Benjamin, faites placer dans le sleigh le daim tout entier. Mais il faut que je vous revoie demain pour vous indemniser de l’accident dont j’ai été la cause involontaire. Comment vous nommez-vous ?

– Je me nomme Edwards, Monsieur, Olivier Edwards. Il n’est pas difficile de me voir, car je demeure près d’ici, et je ne crains pas de me montrer, n’ayant jamais blessé personne.

– C’est nous qui vous avons blessé, Monsieur, dit Élisabeth, et si vous refusez d’accepter des preuves de nos regrets, vous ferez beaucoup de chagrin à mon père ; il sera charmé de vous revoir demain matin.

Les joues du jeune chasseur se couvrirent de la plus vive rougeur, tandis que l’aimable fille du juge lui parlait ainsi, et il fixait sur elle des yeux pleins de feu et d’admiration ; mais il les baissa modestement en lui répondant :

– Je reviendrai donc demain matin pour voir le juge Temple, et j’accepte l’offre qu’il me fait d’un sleigh, pour lui prouver que je n’ai pas de rancune.

– De rancune ! s’écria le juge, vous ne devez pas en avoir, puisque c’est bien involontairement que je vous ai blessé.

– Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, dit M. Grant : ce sont les propres termes de la prière que fit notre divin Maître lui-même, et elle doit servir de règle à ses humbles créatures.

Olivier Edwards resta un moment dans une sorte de stupéfaction ; après quoi, jetant à la hâte sur tous ceux qui se trouvaient dans le salon un regard presque égaré, il sortit de l’appartement d’un air sombre et mécontent, qui ne permettait guère qu’on cherchât à le retenir.

– Il est étonnant qu’un si jeune homme nourrisse un ressentiment si profond, dit Marmaduke quand il fut parti ; mais il souffre de sa blessure ; le sentiment de l’injure qu’il a reçue est encore tout récent ; j’espère que demain matin nous le trouverons plus calme et plus traitable.

– Vous êtes le maître, cousin ’Duke, s’écria Richard ; mais à votre place, je n’aurais pas abandonné si facilement à cet entêté la possession du daim tout entier. Ces montagnes, ces vallons, ces bois, ne vous appartiennent-ils pas ? Quel droit ce jeune drôle et Bas-de-Cuir ont-ils d’y chasser ? Passe pour Mohican, il peut en avoir quelque droit, étant un naturel du pays. Si j’étais à votre place, j’afficherais dès demain des placards pour défendre à qui que ce soit de chasser sur mes terres et dans mes bois. Si vous le voulez, je vais en rédiger un auquel on fera attention. Je ne vous demande qu’une heure.

– Richard, dit le major Hartmann en secouant les cendres de sa pipe dans la cheminée, moi afoir vécu soixante-quinze ans avec les Mohawks et dans les bois, et mieux valoir traiter avec le diable qu’avec des chasseurs. Un fusil être plus grand maître que la loi.

– Marmaduke n’est-il pas juge ! s’écria Richard. Et à quoi bon être juge et avoir des juges, s’il n’y a pas de lois ? Au diable soit le drôle ! J’ai grande envie de lui faire moi-même un procès pour s’être mêlé de mes chevaux et avoir fait verser mon sleigh. Croyez-vous que je craigne son fusil ? je sais me servir du mien. Combien de fois ai-je percé un dollar d’une balle à cent pas de distance ?

– Tu as manqué plus de dollars que tu n’en as attrapé, Dick, s’écria le juge, qui commençait à reprendre son enjouement. Mais je vois sur le visage de Remarquable que le souper est servi. Monsieur Le Quoi, ma fille a une main à votre service. – Voulez-vous nous montrer le chemin, mon enfant ?

– Ma chère demoiselle, dit le Français en lui présentant la main avec politesse, je suis trop heureux en ce moment. C’est une consolation pour un banni que d’obtenir un sourire de la beauté.

Toute la compagnie entra dans une salle à manger qui communiquait au salon, à l’exception de M. Grant, qui resta un moment avec le vieil Indien, et de Benjamin, qui attendait que tout le monde fût sorti pour fermer les portes.

