Il appela la peinture à son secours pour y remédier, et employa successivement de ses propres mains jusqu’à quatre couleurs différentes. D’abord un bleu de ciel, dans l’espoir qu’il pourrait se confondre avec le firmament : ensuite une couleur d’un brun cendré, pour qu’on le prit pour un brouillard ou pour une fumée légère ; puis ce qu’il appelait un vert invisible, pour qu’il se confondît avec les masses de pins qu’on apercevait dans l’éloignement. Enfin, aucun de ces ingénieux expédients n’ayant réussi, nos artistes renoncèrent à cacher le dessous de leur toit si singulièrement avancé, et ne songèrent plus qu’à l’orner. Hiram pratiqua des moulures sur les poutres, qui avaient l’air de colonnes cannelées placées transversalement, et Richard les peignit en jaune, pour imiter, disait-il, les rayons du soleil. La plate-forme fut entourée d’une balustrade en bois sur laquelle le génie du charpentier n’épargna pas les moulures, et les quatre cheminées furent tenues assez basses pour paraître des ornements ajoutés aux quatre coins de la balustrade. Malheureusement, quand on essaya d’y faire du feu, on fut étouffé par la fumée, et il ne fut possible d’obvier à ce désagrément qu’en les élevant beaucoup au-dessus du toit. On les apercevait à une très-grande distance de Templeton, et c’était l’objet qui attirait les yeux des voyageurs, comme le dôme de Saint-Paul et celui des Invalides fixent les regards de ceux qui arrivent à Londres ou à Paris.

Comme c’était l’entreprise la plus importante qu’eût jamais faite M. Richard Jones, cet échec le mortifia sensiblement. D’abord il chercha à consoler son amour-propre en disant tout bas à toutes ses connaissances qu’il ne fallait en accuser qu’Hiram Doolittle, qui ne connaissait pas les règles du carré parfait ; mais bientôt, les yeux s’étant habitués à cette difformité, bien loin de songer à se justifier, il ne pensa plus qu’à faire valoir les beautés du reste de l’édifice, dont les distributions intérieures étaient assez commodes, ce qui était probablement dû au soin que M. Temple avait pris d’y veiller un peu lui-même. Il trouva des auditeurs, et, comme l’opulence exerce toujours une sorte d’influence sur le goût, cette maison devint bientôt un modèle ; et, avant l’expiration de deux années, M. Jones, perché sur le haut de sa plate-forme, eut la satisfaction de voir s’élever trois ou quatre humbles imitations du palais qu’il avait construit. C’est ainsi que vont les choses en ce monde, où l’on admire les grands jusque dans leurs fautes.

Marmaduke supporta sans se plaindre cette irrégularité de construction dans sa maison ; et il réussit même, par les améliorations qu’il fit dans les environs, à lui donner un air d’importance et de dignité. Il fit des plantations de peupliers qu’il avait fait venir d’Europe ; des saules et d’autres arbres y mêlèrent bientôt leur nuance de feuillage ; cependant, à quelque distance de son logis, on voyait quelques monticules de neige qui annonçaient la présence de souches que les flammes avaient épargnées lors du défrichement, et qu’on n’avait pas encore songé à arracher ; çà et là, le tronc d’un vieux pin, échappé de même à l’incendie, s’élevait de quinze à vingt pieds au-dessus de la neige comme une colonne d’ébène. Mais ce ne furent pas ces points saillants qui attirèrent les yeux d’Élisabeth tandis que les chevaux retenus par Aggy descendaient lentement la montagne ; elle cherchait à reconnaître tous les objets dont elle avait conservé le souvenir, le beau lac dont la surface était alors couverte de glace et de neige, l’onde qui semblait un ruban négligemment déroulé dans la vallée, les montagnes qu’elle avait tant de fois gravies, enfin toutes les scènes si chères à son enfance.

Cinq ans avaient produit plus de changement en cet endroit qu’un siècle n’en produirait dans un pays peuplé depuis longtemps. Ce spectacle n’offrait pas le même attrait de nouveauté pour le jeune chasseur et pour le juge ; mais qui peut sortir du sein d’une sombre forêt et d’un désert ténébreux, pour entrer dans une vallée riante et habitée, sans éprouver un sentiment délicieux de plaisir ? Le premier jeta un regard d’admiration du nord au sud, et, baissant ensuite la tête, il parut retomber dans ses réflexions. Le second contemplait avec attendrissement les beautés dont il était le créateur, et songeait avec une satisfaction intérieure qu’un grand nombre de ses semblables lui devaient le bonheur dont ils jouissaient dans ce hameau paisible.

