Il était naturellement humain, mais il possédait sa bonne part de courage moral. Pour parler plus clairement, jamais il ne faisait une expérience incertaine sur un sujet qui par sa fortune et son importance était à ses yeux un membre utile de la société ; mais lorsqu’il lui tombait sous la main quelque malheureux vagabond [36], il n’était pas fâché d’essayer sur lui la vertu des divers médicaments qu’il possédait, et qui heureusement étaient en petit nombre, et d’une nature généralement innocente. Il obtint ainsi un certain degré de connaissances dans les fièvres et les maladies chroniques, mais il était regardé comme infaillible pour la cure des maladies cutanées, dont il y avait un grand nombre dans les nouveaux établissements, et dans toute l’étendue de la patente de M. Temple. Il n’existait pas une femme qui n’eût préféré devenir mère sans l’assistance de son mari, plutôt que de mettre un enfant au monde sans le secours du docteur Todd.

La chirurgie étant une science qui parle aux sens plus directement et dans laquelle il avait moins d’expérience, il se méfiait de ses moyens, et n’agissait qu’avec beaucoup de circonspection. Cependant il avait déjà guéri par les onguents un grand nombre de brûlures, et arraché bien des dents avec succès, en ayant soin de les déchausser préalablement jusqu’à la racine ; il avait opéré la réunion des chairs dans beaucoup de blessures que s’étaient faites des bûcherons maladroits, quand un jobber [37], nommé Milligan, eut la jambe tellement fracturée par la chute d’un arbre, que l’amputation fut le seul remède praticable. Jamais Elnathan n’avait fait une pareille opération ; mais il l’avait vu pratiquer plusieurs fois, et ce fut alors que toute sa sensibilité et son courage moral furent soumis à une rude épreuve. Il se mit à l’ouvrage avec une sorte de désespoir, mais en conservant tout l’extérieur de la gravité, toute l’apparence de la confiance. C’était de cette opération que parlait Richard Jones en disant qu’il avait aidé le Docteur à faire une amputation, et il est certain qu’il avait tenu la jambe du patient. Quoi qu’il en soit, la jambe fut coupée, et Milligan survécut à l’opération ; mais longtemps encore après, il se plaignit de sentir, dans la partie de sa jambe qui n’existait plus, des douleurs qui se communiquaient à la portion conservée. Marmaduke l’attribuait aux nerfs et aux artères de la partie restante [38] ; mais Richard craignit qu’on n’en accusât quelque défaut matériel de l’amputation, à laquelle il se regardait comme ayant pris part, et persuada Milligan qu’on avait enterré sa jambe dans une boite trop étroite, et que ce membre, s’y trouvant gêné, lui occasionnait les douleurs dont il se plaignait. La jambe fut donc déterrée, on la plaça dans une boîte bien large, on en fit la réinhumation, et, depuis ce temps, on n’entendit plus aucune plainte sortir de la bouche de Milligan. Cette cure fit beaucoup d’honneur au docteur Todd, et augmenta considérablement sa réputation.

Malgré les six ans d’expérience d’Elnathan et le succès qu’il avait obtenu dans l’amputation d’une jambe, ce ne fut qu’avec un certain tremblement qu’il entra dans un salon magnifiquement éclairé, et dont l’ameublement était si différent de celui des chaumières où son ministère était requis le plus fréquemment. On l’avait averti qu’il s’agissait d’une blessure d’arme à feu ; il s’était muni de deux trousses contenant tous les instruments de chirurgie qui étaient en sa possession ; pendant tout le chemin, il n’avait fait que rêver aux divers ravages que peut occasionner une balle dans les parties charnues et osseuses du corps humain, dans l’abdomen ou dans le thorax, et il tremblait d’avoir à exercer son savoir-faire sur quelque membre de la famille du juge, ou sur quelqu’un de ses amis.

