Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, je lus une expression de désespoir dans l’espérance. Le malheureux était si horriblement écrasé par je ne sais quelle force, que sa douleur passa dans mes os et me glaça. Je me réfugiai près de mon guide dont la protection me rendit à la paix et au silence. Semblable à la mère dont l’œil perçant voit le milan dans les airs ou l’y devine, l’ombre poussa un cri de joie. Nous regardâmes là où il regardait, et nous vîmes comme un saphir flottant au-dessus de nos têtes dans les abîmes de lumière. Cette éclatante étoile descendait avec la rapidité d’un rayon de soleil quand il apparaît au matin sur l’horizon, et que ses premières clartés glissent furtivement sur notre terre. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit ; j’aperçus bientôt le nuage glorieux au sein duquel vont les anges, espèce de fumée brillante émanée de leur divine substance, et qui çà et là pétille en langues de feu. Une noble tête, de laquelle il est impossible de supporter l’éclat sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme, attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C’était une lumière dans la lumière ! Ses ailes en frémissant semaient d’éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait, comme passe le regard de Dieu à travers les mondes. Enfin je vis l’archange dans sa gloire ! La fleur d’éternelle beauté qui décore les anges de l’Esprit brillait en lui. Il tenait à la main une palme verte, et de l’autre un glaive flamboyant ; la palme, pour en décorer l’ombre pardonnée ; le glaive, pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste. À son approche, nous sentîmes les parfums du ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur des opales, et s’agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre, lui dit : — À demain ! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères comme un vaisseau fend les ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte. L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l’immensité des mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la surface duquel nous étions. La plus poignante de toutes les angoisses avait fait un appel à toutes les autres. La clameur se grossit des rugissements d’une mer de feu qui servait comme de base à la terrible harmonie des innombrables millions d’âmes souffrantes. Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer ; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances ; elle glissait dans cette immensité comme un rayon du soleil se fait jour au sein de l’obscurité. — Dieu ne lui a point infligé de punition, me dit le maître ; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Mon divin guide, qui devina ma curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et nous jeta un regard plein de toutes les larmes qu’elle avait déjà versées. — « Vous voulez connaître mon infortune ? dit-elle d’une voix triste, oh ! j’aime à la raconter. Je suis ici, Térésa est là-haut ? voilà tout. Sur terre, nous étions heureux, nous étions toujours unis. Quand je vis pour la première fois ma chère Térésa Donati, elle avait dix ans. Nous nous aimâmes alors, sans savoir ce qu’était l’amour. Notre vie fut une même vie : je pâlissais de sa pâleur, j’étais heureux de sa joie ; ensemble, nous nous livrâmes au charme de penser, de sentir, et l’un par l’autre nous apprîmes l’amour. Nous fûmes mariés dans Crémone, jamais nous ne connûmes nos lèvres que parées des perles du sourire, nos yeux rayonnèrent toujours ; nos chevelures ne se séparèrent pas plus que nos vœux ; toujours nos deux têtes se confondaient quand nous lisions, toujours nos pas s’unissaient quand nous marchions.
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