Le sombre feuillage des arbres verts faisait contraste avec la blancheur brillante de la plaine, qui offrait partout une nappe de neige où l’œil ne pouvait découvrir aucune tache. Du côté de l’ouest, les montagnes, quoique aussi hautes, étaient moins escarpées ; leurs flancs formaient des terrasses susceptibles de culture, elles étaient séparées par des vallées plus ou moins étendues et de diverses formes. Les pins maintenaient leur suprématie orgueilleuse sur les cimes de ces montagnes, mais dans l’éloignement on distinguait d’autres éminences couvertes de forêts de bouleaux et d’érables, sur lesquelles l’œil se reposait plus agréablement, et qui promettaient un sol plus favorable à la culture. Dans quelques endroits de ces forêts, on voyait s’élever au-dessus des arbres un léger nuage de fumée qui annonçait l’habitation des hommes et un commencement de défrichement. En général ces établissements nouveaux étaient isolés et peu considérables, mais ils avaient pris un accroissement si rapide qu’il ne fut pas difficile à Élisabeth de se figurer par l’imagination qu’elle les voyait se multiplier et se rapprocher sous ses yeux, tant quelques années avaient suffi pour changer sous ce rapport l’aspect du pays.

Les traits saillants de la partie occidentale de la plaine étaient à la fois plus larges et plus nombreux que ceux de l’horizon oriental, et il en était un surtout qui s’avançait de manière à former de chaque côté une baie de neige. À l’extrême pointe de cette espèce de promontoire, un superbe chêne étendait ses vastes rameaux, comme pour couvrir du moins par son ombrage le lieu où ses racines ne pouvaient pénétrer. Il s’était affranchi des limites qu’une végétation de plusieurs siècles avait imposées aux branches de la forêt environnante, et il jetait librement ses bras noueux hors de l’enceinte avec un désordre fantastique.

Au sud de cette belle étendue de terrain, et presque sous les pieds des voyageurs, au bas de la montagne qu’ils descendaient, un espace plus sombre, de quelques acres d’étendue, montrait seul, par le léger mouvement de sa superficie et les vapeurs qui s’en exhalaient, que ce qu’on aurait pu prendre pour une petite plaine était un lac dont l’hiver avait emprisonné les eaux. Un courant étroit s’en échappait impétueusement à l’endroit découvert que nous avons mentionné. L’œil pouvait en distinguer le cours pendant plusieurs milles, à travers la vallée réelle du sud, entre les pins de ses bords, et à la trace des vapeurs qui dominaient sa surface, dans l’atmosphère plus froide des montagnes. Au sud de ce beau bassin était une plaine peu large, mais de plusieurs milles de longueur, sur laquelle ou apercevait diverses habitations, témoignage rendu à la fertilité du sol : sur les bords du lac on voyait le village de Templeton.

Une cinquantaine de bâtiments de toute espèce, la plupart construits en bois, composaient ce village. La construction en était remarquable, non seulement par ce manque de tout principe d’architecture et de goût, mais par la manière grossière dont on avait employé des matériaux presque bruts, ce qui annonçait des travaux faits à la hâte et avec précipitation. Quelques maisons étaient entièrement peintes en blanc, mais la plupart n’offraient cette couleur dispendieuse que sur la façade, et l’on avait employé pour le reste un rouge plus économique. Elles étaient groupées en diverses directions, de manière à imiter les rues d’une ville, et il était évident que cet arrangement était le fruit des méditations de quelque grand génie, qui avait plus pensé aux besoins de la postérité qu’à ce qui pouvait être utile et commode à la génération actuelle. Trois ou quatre des plus beaux édifices s’élevaient fièrement d’un étage au-dessus des autres, qui n’en avaient qu’un seul au-dessus du rez-de-chaussée, et leurs fenêtres étaient garnies de contrevents peints en vert. Devant la porte de ces maisons à prétention s’élevaient quelques jeunes arbres encore dénués de branches, ou n’offrant que les faibles rameaux d’un ou de deux printemps, et qu’on aurait pu comparer à des grenadiers en faction devant un palais. Dans le fait les propriétaires de ces magnifiques habitations composaient la noblesse de Templeton, comme Marmaduke en était le roi. Là demeuraient deux jeunes gens, humbles serviteurs de Thémis, et connaissant assez bien le labyrinthe qui conduit à son temple ; deux autres individus qui, sous le titre modeste de marchands et par pure philanthropie, fournissaient à tous les besoins de cette petite communauté, et un disciple d’Esculape, qui, pour la singularité du fait, faisait entrer dans le monde plus d’habitants qu’il n’en faisait sortir.