Le premier objet que ses yeux rencontrèrent en entrant dans le salon fut Élisabeth, en redingote à monter à cheval, ornée de ganses d’or ; et les rotules des genoux du docteur se heurtèrent d’agitation l’une contre l’autre, car, dans le trouble qui régnait dans son esprit et à l’air d’inquiétude qu’exprimaient ses jolis traits, il la prit pour un officier général blessé qui attendait son secours. Cette erreur ne dura pourtant qu’un instant, et il regarda rapidement tour à tour Marmaduke, qui s’avançait vers lui du fond du salon avec un air de dignité tranquille ; Richard Jones, qui se promenait à grands pas, encore plein de dépit du peu de cas que le jeune chasseur paraissait avoir fait de ses talents ; M. Le Quoi, qui, depuis plusieurs minutes, était debout derrière une chaise qu’il avait avancée pour Élisabeth ; le major Hartmann, qui allumait avec le plus grand sang-froid une pipe de trois pieds de longueur à un des lustres ; M. Grant, qui examinait un manuscrit avec attention ; Remarquable, qui, les bras croisés, regardait la parure de sa jeune maîtresse avec un air d’envie autant que d’admiration ; enfin, Benjamin, qui, les jambes écartées et les bras ballants, dandinait sa petite taille carrée avec l’insouciance d’un homme habitué à voir des blessures.

Aucun de ces personnages ne paraissant blessé, l’opérateur commença à respirer plus librement, et le juge arriva près de lui, le prit par la main en lui disant :

– Vous êtes le bienvenu ! docteur, le bienvenu en vérité ; car voici un jeune homme que j’ai eu le malheur de blesser ce soir en tirant sur un daim, et qui a besoin de vos secours.

Les yeux de Todd suivirent la direction que lui indiquait le bras de Marmaduke, et il aperçut le jeune chasseur, qui venait de se débarrasser de son surtout, sous lequel il portait un habit de gros drap de fabrique du pays, qui paraissait presque neuf. Il semblait se disposer à l’ôter pareillement, quand, jetant par hasard les yeux sur Élisabeth, il rougit légèrement, et changea tout à coup d’attitude.

– La vue du sang, dit-il, alarmera peut-être cette jeune dame ; nous ferions mieux de passer dans une autre chambre.

– Point du tout ! s’écria le docteur, qui, voyant que son patient n’était pas un homme d’importance, commençait à reprendre toute son assurance ; la belle clarté de cet appartement sera très-favorable à l’opération.

L’observation faite par le jeune étranger fit sortir miss Temple de la rêverie silencieuse dans laquelle elle était plongée. Elle rougit un peu, et, faisant un signe à une jeune fille qui devait lui servir de femme de chambre, elle sortit du salon avec cet air de discrétion et de réserve qui est une grâce de plus dans une femme.

Le champ resta libre alors au docteur, qui s’approcha du blessé, et les différents personnages de la compagnie se groupèrent autour d’eux d’un air qui prouvait le plus ou moins de compassion que chacun d’eux éprouvait pour la situation du jeune chasseur. Le major Hartmann resta seul assis, et continua à fumer, tantôt levant les yeux au plafond en homme qui réfléchit sur l’incertitude de la vie humaine, tantôt les portant sur le blessé avec un air qui annonçait qu’il n’était pas sans prendre intérêt à ses souffrances.

Cependant Elnathan, pour qui la vue d’une blessure causée par une arme à feu était une chose toute nouvelle, commença ses préparatifs avec un soin et une solennité dignes d’une telle occasion. Benjamin lui apporta une vieille chemise, et le docteur tailla des bandages avec une attention qui prouvait l’importance de l’opération qu’il allait faire, et sa confiance en son habileté.

Dès que Richard vit que les bandages étaient prêts, il s’approcha du docteur avec l’air entendu d’un homme qui connaît son mérite, et qui sait que sa présence est indispensable, et Elnathan, se tournant vers lui en lui présentant un fragment de la chemise, lui dit avec une gravité imperturbable :

– Tenez, squire Jones, vous qui n’êtes pas novice dans les opérations chirurgicales, voulez-vous bien me préparer ce linge ? Faites bien attention que cette chemise est une toile de fil et coton, et prenez garde de mettre dans la charpie un seul brin de coton, car cela suffirait pour envenimer la blessure.

– À qui dites-vous cela ? répondit Richard ; je le sais parfaitement. Et, jetant sur Marmaduke un regard qui semblait dire : – Vous voyez bien qu’il ne peut se passer de moi ! – il s’assit, et se mit à faire de la charpie sur ses genoux avec un soin tout particulier.

