Il montrait l’ange intérieur dans les cieux, tandis que l’homme extérieur était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l’entendement le véritable sens du mot chute, qui se retrouve en tous les langages. Il revendiquait les plus fertiles traditions, afin de démontrer la vérité de notre origine. Il expliquait avec lucidité la passion que tous les hommes ont de s’élever, de monter, ambition instinctive, révélation perpétuelle de notre destinée. Il faisait épouser d’un regard l’univers entier, et décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins bords comme un fleuve immense, du centre aux extrémités, des extrémités vers le centre. La nature était une et compacte. Dans l’œuvre la plus chétive en apparence, comme dans la plus vaste, tout obéissait à cette loi. Chaque création en reproduisait en petit une image exacte, soit la sève de la plante, soit le sang de l’homme, soit le cours des astres. Il entassait preuve sur preuve, et configurait toujours sa pensée par un tableau mélodieux de poésie. Il marchait, d’ailleurs, hardiment au-devant des objections. Ainsi lui-même foudroyait sous une éloquente interrogation les monuments de nos sciences et les superfétations humaines, à la construction desquelles les sociétés employaient les éléments du monde terrestre. Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes ? Il faisait rire de l’impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Il évoquait les mânes de Tyr, de Carthage, de Babylone ; il ordonnait à Babel, à Jérusalem de comparaître ; il y cherchait, sans les trouver, les sillons éphémères de la charrue civilisatrice. L’humanité flottait sur le monde, comme un vaisseau dont le sillage disparaît sous le niveau paisible de l’Océan.
Telles étaient les idées fondamentales du discours prononcé par le docteur Sigier, idées qu’il enveloppa dans le langage mystique et le latin bizarre en usage à cette époque. Les Écritures dont il avait fait une étude particulière lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d’un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son audience face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l’étranger par un regard. Aiguillonné sans doute par la présence de cet être singulier, il ajouta ces paroles, dégagées ici de la latinité corrompue du moyen-âge.
— Où croyez-vous que l’homme puisse prendre ces vérités fécondes, si ce n’est au sein de Dieu même ? Que suis-je ? Le faible traducteur d’une seule ligne léguée par le plus puissant des apôtres, une seule ligne entre mille également brillantes de lumière. Avant nous tous, saint Paul avait dit : In Deo vivimus, movemur et sumus (Nous vivons, nous sommes, nous marchons dans Dieu même.) Aujourd’hui, moins croyants et plus savants, ou moins instruits et plus incrédules, nous demanderions à l’apôtre, à quoi bon ce mouvement perpétuel ? Où va cette vie distribuée par zones ? Pourquoi cette intelligence qui commence par les perceptions confuses du marbre, et va, de sphère en sphère, jusqu’à l’homme, jusqu’à l’ange, jusqu’à Dieu ? Où est la source, où est la mer ? Si la vie, arrivée à Dieu à travers les mondes et les étoiles, à travers la matière et l’esprit, redescend vers un autre but ? Vous voudriez voir l’univers des deux côtés. Vous adoreriez le souverain, à condition de vous asseoir sur son trône un moment. Insensés que nous sommes ! nous refusons aux animaux les plus intelligents le don de comprendre nos pensées et le but de nos actions, nous sommes sans pitié pour les créatures des sphères inférieures, nous les chassons de notre monde, nous leur dénions la faculté de deviner la pensée humaine, et nous voudrions connaître la plus élevée de toutes les idées, l’idée de l’idée ! Eh ! bien, allez, partez ! montez par la foi de globe en globe, volez dans les espaces ! La pensée, l’amour et la foi en sont les clefs mystérieuses. Traversez les cercles, parvenez au trône ! Dieu est plus clément que vous ne l’êtes, il a ouvert son temple à toutes ses créations. Mais n’oubliez pas l’exemple de Moïse ? Déchaussez-vous pour entrer dans le sanctuaire, dépouillez-vous de toute souillure, quittez bien complétement votre corps, autrement vous seriez consumés, car Dieu... Dieu, c’est la lumière !
Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d’or qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s’éleva : — Vivat ! vivat ! Le ciel lui-même semblait applaudir. Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à voix basse.
— Gloire au maître ! disait l’étranger.
— Qu’est une gloire passagère ? répondait Sigier.
— Je voudrais éterniser ma reconnaissance, répliqua le vieillard.
— Eh ! bien, une ligne de vous ? reprit le docteur, ce sera me donner l’immortalité humaine.
— Hé ! peut-on donner ce qu’on n’a point ? s’écria l’inconnu.
Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Leurs mains s’adressaient tour à tour aux cieux et à la terre.
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