– John, dit le ministre, c’est demain la fête de la Nativité de notre bienheureux Rédempteur. L’église appelle ses enfants à des prières et à des actions de grâces. Puisque vous vous êtes converti à la croix, j’espère que je vous verrai prosterné devant l’autel, et que vous y viendrez avec un cœur contrit et humilié.

– John y viendra, répondit le vieux chef.

– Fort bien, reprit M. Grant en lui appuyant la main sur l’épaule ; mais il ne suffit pas de vous y trouver de corps, il faut y être en esprit et en vérité. Le Rédempteur est mort pour tous les hommes, pour l’Indien comme pour le blanc, et il n’y a pas de distinction de couleur dans le ciel. Il est bon d’assister aux prières et aux cérémonies de l’Église ; mais le plus important, c’est d’y apporter un cœur bien disposé, plein de dévotion et d’humilité.

L’Indien fit un pas en arrière, et se redressant autant qu’il le put, il étendit et leva son bras droit ; puis, dirigeant son doigt de manière à montrer le ciel, et frappant de la main gauche sur son sein, il dit :

– L’œil du Grand-Esprit voit du haut des nuages. – Le sein de Mohican lui est ouvert.

– Fort bien, John, dit le ministre. J’espère que vous trouverez du plaisir et de la consolation à accomplir vos devoirs. Le Grand-Esprit n’oublie aucun de ses enfants. L’homme qui vit dans les bois est l’objet de son affection aussi bien que celui qui habite un palais. Je vous souhaite le bonsoir, John ; et que Dieu vous accorde sa bénédiction !

Mohican le salua par une inclination de tête, et ils se séparèrent, l’un pour regagner sa hutte, l’autre pour aller se mettre à table avec ses amis.

– Le ministre a raison, dit Benjamin en ouvrant la porte au vieux chef ; si l’on faisait attention dans le ciel à la couleur de la peau, on pourrait y rayer du rôle de l’équipage un bon chrétien comme moi, dont le cuir se serait un peu tanné en croisant sous des latitudes brûlantes. Et cependant ce chien de vent nord-ouest suffirait pour blanchir la peau d’un nègre. Ainsi donc, relevez votre couverture, mon brave homme, et serrez bien les voiles autour du mât, ou gare la froidure pour votre peau rouge !

Chapitre 8

 

Les exilés de divers climats se rencontraient ici, et s’adressaient des paroles d’amitié, chacun dans leur langue.

CAMPBELL. Gertrude de Wyomings.

Nous avons présenté à nos lecteurs les principaux personnages de notre histoire ; mais comme leur caractère et leurs habitudes établissent entre eux autant de différence qu’il se trouve de distance entre les pays qui les ont vus naître, il nous paraît à propos, pour mettre hors de doute notre véracité, d’exposer brièvement par quel hasard ils se trouvaient rassemblés.

L’Europe était alors au commencement de cette terrible commotion qui ébranla depuis toutes ses institutions politiques. Louis XVI avait perdu la vie, et une nation, jadis renommée comme la plus civilisée du monde, changeait tout à coup de caractère, et substituait la cruauté à la douceur, l’irréligion à la piété, la férocité au courage. Des milliers de Français avaient été forcés de chercher un refuge dans des contrées étrangères, et M. Le Quoi était du nombre de ceux qui avaient émigré dans les États-Unis. Il avait été recommandé à M. Temple par le chef d’une maison de commerce de New-York avec laquelle le juge avait des relations fréquentes et intimes, et, dès sa première entrevue avec le Français, Marmaduke avait reconnu en lui un homme bien élevé qui avait vu des jours plus prospères dans son pays natal. Il le soupçonna d’abord d’être un des colons de Saint-Domingue, ou des autres îles françaises, dont un grand nombre, réfugiés en Amérique, y vivaient dans le besoin, et quelques uns même dans un dénuement absolu. M. Le Quoi n’était pas tout à fait dans cette fâcheuse position.