On approcha une table du docteur, et il y étala successivement des fioles contenant des liqueurs de diverses couleurs, et des instruments de toute espèce, scies, scalpels, lancettes, sondes, etc., qu’il tira d’une trousse de maroquin rouge. Après les avoir examinés avec attention les uns après les autres, il les essuya soigneusement avec un mouchoir de soie rouge, se retournant de temps en temps pour voir quel effet cet appareil formidable produisait sur les spectateurs.

– Sur ma parole ! docteur, dit le major Hartmann en retirant un moment la pipe de sa bouche, vous afoir là un bien joli assortiment d’outils ! et vos drogues afoir l’air de faloir mieux pour les yeux que pour la pouche.

– Vous avez raison, major, répondit Elnathan, grandement raison ! Un homme prudent cherche toujours à rendre ses remèdes agréables à l’œil, quoiqu’il arrive souvent qu’ils soient amers au palais. Ce n’est pas un des points les moins essentiels de notre art, Monsieur, ajouta-t-il avec ce ton de confiance d’un homme parfaitement au fait de sa besogne, que de déterminer le patient à faire ce que le soin de sa santé exige, quelque répugnance qu’il puisse éprouver.

– Rien n’est plus certain, le docteur Todd a bien raison, dit Remarquable ; et la Bible nous dit que ce qui est amer à la bouche est doux au cœur.

– Fort bien ! fort bien ! s’écria le juge avec un peu d’impatience ; mais voici un jeune homme qui a besoin de secours sans qu’il soit nécessaire de l’amener par des détours à l’opération, et je vois dans ses yeux que rien ne lui est plus pénible que le délai.

Le blessé, sans avoir besoin de l’aide de personne, avait ôté ses habits, et mis à nu son bras et son épaule ; on vit alors la blessure que la balle lui avait faite. Le froid excessif de la soirée avait arrêté le sang ; et le docteur, déjà plus intrépide depuis qu’il savait à qui il avait affaire, vit du premier coup-d’œil que le cas ne serait pas aussi formidable qu’il l’avait craint, et se rapprocha du patient d’un air plus assuré.

Remarquable eut souvent l’occasion par la suite de récapituler les détails de cette célèbre opération, et lorsqu’elle en était à cet endroit de son récit, elle continuait généralement en ces termes :

– Et ici le docteur choisit dans son portefeuille une longue chose semblable à une aiguille à tricoter avec un bouton au bout ; le jeune homme prit un air plus calme, je crus que j’allais m’évanouir ; mais le docteur prit cette aiguille, la passa à travers l’épaule et tira la balle de l’autre côté, et par ainsi le docteur Todd guérit le jeune homme d’une balle que le juge lui avait logée dans le bras : il la retira comme vous retireriez une paille de l’œil.

Telles étaient les expressions de Remarquable, et telle fut sans doute l’opinion de ceux qui avaient besoin d’entretenir une sorte de vénération religieuse pour les talents d’Elnathan ; mais c’était un rapport bien loin de la vérité.

Lorsque le docteur voulut introduire l’instrument décrit par Remarquable, il fut repoussé par le jeune étranger avec un peu de mépris et beaucoup de résolution.

– Je crois, Monsieur, lui dit-il, que cette opération préalable n’est nullement nécessaire. La balle a passé dans les chairs, je la sens de l’autre côté de mon bras, précisément sous la peau, et il vous sera très-facile de l’extraire en faisant une incision.

– Très-certainement, dit le docteur ; et il remit la sonde sur la table, comme s’il ne l’avait prise que par forme. Se tournant alors vers Richard, il prit la charpie que celui-ci venait de préparer, l’examina avec soin, et lui dit : – Voilà qui est admirable, squire Jones : c’est la meilleure charpie que j’ai vue de ma vie. Maintenant j’aurai besoin de vous pour tenir le bras du patient pendant que je ferai l’incision. Je crois vraiment que personne au monde ne saurait préparer de si bonne charpie.

– Cela est dans le sang, docteur, dit Richard en se levant avec vivacité pour remplir les fonctions que M. Todd venait de lui assigner ; mon père et mon grand-père étaient renommés pour leurs connaissances en chirurgie.

– Sans doute, sans doute, dit Benjamin, et c’est ainsi que j’ai vu des enfants de marins monter au haut du grand mat avant de savoir marcher.

