicat, à qui le travail des mains ne convenait pas, mais qui pourrait gagner sa vie assez doucement en se faisant avocat, ministre, docteur, ou en embrassant quelque autre métier pas plus difficile. La question était de savoir laquelle de ces professions il pourrait exercer avec le plus d’honneur et de profit ; on fut longtemps dans l’incertitude à cet égard, et ce fut encore l’œil pénétrant de sa mère qui découvrit sa vocation.

Elle remarqua qu’Elnathan, qui ne savait que faire de son temps, était presque toujours dans le verger, mangeant des pommes vertes et d’autres fruits, suivant la saison, cherchant de l’oseille sauvage et des plantes aromatiques, et sur-le-champ elle en conclut qu’il était taillé pour être un docteur, puisqu’on le voyait toujours chercher des simples et goûter à tout ce qu’il trouvait sous sa main ; et puis, comment douter qu’il n’eût un goût tout particulier pour la médecine, puisque ayant un jour laissé sur une table des pilules que son mari devait prendre, et qui étaient bien saupoudrées de sucre, Elnathan était survenu, les avait avalées comme si ce n’eût rien été, quoique Ichabod son mari n’en eût jamais pu avaler une sans faire des grimaces comme un possédé.

Cette découverte décida l’affaire. Elnathan, alors âgé de quinze ans, fut peigné et brossé comme un jeune poulain, muni d’un Nouveau-Testament et d’un Syllabaire de Webster, puis envoyé à l’école ; là, comme il n’était pas sans capacité, et qu’il avait déjà quelque teinture des sciences, c’est-à-dire de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, il se distingua bientôt par des succès. Sa mère enchantée eut la satisfaction d’entendre le maître lui dire de sa propre bouche qu’Elnathan était un petit prodige, et fort au-dessus de tous ceux de son âge. Il pensait aussi qu’il avait un penchant naturel pour la médecine, car il l’avait entendu plusieurs fois conseiller aux enfants plus jeunes que lui de ne pas trop se charger l’estomac, et quand ces petits ignorants n’écoutaient pas ses avis, il allait jusqu’à manger lui-même une partie de leur portion, pour prévenir les conséquences et par intérêt pour leur santé.

Quelque temps après cette déclaration agréable, il fut mis en apprentissage chez le docteur du village, dont la carrière avait commencé à peu près comme celle d’Elnathan. Là, on le voyait broyer des drogues, médicamenter un cheval, et quelquefois, assis sous un pommier, ayant en main une grammaire latine de Ruddiman [33], et sous son bras l’Art des accouchements de Denman [34], car son instituteur voulait qu’il apprît l’art de faire entrer les gens dans le monde, avant de l’initier dans celui de les en faire sortir. Il continua ce genre de vie pendant un an, au bout duquel il parut tout à coup dans une assemblée, vêtu d’une redingote noire, avec de petites bottes dont les revers étaient de peau de veau pâle à défaut de maroquin rouge.

Bientôt après, on le vit se raser lui-même avec un rasoir à lame émoussée. Il ne se passa pas trois mois avant qu’on vît plusieurs vieilles matrones courir d’un air pressé les unes à la maison d’une pauvre femme, et les autres d’un autre côté : deux ou trois marmots furent juchés sur des chevaux sans selle et envoyés au galop dans diverses directions ; on demandait le docteur ; mais on ne le trouvait nulle part. Enfin Elnathan partit avec le messager hors d’haleine. Nous ne savons pas si l’art aida la nature dans cette circonstance, ou si ce fut la nature qui vint au secours de l’art ; mais il est certain que le coup d’essai du jeune apprenti, bien loin de coûter la vie à personne, donna un nouveau membre à la société. Cette semaine il acheta un rasoir neuf, et le dimanche d’ensuite il entra à l’église d’un air imposant et un mouchoir de soie rouge à la main. Un mois après il obtint un pareil succès, et pour la première fois de sa vie il reçut le titre de docteur ; ce fut sa mère qui le lui conféra la première, et bientôt chacun prit l’habitude de le saluer du titre de docteur Todd.

Après avoir passé une autre année chez son maître, il se crut en état de voler de ses propres ailes ; il partit pour Boston, pour y acheter des médicaments, disaient les uns, pour y travailler dans l’hôpital, disaient les autres ; mais à cet égard, s’il y entra jamais, ce ne fut que pour en traverser les salles, car on le vit, revenir au bout de quinze jours, rapportant seulement une grande boîte qui sentait horriblement le soufre.

Le dimanche suivant il se maria, et dès le lendemain matin on le vit monter avec sa nouvelle épouse dans un sleigh attelé d’un seul cheval, et qui, indépendamment de la grande boîte mentionnée, contenait deux petites malles, un carton et un parapluie en soie rouge. La première nouvelle que ses amis en reçurent fut qu’il était établi en qualité de médecin-chirurgien-apothicaire à Templeton, dans le New-York, et qu’il paraissait en chemin d’y prospérer.

Un élève du Temple [35] a peut-être souri en voyant Marmaduke devenir juge, sans études préalables ; mais, à coup sûr, un gradué en médecine de Leyde ou d’Édimbourg a droit de rire d’aussi bon cœur de cette narration très-exacte de l’apprentissage fait par Elnathan dans le temple d’Esculape. Il est pourtant certain que le docteur Todd était alors aussi au niveau de ses confrères des États-Unis que M. Temple l’était des siens.

Le temps et la pratique firent des merveilles pour le disciple de Galien.