Au milieu de ce groupe bizarre d’habitations s’élevait la demeure du juge, et elle surpassait toutes les autres en grandeur et en hauteur ; elle était située au centre d’un enclos contenant plusieurs acres de terrain, et qui était couvert en grande partie d’arbres à fruits ; Quelques uns avaient pris naissance sur le lieu même ; la mousse qui les couvrait rendait témoignage de leur vieillesse, et ils formaient un contraste frappant avec les jeunes arbres nouvellement plantés qu’ils avaient pour voisins. Un double rang de jeunes peupliers, arbre dont l’introduction en Amérique était encore récente, formait une avenue conduisant de la porte de l’enclos, qui donnait sur la principale rue, à celle de la maison.

La construction de cet édifice avait été dirigée par un M. Richard Jones, dont nous avons déjà prononcé le nom. Une certaine adresse qu’il avait pour les petites choses, sa vanité qui lui faisait croire que rien ne pouvait aller bien sans lui, la disposition qu’il avait à se mêler de tout, et la circonstance qu’il était cousin germain de M. Temple, avaient suffi pour faire de M. Richard Jones une sorte de factotum pour le juge. Il aimait à rappeler qu’il avait bâti deux maisons pour Marmaduke, une provisoire, et une définitive. La première n’était qu’un grand hangar en bois sous lequel la famille avait demeuré trois ans pendant qu’il faisait travailler à la seconde. Il avait été aidé dans cette construction par l’expérience d’un charpentier anglais, qui s’était emparé de son esprit en lui montrant quelques gravures d’architecture, et en lui parlant savamment de frises et d’entablements ; il lui vantait surtout l’ordre composite, qui, disait Hiram Doolittle, était un composé de tous les autres, et le plus utile de tous, attendu qu’il admettait tous les changements et toutes les additions que le besoin ou le caprice pouvaient réclamer. Richard affectait de regarder Doolittle comme un véritable empirique dans sa profession, et cependant il finissait toujours par adopter toutes ses vues. En conséquence, il fut décidé qu’on bâtirait la maison de M. Temple d’après les règles de l’ordre composite, ou, pour mieux dire, d’un ordre d’architecture qui avait pris naissance dans le cerveau du charpentier.

La maison proprement dite, c’est-à-dire la dernière construite, était en pierre, de forme carrée, vaste, et même confortable. C’étaient là quatre qualités sur lesquelles Marmaduke avait insisté avec une opiniâtreté plus qu’ordinaire ; tout le reste avait été abandonné aux soins de Richard et de son associé. Ces deux personnages ne trouvèrent à exercer leur talent dans un édifice eu pierre que pour le toit et le porche. Il fut décidé que le toit serait à quatre faces avec une plate-forme, afin de cacher une partie de l’édifice que tous les auteurs sont d’avis de cacher. Marmaduke fit observer que, dans un pays où il tombait beaucoup de neige, et où elle restait sur la terre, quelquefois pendant des mois entiers, à une épaisseur de trois ou quatre pieds, cet arrangement exposait la maison à être entourée pendant l’hiver d’un second mur de neige par l’accumulation de celle qui tomberait du toit. Heureusement les ressources de l’ordre composite s’offrirent pour effectuer un compromis, et les solives furent allongées de manière à former une pente qui ferait tomber la neige d’elle-même. Mais par malheur une erreur fut commise dans les proportions de cette partie matérielle de la construction, et comme un des plus grands talents d’Hiram était de travailler d’après la règle du carré, on ne découvrit l’effet de cette faute que lorsque les poutres massives furent placées après beaucoup de travaux sur les quatre murs. Le toit devint ainsi la partie la plus remarquable de tout l’édifice, celle qui attirait d’abord tous les yeux. Richard se flatta que la couverture ferait disparaître ce défaut, mais elle ne fit que le rendre plus sensible.