– Ce que dit Benjamin vient très-à propos, reprit Richard avec un air de satisfaction ; je suis sûr qu’il a vu extraire plus d’une balle dans les différents vaisseaux sur lesquels il a servi. Nous pourrions le charger de tenir le bassin ; il doit être familiarisé avec la vue du sang.

– Vous ne risquez rien de le dire, squire Jones, répliqua Benjamin ; j’étais présent quand on fit l’extraction d’un boulet de douze livres de la cuisse du capitaine du Foudroyant, un des compatriotes de M. Le Quoi que voilà [39].

– Un boulet de douze livres extrait de la cuisse d’un homme ! s’écria M. Grant en laissant tomber le sermon qu’il lisait, et en relevant ses lunettes sur son front.

– Oui, un boulet de douze livres, répéta Benjamin avec un air de confiance, et il ne serait pas plus difficile d’en extraire un de vingt-quatre, pourvu que le chirurgien sût son métier. Demandez au docteur si l’on ne voit pas des choses encore plus étonnantes.

– Il est certain, répondit Elnathan, que la médecine et la chirurgie opèrent des miracles ; mais je ne puis dire que j’aie jamais, vu extraire du corps humain autre chose que des balles de mousquet.

Tout, en parlant ainsi, le docteur fit une légère incision dans la peau du blessé, et la balle se montra à découvert. Rien ne lui eût été plus facile que de la prendre avec les doigts ; mais, par égard pour les principes de l’art, il voulut se servir de ses pinces, et pendant qu’il les prenait sur la table, un mouvement du jeune chasseur, fit tomber la balle par terre. Les longs bras d’Elnathan lui furent d’une grande utilité en cette occasion ; car, tandis que l’un s’étendait avec promptitude pour ramasser la balle, l’autre fit un mouvement si adroit, qu’il laissa les spectateurs incertains. Ils n’auraient pu dire s’il venait de l’extraire.

– Admirable ! s’écria Richard ; jamais je n’ai vu extraire une balle avec autant d’adresse, et j’ose dire que Benjamin en dira autant.

– En vrai chirurgien de marine, dit Benjamin ; maintenant le docteur n’a plus qu’à boucher le trou avec un tampon, et le navire peut mettre à la voile sans danger.

Le docteur s’approcha avec la charpie, mais le jeune homme le repoussant, lui dit : – Je vous remercie des peines que vous avez prises ; mais j’aperçois quelqu’un qui vous en évitera de nouvelles.

Chacun tourna la tête, et l’on vit à la porte du salon l’individu connu sous le nom de John l’Indien.

Chapitre 7

 

Ce fut des sources reculées de la Susquehanna, où des tribus sauvages poursuivent encore leur gibier [40], que vint le berger de la forêt, sa couverture était attachée avec des rubans jaunes.

FRENEAU.

Avant que les Européens, ou, pour me servir d’un terme plus significatif, avant que les chrétiens se fussent emparés d’un sol appartenant aux anciens propriétaires qu’ils en expulsaient, toute cette étendue de pays qui compose aujourd’hui les États de la Nouvelle-Angleterre, et ceux qui sont situés dans l’intérieur, à l’est des montagnes, étaient occupés par deux grandes nations indiennes. Ces deux nations, qui avaient donné naissance à un nombre infini de peuplades, avaient chacune leur langue différente ; elles étaient presque toujours en état de guerre, et jamais elles ne s’amalgamèrent ensemble avant que les usurpations des blancs eussent réduit la plupart de leurs tribus à un état de dépendance. Leur existence politique comme peuples fut alors à peu près détruite, et, vu les besoins et les habitudes des sauvages, leur situation personnelle comme individus devint très-précaire.

Ces deux grandes divisions étaient composées, d’une part, des cinq, ou, comme on les appela ensuite, des six Nations et de leurs alliés, et de l’autre, des Lenni-Lenapes ou Delawares, et des tribus nombreuses et puissantes qui tiraient leur origine de cette nation. Les Anglo-Américains nommaient ordinairement les premiers les Iroquois, ou les six Nations, et quelquefois les Mingos ; mais leurs rivaux leur donnaient toujours le nom de Mengwe ou Maqua.