Tout à coup le son d’un grand nombre de clochettes attira l’attention des voyageurs, et annonça l’approche d’un autre sleigh, et le bruit qu’elles faisaient annonçait que le conducteur menait ses chevaux grand train. La route faisant un coude en cet endroit et étant bordée d’épais buissons, ils ne purent savoir qui arrivait ainsi que lorsque les deux sleighs se rencontrèrent.

Chapitre 4

 

Comment donc ? qui de vous a perdu sa jument ? De quoi s’agit-il ?

FALSTAFF.

Quelques minutes suffirent pour tirer nos voyageurs d’incertitude. Dès qu’ils eurent tourné le coude de la route, ils virent arriver un grand sleigh traîné par quatre chevaux, dont les deux premiers étaient gris et les deux autres noirs. De nombreuses clochettes attachées aux harnais produisaient une musique peu agréable aux oreilles, mais qui annonçait que, quoique la route fût assez escarpée, les chevaux n’en avançaient pas moins vite. Le juge n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître le conducteur de cet équipage, qui contenait quatre personnes, toutes du sexe masculin.

Assis sur le devant du sleigh, celui qui tenait en mains les rênes, et qui animait de temps en temps les chevaux en employant alternativement la voix et le fouet, était un petit homme couvert d’une redingote bordée de fourrure, et dont on ne voyait que le visage, auquel le froid avait donné une couleur rouge uniforme. Il portait habituellement la tête haute, toujours levée vers le ciel, comme pour lui reprocher de l’avoir trop rapproché de la terre par sa petite taille. Derrière lui, et le visage tourné vers les deux autres, était un homme de haute stature, avec un air militaire, assez avancé en âge, mais si sec et si maigre que son corps semblait avoir été fait pour pouvoir fendre l’air avec le moins de résistance possible. Son teint blême était garanti par une peau si endurcie que l’intensité du froid n’avait pu y appeler aucune couleur. En face de lui était un homme dont il était impossible de deviner la taille et les formes sous la redingote et le manteau fourré qui le couvraient ; mais il avait les yeux animés, le visage plein, la physionomie agréable, et une disposition à sourire qui paraissait imperturbable. Il portait, de même que ses deux compagnons, un bonnet de martre qui lui descendait sur les oreilles. Le quatrième, homme de moyen âge, à visage ovale, n’avait d’autre protection contre le froid qu’un habit noir un peu râpé, et un chapeau si propre, qu’on aurait dit que s’il était usé il le devait en grande partie à l’usage fréquent de la brosse. Il avait un air de mélancolie, mais si légère, qu’on aurait pu être embarrassé pour décider s’il fallait l’attribuer à une douleur physique ou à quelque affection morale. Il était naturellement pâle, mais le froid avait donné à ses joues quelques couleurs qu’on aurait pu prendre pour celles de la fièvre.

Dès que les deux sleighs se furent assez approchés pour qu’on pût s’entendre, le conducteur de celui qui arrivait s’écria :

– Dérangez-vous, roi des Grecs, dérangez-vous donc ; tirez sur le côté, Agamemnon [20] ? ou je ne pourrai jamais passer. – Bonjour, soyez le bienvenu, cousin ’Duke [21], et vous aussi, ma cousine Bess, aux yeux noirs. Tu vois, Marmaduke, que je me suis mis en campagne avec un fort détachement pour venir à votre rencontre et te faire honneur. M. Le Quoi n’est venu qu’avec un chapeau. Le vieux Fritz n’a pas fini sa bouteille, et M. Grant en est resté à la péroraison du sermon qu’il écrivait. J’ai pris quatre chevaux pour aller plus grand train. En parlant de cela, il faut que je vende ces deux noirs, cousin ’Duke ; ils sont rétifs et ne vont pas bien sous le harnais. Tout autre que moi n’en viendrait pas à bout ; je sais où les placer.

– Vendez tout ce qu’il vous plaira, Dickon, répondit le juge en riant, pourvu que vous me laissiez ma fille et mes terres.