La vie fut un long baiser, notre maison fut une couche. Un jour Térésa pâlit et me dit pour la première fois : — Je souffre ! Et je ne souffrais pas ! Elle ne se releva plus. Je vis, sans mourir, ses beaux traits s’altérer, ses cheveux d’or s’endolorir. Elle souriait pour me cacher ses douleurs ; mais je les lisais dans l’azur de ses yeux dont je savais interpréter les moindres tremblements. Elle me disait : — Honorino, je t’aime ! au moment où ses lèvres blanchirent ; enfin, elle serrait encore me main dans ses mains quand la mort les glaça. Aussitôt je me tuai pour qu’elle ne couchât pas seule dans le lit du sépulcre, sous son drap de marbre. Elle est là-haut, Térésa, moi, je suis ici. Je voulais ne pas la quitter, Dieu nous a séparés ; pourquoi donc nous avoir unis sur la terre ? Il est jaloux. Le paradis a été sans doute bien plus beau du jour où Térésa y est montée. La voyez-vous ? Elle est triste dans son bonheur, elle est sans moi ! Le paradis doit être bien désert pour elle. » — Maître, dis-je en pleurant, car je pensais à mes amours, au moment où celui-ci souhaitera le paradis pour Dieu seulement, ne sera-t-il pas délivré ? Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d’assentiment. Nous nous éloignâmes en fendant les airs, sans faire plus de bruit que les oiseaux qui passent quelquefois sur nos têtes quand nous sommes étendus à l’ombre d’un arbre. Nous eussions vainement tenté d’empêcher l’infortuné de blasphémer ainsi. Un des malheurs des anges des ténèbres est de ne jamais voir la lumière, même quand ils en sont environnés. Celui-ci n’aurait pas compris nos paroles.

En ce moment, le pas rapide de plusieurs chevaux retentit au milieu du silence, le chien aboya, la voix grondeuse du sergent lui répondit ; des cavaliers descendirent, frappèrent à la porte, et le bruit s’éleva tout à coup avec la violence d’une détonation inattendue. Les deux proscrits, les deux poètes tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d’un homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux retentit dans l’escalier ; puis un soldat se montra bientôt devant l’étranger surpris.

— Nous pouvons rentrer à Florence, dit cet homme dont la grosse voix parut douce en prononçant des mots italiens.

— Que dis-tu ? demanda le grand vieillard.

— Les blancs triomphent !

— Ne te trompes-tu pas ? reprit le poète.

— Non, cher Dante ! répondit le soldat dont la voix guerrière exprima les frissonnements des batailles et les joies de la victoire.

— À Florence ! à Florence ! Ô ma Florence ! cria vivement DANTE ALIGHIERI qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque.

— Et moi ! quand serai-je dans le ciel ? dit Godefroy qui restait un genou en terre devant le poète immortel, comme un ange en face du sanctuaire.

— Viens à Florence ! lui dit Dante d’un son de voix compatissant. Va ! quand tu verras ses amoureux paysages du haut de Fiesolè, tu te croiras au paradis.

Le soldat se mit à sourire. Pour la première, pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible figure de Dante respira une joie ; ses yeux et son front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a si magnifiquement prodiguées dans son Paradis. Il lui semblait peut-être entendre la voix de Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme et le frémissement d’une robe retentirent dans le silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés. La belle comtesse Mahaut entra, courut à Godefroid.

— Viens, mon enfant, mon fils ! il m’est maintenant permis de t’avouer ! Ta naissance est reconnue, tes droits sont sous la protection du roi de France, et tu trouveras un paradis dans le cœur de ta mère.

— Je reconnais la voix du ciel, cria l’enfant ravi.

Ce cri réveilla Dante qui regarda le jeune homme enlacé dans les bras de la comtesse ; il les salua par un regard et laissa son compagnon d’étude sur le sein maternel.

— Partons, s’écria-t-il d’une voix tonnante. Mort aux Guelfes !

Paris, octobre 1831.

ILLUSTRATIONS

Godefroid

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-neuvième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 16 (1846), disponible à http://​books.​google.​com/​books?​id=fVIOAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pour l’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées, et les capitales sont systématiquement accentuées.

 

Ce tirage au format EPUB a été fait le 28 novembre 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://​efele.net/​ebooks.

 

Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :

— l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://​www.paris.fr/​musees/​balzac/​furne/​presentation.htm

— l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://​www.ebooksgratuits.org

— l’édition Furne scannée par Google Books : http://​books.google.com

Merci à ces groupes de fournir gracieusement leur travail.

 

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