Le docteur Todd ne montra nul mécontentement en voyant un vieux sauvage venir ainsi sur ses brisées ; il lui fit place sans difficulté, et se contenta de dire à demi-voix à M. Le Quoi :

– Il est fort heureux que l’extraction de la balle ait été faite avant l’arrivée de cet Indien ; mais une vieille femme suffirait maintenant pour faire le pansement de cette blessure. Je crois que ce jeune homme demeure avec John et Natty Bumppo, et il est toujours à propos de se prêter aux fantaisies d’un malade, quand on peut le faire sans danger.

– Certainement, docteur, oui, répondit le Français ; je vous ai vu saisir la balle avec beaucoup de dextérité, et je crois qu’une vieille femme finirait aisément une opération si bien commencée [42].

Mais Richard avait au fond beaucoup de vénération pour les connaissances de Mohican, surtout pour la guérison des blessures, et il ne voulut pas laisser échapper cette occasion d’acquérir une nouvelle gloire.

– Bonjour, Mohican, dit-il en s’approchant de l’Indien ; bonjour, mon brave homme ; je suis charmé de vous voir. Quand il faut tailler dans les chairs, donnez-moi un chirurgien régulier comme le docteur Todd ; mais, quand il s’agit de guérir une blessure, laissez faire un naturel du pays. Vous souvenez-vous du jour où nous avons remis ensemble le petit doigt de la main gauche de Natty Bumppo, qu’il s’était démis en tombant du rocher qu’il voulait gravir pour aller ramasser un faisan qui y était tombé ? Jamais je n’ai pu dire lequel de Natty ou de moi l’avait tué. Il tira le premier, et l’oiseau tomba ; mais c’était peut-être de frayeur, car il se relevait pour reprendre son vol, quand je lâchai mon coup. Natty prétendit que la blessure était trop large pour que je pusse l’avoir tué, attendu que mon fusil était chargé de petit plomb, tandis que le sien ne contenait qu’une seule balle.

Mais mon fusil n’écarte pas, et j’ai quelquefois tiré à vingt pas dans une planche sans y faire plus d’un trou ; le plomb faisait balle. Voulez-vous que je vous aide, John ? Vous savez que j’ai la main heureuse pour toutes ces opérations.

Le Mohican écouta cette tirade avec beaucoup de patience, et quand Richard l’eut terminée il le chargea de tenir le panier qui contenait ses spécifiques. M. Jones fut très-satisfait du rôle qui lui était assigné, et toutes les fois qu’il parla de cette affaire dans la suite il ne manqua pas de dire qu’il avait fait l’extraction de la balle avec le docteur Todd, et le pansement de la blessure avec John l’Indien.

Le patient semblait devoir mériter ce nom, lorsqu’il se trouva entre les mains de Mohican, bien plus que lorsqu’il était sous le scalpel du véritable chirurgien. L’Indien n’exerça pourtant pas longtemps la patience du blessé, car son pansement ne consista qu’à appliquer sur la plaie une écorce pilée avec le suc de quelques simples qu’il avait cueillis dans les bois.

Parmi les habitants sauvages des forêts de l’Amérique, il se trouvait toujours des médecins de deux espèces : les uns prétendaient guérir leurs malades par le moyen d’un pouvoir surnaturel, et ils obtenaient plus de confiance et de vénération qu’ils n’en méritaient ; les autres, du nombre desquels était Mohican, possédaient la connaissance des simples qui naissaient dans leurs bois, et ils s’en servaient souvent avec succès pour la guérison de diverses maladies, et notamment des blessures et des contusions.

Pendant que John mettait l’appareil sur la blessure, M. Jones, qui cherchait toujours à se donner de l’importance, avait remis le panier au docteur, pour tenir le bout du bandage dont Mohican enveloppait l’épaule du blessé. Elnathan profita de cette occasion pour jeter un regard curieux sur ce que contenait le panier confié à ses soins. Il ne s’en tint même pas à cet examen superficiel ; car sa main, suivant le même chemin que ses yeux, s’introduisit furtivement dans le panier, et fit passer avec dextérité dans sa poche des échantillons des écorces et des simples qui s’y trouvaient.

Il remarqua pourtant que les yeux clairvoyants du juge l’avaient suivi dans cette nouvelle opération, et s’approchant de lui il lui dit à l’oreille :

– On ne peut nier, monsieur Temple, que ces Indiens n’aient quelques connaissances utiles dans les parties secondaires de la science médicale ; par exemple, ils ont d’excellents remèdes contre les cancers et l’hydrophobie : ces secrets leur viennent de tradition. Or, j’emporte ces écorces et ces simples pour les examiner plus à loisir et les analyser ; car un remède qui ne vaudra peut-être rien pour l’épaule de ce jeune homme peut être bon contre le mal de dents, les rhumatismes, ou quelque autre maladie. On ne doit jamais regarder comme au-dessous de soi d’apprendre, fût-ce même d’un sauvage.

Il fut heureux pour le docteur Todd qu’il eût des principes aussi libéraux ; car ce fut à eux et à ses pratiques journalières qu’il dut toutes ses connaissances, et qu’il se rendit peu à peu en état de remplir les devoirs d’une profession qu’il avait embrassée sans beaucoup la connaître. Dès qu’il fut de retour chez lui, il s’occupa à examiner le spécifique de Mohican ; mais le procédé auquel il le soumit n’avait rien de commun avec les règles ordinaires de la chimie ; car, au lieu de séparer les parties qui le constituaient, il travailla à les réunir, afin de pouvoir reconnaître les arbres et les plantes dont il était tiré, et il parvint à y réussir.

Environ dix ans après l’événement que nous venons de rapporter, Elnathan fut appelé pour donner des soins à un officier qui avait été blessé dans une affaire d’honneur. Il employa le remède du vieil Indien, dont il avait reconnu l’efficacité ; et le succès qu’il obtint augmenta tellement sa réputation, que quelques années plus tard, lorsque la guerre se déclara de nouveau entre les États-Unis et l’Angleterre, il obtint le grade de chirurgien-major d’une brigade de milice.

Lorsque John eut fini d’appliquer son écorce, il laissa à Richard le soin de la coudre de manière a l’assujettir, car le maniement de l’aiguille était un art que les naturels du pays n’entendaient guère ; et ce ne fut pas un faible triomphe pour Richard que d’avoir à mettre la dernière main à cette besogne importante.

– Donnez-moi des ciseaux, s’écria-t-il après avoir cousu le bandage aussi solidement que s’il eût dû rester en place un mois et plus ; donnez-moi des ciseaux, voici un fil qu’il faut couper ; car, s’il venait à passer sous le bandage, il pourrait envenimer la blessure. John, je vous prie de remarquer que j’ai recouvert le tout d’une couche de charpie entre deux linges ; non que je doute de la vertu de votre remède ; mais cette précaution sera utile contre l’air froid, et s’il y a de la bonne charpie au monde c’est celle-là, car je l’ai faite moi-même, et je dois m’y entendre, puisque mon grand-père était docteur, et que mon père avait un talent d’instinct pour la médecine.

– Voici des ciseaux, monsieur Jones, dit Remarquable en s’avançant, vers lui et en lui en offrant une énorme paire qu’elle venait, de détacher de dessous son jupon ; en vérité, voilà qui est cousu à ravir ! Une femme n’aurait pu mieux faire.

– Une femme n’aurait pu mieux faire ! répéta Richard avec indignation, et qu’est-ce qu’une femme entend à pareille besogne ? Vous en êtes bien la preuve : qui a jamais vu employer de pareils ciseaux pour panser une blessure ? Docteur, vous en avez sans doute une bonne paire dans votre trousse, prêtez-la-moi. Bien. Maintenant, jeune homme, vous pouvez être tranquille, et vous n’êtes pas malheureux. La balle a été extraite avec dextérité, quoiqu’il me convienne peu d’en parler, puisque j’y ai mis la main, et votre blessure a été admirablement bien pansée. Oui, oui, tout ira bien, quoique l’effort que vous avez fait pour faire reculer mes chevaux puisse avoir une tendance à faire enflammer la blessure. Vous avez été un peu pressé, et je présume que vous n’êtes pas habitué aux chevaux ; mais je vous pardonne l’accident en faveur de l’intention ; car je suis persuadé que vous en aviez une fort bonne.

– Maintenant, Messieurs, dit le jeune étranger en remettant ses habits, je n’abuserai pas plus longtemps de votre temps et de votre patience. Il ne reste qu’une chose à régler, juge Temple, ce sont nos droits respectifs sur le daim.

– Il est à vous, répondit Marmaduke, je renonce à toutes mes prétentions, et nous avons un autre compte à régler ensemble ; mais vous reviendrez nous voir demain matin, et nous nous en occuperons alors. Élisabeth, dit-il à sa fille, qui était revenue dans le salon dès qu’elle avait appris que le pansement était terminé, faites servir quelques rafraîchissements à ce jeune homme, avant que nous ne nous rendions à l’église, et qu’Aggy prépare un sleigh pour le conduire où il le désirera.

– Mais, Monsieur, je ne puis partir sans emporter au moins une partie du daim ; je vous ai déjà dit que j’avais besoin de venaison.

– Qu’à cela ne tienne, dit Richard, le juge vous paiera votre daim, et cependant vous en emporterez de quoi vous régaler, vous et vos amis. Nous n’en garderons que le train de derrière. Vous pouvez vous regarder comme ayant joué de bonheur aujourd’hui. Vous avez reçu un coup de feu, et vous n’êtes ni tué ni estropié. Votre blessure a été pansée ici, au milieu des bois, aussi bien qu’elle l’eût été à l’hôpital de Philadelphie, pour ne pas dire mieux. Vous avez vendu votre daim un bon prix, et l’on vous en laisse la plus grande partie et la peau tout entière. Entendez-vous, Remarquable, vous aurez soin qu’on lui donne la peau. Si vous voulez me la vendre, je vous en donnerai un demi-dollar, car il m’en faut une pour couvrir une selle que je fais pour ma cousine Élisabeth.

– Je vous remercie de votre libéralité, Monsieur, et je rends grâce au ciel de m’avoir épargné un plus grand malheur. Mais la partie du daim que vous vous réservez est précisément celle qu’il me faut.

– Qu’il vous faut ! dit Richard ; ce mot est plus difficile à digérer que ne le serait le bois du daim.

– Oui, qu’il me faut, répéta le jeune homme en levant la tête d’un air de fierté, comme pour voir qui oserait lui disputer ce qu’il exigeait ; mais, rencontrant en ce moment les yeux d’Élisabeth, qui le regardait avec surprise, il ajouta d’un ton plus doux : – Si un chasseur a droit au gibier qu’il a tué, et si la loi le protège dans la jouissance de ses droits.

– Et la loi vous protégera, dit Marmaduke avec un air d’étonnement et de mortification.